AUGUSTINE DE VILLEBLANCHE
ou
Le stratagème de l'amour
Marquis
de Sade
De tous les écarts de la nature, celui qui a fait le
plus raisonner, qui a paru le plus étrange à ces demi-philosophes qui veulent
tout analyser sans jamais rien comprendre, disait un jour à une de ses
meilleures amies Mlle de Villeblanche dont nous allons avoir occasion de nous
entretenir tout à l'heure, c'est ce goût bizarre que des femmes d'une certaine
construction, ou d'un certain tempérament, ont conçu pour des personnes de
leur sexe. Quoique bien avant l'immortelle Sapho et depuis elle, il n'y ait pas
eu une seule contrée de l'univers, pas une seule ville qui ne nous ait offert
des femmes de ce caprice et que, d'après des preuves de cette force, il
semblerait plus raisonnable d'accuser la nature de bizarrerie, que ces femmes-là
de crime contre la nature, on n'a pourtant jamais cessé de les blâmer, et sans
l'ascendant impérieux qu'eut toujours notre sexe, qui sait si quelque Cujas,
quelque Bariole, quelque Louis IX n'eussent pas imaginé de faire contre ces
sensibles et malheureuses créatures des lois de fagots, comme ils s'avisèrent
d'en promulguer contre les hommes qui, construits dans le même genre de
singularité, et par d'aussi bonnes raisons sans doute, ont cru pouvoir se
suffire entre eux, et se sont imaginé que le mélange des sexes, très utile à
la propagation, pouvait très bien ne pas être de cette même importance pour
les plaisirs. A Dieu ne plaise que nous ne prenions aucun parti là-dedans...
n'est-ce pas, ma chère ? continuait la belle Augustine de Villeblanche en
lançant à cette amie des baisers qui paraissaient pourtant un tant soit peu
suspects, mais au lieu de fagots, au lieu de mépris, au lieu de sarcasmes,
toutes armes parfaitement émoussées de nos jours, ne serait-il pas infiniment
plus simple, dans une action, si totalement indifférente à la société, si égale
à Dieu, et peut-être plus utile qu'on ne croit à la nature, que l'on laissât
chacun agir à sa guise... Que peut-on craindre de cette dépravation ?...
Aux yeux de tout être vraiment sage, il paraîtra qu'elle peut en prévenir de
plus grandes, mais on ne me prouvera jamais qu'elle en puisse entraîner de
dangereuses... Eh, juste ciel, a-t-on peur que les caprices de ces individus de
l'un ou l'autre sexe ne fassent finir le monde, qu'ils ne mettent l'enchère à
la précieuse espèce humaine, et que leur prétendu crime ne l'anéantisse,
faute de procéder à sa multiplication ? Qu'on y réfléchisse bien et
l'on verra que toutes ces pertes chimériques sont entièrement indifférentes
à la nature, que non seulement elle ne les condamne point, mais qu'elle nous
prouve par mille exemples qu'elle les veut et qu'elle les désire; eh, si ces
pertes l'irritaient, les tolérerait-elle dans mille cas, permettrait-elle, si
la progéniture lui était si essentielle, qu'une femme ne pût y servir qu'un
tiers de sa vie et qu'au sortir de ses mains la moitié des êtres qu'elle
produit eussent le goût contraire à cette progéniture néanmoins exigée par
elle ? Disons mieux, elle permet que les espèces se multiplient, mais elle
ne l'exige point, et bien certaine qu'il y aura toujours plus d'individus qu'il
ne lui en faut, elle est loin de contrarier les penchants de ceux qui n'ont pas
la propagation en usage et qui répugnent à s'y conformer. Ah ! laissons
agir cette bonne mère, convainquons-nous bien que ses ressources sont immenses,
que rien de ce que nous faisons ne l'outrage et que le crime qui attenterait à
ses lois ne sera jamais dans nos mains.
