Mon ami le saxophoniste ou l'histoire de... Tu

 

Lorsque j'étais étudiant à Nice, il y avait un saxophoniste qui avait coutume de jouer aux terrasses des cafés, non debout en y venant faire la manche, mais, assis, en consommant, l'étui de son saxo bien en évidence (il faisait la même chose, aux heures des repas, dans les restos). Il ne jouait jamais deux fois la même chose puisque c'était toujours de l'improvisation en fonction de l'"atmosphère" de l'endroit où il se trouvait, de son état physique ou moral, d'évènements locaux ou internationaux, de lectures qu'il avait faites ou de musiques qu'il avait entendues et sur lesquelles il brodait ainsi ses commentaires. Il jouait toujours seul et n'a jamais enregistré le moindre disque et je dois dire que, à mon grand dam, je n'ai jamais pensé à l'enregistrer (même chose pour mes autres amis et les habitués des lieux où il allait ; seuls, peut-être, des touristes ou des gens de passage ont eu l'idée de le faire). Il jouait dans le plus style du blues. Sa musique, sur laquelle je n'ai jamais entendu les moindres paroles (mais qui aurait pu en mettre ?), était parfois triste, parfois joyeuses mais toujours... "grave".

 
Il était d'une taille impressionnante à côté de laquelle Gun paraîtrait... fluet. Tant verticalement qu'horizontalement.
 
Il portait de petites lunettes rondes qui paraissaient minuscules au regard de sa taille. Lorsqu'il jouait, il fermait toujours les yeux et balançait sa carcasse de mouvements toujours lents.
 
Un jour, alors que j'étais en vadrouille avec des potes à la montagne, en plein trip, j'ai entendu une musique... déchirante venant d'on ne sait où. J'ai reconnu un saxo et je me suis dit que cela pouvait être mon ami tout en me demandant bien ce qu'il pouvait faire en pleine montagne lui qui était un indécrottable citadin. A force de tendre l'oreille j'ai réussi à repérer le lieu d'où elle venait. C'était une sorte d'aplomb faisant un à pic assez profond sur la vallée. En face, il y avait d'autres montagnes. Au fond, une rivière et, au loin, on pouvait voir la mer. C'était le milieu de l'après-midi. Le soleil était radieux. La chaleur était écrasante. La nature était sereine, majestueuse et, pourtant, sa musique était d'une tristesse à vous faire saigner le coeur. Je me suis approché et je n'ai pas osé le déranger. D'ailleurs, je me suis dit qu'il ne m'aurait ni vu, ni entendu tant il était dans sa musique, étranger à l'endroit et, pourtant, présent en chaque chose à travers ses notes.
 
Je suis resté longtemps à l'écouter. Une éternité. Une éternité en heures ou en secondes, je ne sais. Mais le temps s'était comme retiré du décor.
 
Sa musique m'a tellement bouleversé que je me suis mis à pleurer. En silence.
 
Et puis, tout d'un coup, il s'est arrêté alors même que, de toute évidence, le "morceau" qu'il jouait n'était pas fini.
 
Il s'est levé avec la majesté d'une montagne et lorsqu'il s'est retourné j'ai vu que son visage ruisselait de larmes mais que, en même temps, un sourire solaire le sillonnait.
 
Je n'ai rien dit de sa musique car il n'aimait pas qu'on la qualifie (au fait, s'il n'a jamais cherché à se faire enregistrer c'est parce qu'il considérait qu'une musique mourait lorsqu'on la gravait dans les sillons d'un disque alors qu'elle restait à jamais vivante dans le coeur et le cerveau de ceux qui l'entendait en "live").
 
Nous ne nous sommes rien dit. Comme d'habitude il m'a gentiment écrabouillé ma menotte de sa paluche et s'en est allé (Au fait, je ne sais pas comment il avait réussi à venir là, aussi loin de voiture, lui qui n'avait pas de voiture ou un quelconque moyen de transport).
 
Deux ou trois jours après, je l'ai revu dans le vieux Nice. Je lui ai dit que je l'avais trouvé bizarre la fois précédente et que je l'inquiétais à son sujet. Il a éclaté d'un immense rire et m'a dit (en gros) : "Rassure-toi, mon frère. Je vais bien. Il se trouve seulement que je viens d'apprendre que je suis condamné à devenir aveugle sous peu. Alors, l'autre jour, j'ai voulu boire la beauté, toute la beauté du monde. A présent, je l'ai bue. Elle est en moi. Peu m'importe de ne plus voir. Je n'ai plus besoin de voir la beauté puisqu'elle est en moi".
 
Je me rappelle très bien son expression "boire la beauté du monde".
 
Puis, je suis parti en Algérie et quelques années plus tard, à mon retour à Nice, je l'ai revu. Il était à la terrasse du café qu'il préférait dans le vieux Nice. Il était aveugle mais il jouait la même musique, c'est-à-dire dans le même style, pas plus triste que lorsqu'il était "voyant" et, par moment, tout aussi gravement joyeuse. Ce jour-là, j'étais terriblement cafardeux car je vivais mal ce second déracinement de ma terre natale. Je me suis approché de lui et avant même que je ne lui parle il m'a dit : "Pourquoi es-tu triste mon frère". Non seulement il m'avait reconnu alors qu'autour de nuit il y avait du bruit, des allées et et venues, qu'il était occupé à jouer... mais, encore, il avait "senti" ma tristesse. Je lui ai raconté mon histoire. Alors, il a fichu sa grosse paluche sur mon genou et m'a dit : "Ne parle plus? Tais-toi et écoute, petit"? Alors, il s'est mis à jouer, rien que pour moi. Curieusement, j'ai ressenti cette musique comme le miroir de celle qu'il avait joué quelques années dans la montagne. Le "miroir" : je ne sais comment la qualifier. Elle était comme la tristesse inversée de la précédente. Je ne sais si vous me comprenez. Elle est entrée en moi et m'a envahie comme la chaleur envahit un corps glacé et le réchauffe lentement jusqu'à ce qu'il retrouve sa "température normale".  Elle était... belle cette musique. Sublime.
 
Cette fois-ci aussi, il s'est arrêté laissant inachevé son morceau. Il m'a alors passé sa main sur mon visage comme pour, non l'essuyer mais y cueillir les larmes que j'avais encore au coin des yeux. Il a ensuite mis sa main à a bouche comme pour boire mes larmes et m'a dit : "La beauté est en moi. Toute la beauté du monde. Je t'en ai donné à boire avec ma musique. J'ai bue ta tristesse. Va en paix mon frère". Il est parti d'un immense rire. S'est levé. A rangé son saxo. Et il est parti. Je savais que je ne devais pas le suivre. Je suis donc resté assis. Sans doute pas vraiment heureux mais... serein. J'étais en paix.
 
Je n'ai jamais plus revu mon ami. Il est sans doute mort à présent. Parfois, sa musique illumine mes pensées. Toujours la même : celle qu'il m'a offert ce jour-là. Et seulement celle-la.
 
Le plus curieux c'est que je n'ai jamais su le nom de mon ami et que je n'ai jamais cherché à le savoir. Je l'appelais seulement "Man" ou "(mon) frère" ou bien "tu".
 
"Tu" n'est sans doute plus vivant mais ce genre de musicien il en existe et en existera toujours. En dehors des circuits commerciaux. Heureusement sans doute car il est une vraie musique qui n'est que dans le partage : celui de l'instant.

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