Mlle Augustine de Villeblanche dont nous venons de voir
une partie de la logique, restée maîtresse de ses actions à l'âge de vingt
ans, et pouvant disposer de trente mille livres de rentes, s'était décidée
par goût à ne se jamais marier; sa naissance était bonne, sans être
illustre, elle était fille d'un homme qui s'était enrichi aux Indes, n'avait
laissé qu'elle d'enfant, et était mort sans jamais pouvoir la décider à un
mariage. Il ne faut pas se le dissimuler, il entrait infiniment de cette sorte
de caprice dont Augustine venait de faire l'apologie, dans la répugnance
qu'elle témoignait pour l'hymen; soit conseil, soit éducation, soit
disposition d'organe ou chaleur de sang (elle était née à Madras), soit
inspiration de la nature, soit tout ce que l'on voudra enfin, Mlle de
Villeblanche détestait les hommes, et totalement livrée à ce que les oreilles
chastes entendront par le mot de saphotisme, elle ne trouvait de volupté
qu'avec son sexe et ne se dédommageait qu'avec les Grâces du mépris qu'elle
avait pour l'Amour.
Augustine était une vraie perte pour les hommes :
grande, faite à peindre, les plus beaux cheveux bruns, le nez un peu aquilin,
des dents superbes, et des yeux d'une expression, d'une vivacité... la peau
d'une finesse, d'une blancheur, tout l'ensemble en un mot d'une sorte de volupté
si piquante... qu'il était bien certain qu'en la voyant si faite pour donner de
l'amour et si déterminée à n'en point recevoir, il pouvait très
naturellement échapper à beaucoup d'hommes un nombre infini de sarcasmes
contre un goût, très simple d'ailleurs, mais qui privant néanmoins les autels
de Paphos d'une des créatures de l'univers les mieux faites pour les servir,
devait nécessairement donner de l'humeur aux sectateurs des temples de Vénus.
Mlle de Villeblanche riait de bon cœur de tous ces reproches, de tous ces
mauvais propos, et ne s'en livrait pas moins à ses caprices.
- La plus haute de toutes les folies, disait-elle, est
de rougir des penchants que nous avons reçus de la nature; et se moquer d'un
individu quelconque qui a des goûts singuliers, est absolument aussi barbare
qu'il le serait de persifler un homme ou une femme sorti borgne ou boiteux du
sein de sa mère, mais persuader ces principes raisonnables à des sots, c'est
entreprendre d'arrêter le cours des astres. Il y a une sorte de plaisir pour
l'orgueil, à se moquer des défauts qu'on n'a point, et ces jouissances-là
sont si douces à l'homme et particulièrement aux imbéciles, qu'il est très
rare de les y voir renoncer... Ça établit des méchancetés d'ailleurs, de
froids bons mots, de plats calembours, et pour la société, c'est-à-dire pour
une collection d'êtres que l'ennui rassemble et que la stupidité modifie, il
est si doux de parler deux ou trois heures sans avoir rien dit, si délicieux de
briller aux dépens des autres et d'annoncer en blâmant un vice qu'on est bien
éloigné de l'avoir... c'est une espèce d'éloge qu'on prononce tacitement sur
soi-même; à ce prix-là on consent même à s'unir aux autres, à faire cabale
pour écraser l'individu dont le grand tort est de ne pas penser comme le commun
des mortels, et l'on se retire chez soi tout gonflé de l'esprit qu'on a eu,
quand on n'a foncièrement prouvé par une telle conduite que du pédantisme et
de la bêtise.
Ainsi pensait Mlle de Villeblanche et très
affirmativement décidée à ne se jamais contraindre, se moquant des propos,
assez riche pour se suffire à elle-même, au-dessus de sa réputation, visant
épicuriennement à une vie voluptueuse et nullement à des béatitudes célestes
auxquelles elle croyait fort peu, encore moins à une immortalité trop chimérique
pour ses sens, entourée d'un petit cercle de femmes pensant comme elle, la chère
Augustine se livrait innocemment à tous les plaisirs qui la délectaient. Elle
avait eu beaucoup de soupirants, mais tous avaient été si maltraités, qu'on
était enfin à la veille de renoncer à cette conquête, lorsqu'un jeune homme
nommé Franville, à peu près de son état et pour le moins aussi riche
qu'elle, en étant devenu amoureux comme un fou, non seulement ne se dégoûta
point de ses rigueurs mais se détermina même très sérieusement à ne pas
abandonner la place qu'elle ne fût conquise; il fit part de son projet à ses
amis, on se moqua de lui, il soutint qu'il réussirait, on l'en défia et il
entreprit. Franville avait deux ans de moins que Mlle de Villeblanche, presque
point de barbe encore, une très jolie taille, les traits les plus délicats,
les plus beaux cheveux du monde; quand on l'habillait en fille, il était si
bien dans ce costume qu'il trompait toujours les deux sexes, et qu'il avait
souvent reçu, des uns en s'égarant, des autres bien sûrs de leur fait, une
foule de déclarations si précises, qu'il aurait pu dans le même jour devenir
l'Antinoüs de quelque Adrien ou l'Adonis de quelque Psyché. Ce fut avec cet
habit que Franville imagina de séduire Mlle de Villeblanche; nous allons voir
comme il s'y prit.
Un des plus grands plaisirs d'Augustine était en
carnaval de s'habiller en homme, et de courir toutes les assemblées sous ce déguisement
si fort analogue à ses goûts; Franville qui faisait épier ses démarches et
qui avait eu jusque-là la précaution de se très peu montrer à elle, sut un
jour que celle qu'il chérissait, devait se rendre le même soir à un bal donné
par des associés de l'Opéra, où tous les masques pouvaient entrer, et que
suivant l'usage de cette charmante fille, elle y serait en capitaine de dragons.
Lui se déguise en femme, se fait parer, ajuster avec toute l'élégance et tout
le soin possibles, met beaucoup de rouge, point de masque, et suivi d'une de ses
sœurs beaucoup moins jolie que lui, se rend ainsi dans l'assemblée, où
l'aimable Augustine n'allait que pour chercher fortune.
Franville n'a pas fait trois tours de salle qu'il est
aussitôt distingué par les yeux connaisseurs d'Augustine.
- Quelle est cette belle fille ? dit Mlle de
Villeblanche à l'amie qui l'accompagnait... il me semble que je n'ai point
encore vu cela nulle part, comment une aussi délicieuse créature a-t-elle donc
pu nous échapper ?
Et ces mots ne sont pas plus tôt dits qu'Augustine fait
tout ce qu'elle peut pour lier conversation avec la fausse demoiselle de
Franville qui d'abord fuit, tourne, évite, échappe et tout cela pour se faire
plus chaudement désirer; on l'accoste à la fin, des propos ordinaires lient
d'abord la conversation qui, peu à peu, devient plus intéressante.
- Il fait dans le bal une chaleur affreuse, dit Mlle de
Villeblanche, laissons nos compagnes ensemble, et allons prendre un peu l'air
dans ces cabinets où l'on joue et où l'on se rafraîchit.
- Ah ! monsieur, dit Franville à Mlle de
Villeblanche qu'il feint toujours de prendre pour un homme... en vérité, je
n'ose pas, je ne suis ici qu'avec ma sœur, mais je sais que ma mère doit venir
avec l'époux qu'on me destine, et si l'un et l'autre me voyaient avec vous, ce
serait des trains...
- Bon, bon, il faut un peu se mettre au-dessus de toutes
ces frayeurs d'enfant... Quel âge avez-vous, bel ange ?
- Dix-huit ans, monsieur.
- Ah ! je vous réponde qu'à dix-huit ans on doit
avoir acquis le droit de faire tout ce qu'on veut... allons, allons, suivez-moi
et n'ayez nulle crainte... et Franville se laisse entraîner.
- Quoi, charmante créature, continue Augustine, en
conduisant l'individu qu'elle prend toujours pour une fille vers les cabinets
attenant à la salle du bal... quoi, réellement vous allez vous marier... que
je vous plains... et quel est-il, ce personnage qu'on vous destine, un ennuyeux,
je gage... Ah, qu'il sera fortuné cet homme, et que je voudrais être à sa
place ! Consentiriez-vous bien à m'épouser, moi par exemple, dites-le
franchement, fille céleste.
- Hélas, vous le savez, monsieur, quand on est jeune,
suit-on les mouvements de son cœur ?
- Eh bien, mais refusez-le, ce vilain homme, nous ferons
ensemble une plus intime connaissance, et si nous nous convenons... pourquoi ne
nous arrangerions-nous ? je n'ai Dieu merci besoin d'aucune permission,
moi... quoique je n'aie que vingt ans, je suis maître de mon bien et si vous
pouviez déterminer vos parents en ma faveur, peut-être avant huit jours
serions-nous vous et moi liés par des nœuds éternels.
Tout en jasant, on était sorti du bal, et l'adroite
Augustine qui n'amenait pas là sa proie pour filer le parfait amour, avait eu
soin de la conduire dans un cabinet très isolé, dont par les arrangements
qu'elle prenait avec les entrepreneurs du bal, elle avait toujours soin de se
rendre maîtresse.
- Oh Dieu ! dit Franville, dès qu'il vit Augustine
fermer la porte de ce cabinet et le presser dans ses bras, oh juste ciel, que
voulez-vous donc faire ?... Quoi, tête à tête avec vous, monsieur, et
dans un lieu si retiré... laissez-moi, laissez-moi, je vous conjure, ou
j'appelle à l'instant au secours.
- Je vais t'en ôter le pouvoir, ange divin, dit
Augustine en imprimant sa belle bouche sur les lèvres de Franville, crie à présent,
crie si tu peux, et le souffle pur de ton haleine de rose n'embrasera que plus tôt
mon cœur.
Franville se défendait assez faiblement : il est
difficile d'être très en colère, quand on reçoit aussi tendrement le premier
baiser de tout ce qu'on adore. Augustine encouragée attaquait avec plus de
force, elle y mettait cette véhémence qui n'est réellement connue que des
femmes délicieuses entraînées par cette fantaisie. Bientôt les mains s'égarent,
Franville jouant la femme qui cède, laisse également promener les siennes.
Tous les vêtements s'écartent, et les doigts se portent presque en même tempe
où chacun croit trouver ce qui lui convient... Alors Franville changeant tout
à coup de rôle
- Oh juste ciel, s'écrie-t-il, eh quoi, vous n'êtes
qu'une femme...
- Horrible créature, dit Augustine en mettant la main
sur des choses dont l'état ne peut même permettre l'illusion, quoi je ne me
suis donné tant de peine que pour trouver un vilain homme... il faut que je
sois bien malheureuse.
- En vérité pas plus que moi, dit Franville, en se
rajustant et témoignant le plus profond mépris, j'emploie le déguisement qui
peut séduire les hommes, je les aime, je les cherche, et ne rencontre qu'une
p...
- Oh, p..., non, dit aigrement Augustine... je ne le fus
de ma vie, ce n'est pas quand on abhorre les hommes qu'on peut être traitée de
cette manière...
- Comment, vous êtes femme, et vous détestez les
hommes ?
- Oui, et cela par la même raison que vous êtes homme
et que vous abhorrez les femmes.
- La rencontre est unique, voilà tout ce qu'on peut
dire.
- Elle est fort triste pour moi, dit Augustine avec tous
les symptômes de l'humeur la plus marquée.
- En vérité, mademoiselle, elle est encore plus
fastidieuse pour moi, dit aigrement Franville, me voilà souillé pour trois
semaines, savez-vous que dans notre ordre nous faisons vœu de ne jamais toucher
de femme ?
- Il me semble qu'on peut sans se déshonorer en toucher
une comme moi.
- Ma foi, ma belle, continue Franville, je ne vois pas
qu'il y ait de grands motifs à l'exception et je n'entends pas qu'un vice doive
vous acquérir un mérite de plus.
- Un vice... mais est-ce à vous à me reprocher les
miens... quand on en possède d'aussi infâmes ?
- Tenez, dit Franville, ne nous querellons pas, nous
sommes à deux de jeu, le plus court est de nous séparer et de ne jamais nous
voir.
Et en disant cela Franville se préparait à ouvrir les
portes.
- Un moment, un moment, dit Augustine, en empêchant
d'ouvrir... vous allez publier notre aventure à toute la terre, je parie.
- Peut-être m'en amuserai-je.
- Que m'importe au reste, je suis Dieu merci au-dessus
des propos, sortez, monsieur, sortez et dites tout ce qu'il vous plaira... et
l'arrêtant encore une fois... savez-vous, dit-elle en souriant, que cette
histoire est très extraordinaire... nous nous trompions tous deux.
- Ah ! l'erreur est bien plus cruelle, dit
Franville, à des gens de mon goût qu'aux personnes du vôtre... et ce vide
nous donne des répugnances...
- Par ma foi, mon cher, croyez que ce que vous nous
offrez nous déplaît pour le moins autant, allez, les dégoûts sont égaux,
mais l'aventure est fort plaisante, on ne peut s'empêcher d'en convenir...
Retournerez-vous dans le bal ?
- Je ne sais.
- Pour moi je n'y rentre plus, dit Augustine... vous
m'avez fait éprouver des choses... du désagrément... je vais me coucher.
- A la bonne heure.
- Mais voyez s'il sera seulement assez honnête pour me
donner le bras jusque chez moi, je demeure à deux pas, je n'ai pas mon
carrosse, il va me laisser là.
- Non, je vous accompagnerai volontiers, dit Franville,
nos goûts ne nous empêchent pas d'être polis... voulez-vous ma main ?...
la voilà.
- Je n'en profite que parce que je ne trouve pas mieux,
au moins.
- Soyez bien assurée que pour moi, je ne vous l'offre
que par honnêteté.
On arrive à la porte de la maison d'Augustine et
Franville se prépare à prendre congé.
- En vérité vous êtes délicieux, dit Mlle de
Villeblanche, eh quoi, vous me laissez dans la rue.
- Mille pardons, dit Franville... je n'osais pas.
- Ah comme ils sont bourrus ces hommes qui n'aiment pas
les femmes !
- C'est que voyez-vous, dit Franville, en donnant
pourtant le bras à Mlle de Villeblanche jusqu'à son appartement, voyez-vous,
mademoiselle, je voudrais rentrer bien vite au bal et tâcher d'y réparer ma
sottise.
- Votre sottise, vous êtes donc bien fâché de m'avoir
trouvée
- Je ne dis pas cela, mais n'est-il pas vrai que nous
pouvions l'un et l'autre trouver infiniment mieux ?
- Oui, vous avez raison, dit Augustine en entrant enfin
chez elle, vous avez raison, monsieur, moi surtout... car je crains bien que
cette funeste rencontre ne me coûte le bonheur de ma vie.
- Comment, vous n'êtes donc pas bien sûre de vos
sentiments ?
- Je l'étais hier.
- Ah ! vous ne tenez pas à vos maximes.
- Je ne tiens à rien, vous m'impatientez.
- Eh bien, je sors, mademoiselle, je sors... Dieu me
garde de vous gêner plus longtemps.
- Non, restez, je vous l'ordonne, pourrez-vous prendre
sur vous d'obéir une fois dans votre vie à une femme ?
- Moi, dit Franville en s'asseyant par complaisance, il
n'y a rien que je ne fasse, je vous l'ai dit, je suis honnête.
- Savez-vous qu'il est affreux à votre âge d'avoir des
goûts aussi pervers ?
- Croyez-vous qu'il soit très décent au vôtre d'en
avoir de si singuliers ?
- Oh, c'est bien différent, nous, c'est retenue, c'est
pudeur... c'est orgueil même si vous le voulez, c'est crainte de se livrer à
un sexe qui ne nous séduit jamais que pour nous maîtriser... Cependant les
sens parlent, et nous nous dédommageons entre nous; parvenons-nous à nous bien
cacher, il en résulte un vernis de sagesse qui en impose souvent, ainsi la
nature est contente, la décence s'observe et les masure ne s'outragent point.
- Voilà ce qu'on appelle de beaux et bons sophismes, en
s'y prenant ainsi on justifierait tout; et que dites-vous là que nous ne
puissions de même alléguer en notre faveur ?
- Pas du tout, avec des préjugés très différents
vous ne devez pas avoir les mêmes frayeurs, votre triomphe est dans notre défaite...
plus vous multipliez vos conquêtes, plus vous ajoutez à votre gloire, et vous
ne pouvez vous refuser aux sentiments que nous faisons naître en vous, que par
vice ou dépravation.
- En vérité, je crois que vous allez me convertir.
- Je le voudrais.
- Qu'y gagneriez-vous, tant que vous serez vous-même
dans l'erreur ?
- C'est une obligation que m'aura mon sexe, et comme
j'aime les femmes, je suis bien aise de travailler pour elles.
- Si le miracle s'opérait, ses effets ne seraient pas
aussi généraux que vous avez l'air de le croire, je ne voudrais me convertir
que pour une seule femme tout au plus... afin d'essayer.
- Le principe est honnête.
- C'est qu'il est bien certain qu'il y a un peu de prévention,
je le sens, à prendre un parti sans avoir tout goûté.
- Comment, vous n'avez jamais vu de femme ?
- Jamais, et vous... posséderiez-vous par hasard des prémices
aussi sûrs ?
- Oh, des prémices, non... les femmes que nous voyons
sont si adroites et si jalouses qu'elles ne nous laissent rien... mais je n'ai
connu d'homme de ma vie.
- Et c'est un serment fait ?
- Oui, je n'en veux jamais voir, ou n'en veux connaître
qu'un aussi singulier que moi.
- Je suis désolé de n'avoir pas fait le même vœu.
- Je ne crois pas qu'il soit possible d'être plus
impertinent...
Et en disant ces mots, Mlle de Villeblanche se lève et
dit à Franville qu'il est le maître de se retirer. Notre jeune amant toujours
de sang-froid fait une profonde révérence et s'apprête à sortir.
- Vous retournez au bal, lui dit sèchement Mlle de
Villeblanche en le regardant avec un dépit mêlé du plus ardent amour.
- Mais oui, je vous l'ai dit, ce me semble.
- Ainsi vous n'êtes pas capable du sacrifice que je
vous fais.
- Quoi, vous m'avez fait quelque sacrifice ?
- Je ne suis rentrée que pour ne plus rien voir après
avoir eu le malheur de vous connaître.
- Le malheur ?
- C'est vous qui me forcez à me servir de cette
expression, il ne tiendrait qu'à vous que j'en employasse une bien différente.
- Et comment arrangeriez-vous cela avec vos goûts ?
- Que n'abandonne-t-on pas quand on aime ?
- Eh bien oui, mais il vous serait impossible de
m'aimer.
- J'en conviens, si vous conserviez des habitudes aussi
affreuses que celles que j'ai découvertes en vous.
- Et si j'y renonçais ?
- J'immolerais à l'instant les miennes sur les autels
de l'amour... Ah ! perfide créature, que cet aveu coûte à ma gloire, et
que viens-tu de m'arracher, dit Augustine en larmes, en se laissant tomber sur
un fauteuil.
- J'ai obtenu de la plus belle bouche de l'univers
l'aveu le plus flatteur qu'il me fût possible d'entendre, dit Franville en se
précipitant aux genoux d'Augustine... Ah ! cher objet de mon plus tendre
amour, reconnaissez ma feinte et daignez ne la point punir, c'est à vos genoux
que j'en implore la grâce, j'y resterai jusqu'à mon pardon. Vous voyez près
de vous, mademoiselle, l'amant le plus constant et le plus passionné; j'ai cru
cette ruse nécessaire pour vaincre un cœur dont je connaissais la résistance.
Ai-je réussi, belle Augustine, refuserez-vous à l'amour sans vices ce que vous
avez daigné faire entendre à l'amant coupable... coupable, moi... coupable de
ce que vous avez cru... ah ! pouviez-vous supposer qu'une passion impure pût
exister dans l'âme de celui qui ne fut jamais enflammé que pour vous.
- Traître, tu m'as trompée... mais je te le
pardonne... cependant tu n'auras rien à me sacrifier, perfide, et mon orgueil
en sera moins flatté, eh bien, n'importe, pour moi je te sacrifie tout... Va,
je renonce avec joie pour te plaire à des erreurs où la vanité nous entraîne
presque aussi souvent que nos goûts. Je le sens, la nature l'emporte, je l'étouffais
par des travers que j'abhorre à présent de toute mon âme; on ne résiste
point à son empire, elle ne nous a créées que pour vous, elle ne vous forma
que pour nous; suivons ses lois, c'est par l'organe de l'amour même qu'elle me
les inspire aujourd'hui, elles ne m'en deviendront que plus sacrées. Voilà ma
main, monsieur, je vous crois homme d'honneur, et fait pour prétendre à moi.
Si j'ai pu mériter de perdre un instant votre estime, à force de soins et de
tendresse peut-être réparerai-je mes torts, et je vous forcerai de reconnaître
que ceux de l'imagination ne dégradent pas toujours une âme bien née.
Franville, au comble de ses vœux, inondant des larmes
de sa joie les belles mains qu'il tient embrassées, se relève et se précipitant
dans les bras qu'on lui ouvre.
- Ô jour le plus fortuné de ma vie, s'écrie-t-il,
est-il rien de comparable à mon triomphe, je ramène au sein des vertus le cœur
où je vais régner pour toujours.
Franville embrasse mille et mille fois le divin objet de
son amour et s'en sépare; il fait savoir le lendemain son bonheur à tous ses
amis; Mlle de Villeblanche était un trop bon parti pour que ses parents la lui
refusassent, il l'épouse dans la même semaine. La tendresse, la confiance, la
retenue la plus exacte, la modestie la plus sévère ont couronné son hymen, et
en se rendant le plus heureux des hommes, il a été assez adroit pour faire de
la plus libertine des filles, la plus sage et la plus vertueuse des femmes.