Anarchisme et individualisme
L'anarchisme…
ce paradoxe selon lequel il n'y a d'humanité sans individualité
mais que nul(le) individu n'est indispensable à la cause de l'humanité
Les anarchistes sont souvent qualifié(e)s d'individualistes, et, ce faisant,
accusé(e)s d'être… égoïstes. Il est vrai que d'un point de vue théorique
il existe un courant anarchiste dit individualiste et des anarchistes se disant
individualistes. Qu'en est-il exactement ?
L'individualisme,
selon, par exemple, le Petit Robert, est :
1)
une "théorie ou tendance qui voit dans l'individu la suprême
valeur dans le domaine politique, économique, moral" et, plus précisément,
en politique et économie, "une théorie ou tendance visant au développement
des droits et des responsabilités de l'individu" et dans le sens courant,
"une attitude d'esprit, un état de fait favorisant l'initiative et la réflexion
individuelles, le goût de l'indépendance" [L'individualisme
s'oppose au grégarisme] ;
2)
en philosophie, "une doctrine affirmant la réalité propre
des individus au détriment des genres et des espèces" et une "théorie
qui cherche à expliquer les phénomènes historiques et sociaux par l'action
consciente et intéressée des individus".
Les anarchistes dressent une critique radicale de la société actuelle, dans
toutes ses déclinaisons (capitalistes, "communistes", fascistes ; républicaines,
monarchiques…) et portent un projet de société – d'une société enfin véritablement
humaine, c'est-à-dire, pour faire simple, libre, égale et fraternelle - tout
autant radical. Dans les deux cas, cette radicalité
vient de ce que la racine
de cette critique et de ce projet n'est autre que l'humain, c'est-à-dire les
individus – TOU(TE)S les individus sans aucune exception ou exclusive - dans
leur effectivité de chair et non une quelconque entité dont on sait, par
ailleurs, qu'elle est objectivement inexistante, comme, par exemple… l'Homme.
Les anarchistes considéré(e)s comme les théoricien(ne)s de l'individualisme
et les tenant(e)s d'une praxis individualiste,
à commencer, bien entendu, par Max Stirner,
sauf à être mal lu(e)s et, plus ou moins volontairement, consciemment
incompris(es), ne sont pas pour autant les apologistes de… l'égoïsme dans
son acception courante et même psychologique.
Ils-elles ne le sont pas tout simplement parce que, anarchistes, ils-elles
considèrent qu'aucun individu ne peut être libre tant qu'un seul autre
individu ne l'est pas et que, de ce fait, la liberté de l'Autre est la condition
de la liberté de l'Un(e), le bonheur de l'Un(e) ne peut naître du malheur de
l'Autre, rien de ce qui advient à l'Un(e) ne peut indifférer
l'Autre, la liberté n'est possible que dans l'égalité et la fraternité….
Antiautoritaires par nature, les anarchistes ne peuvent considérer et, a
fortiori, admettre que la liberté de l'Un(e) soit l'asservissement de l'Autre
et que le je et les tu, nous,
vous, ils, elles…
autrement dit le singulier et le pluriel soient incompatibles ou même seulement qu'ils puissent
s'ignorer dans leur existence réciproque.
Ces précisions faites, il ne s'agit pas pour moi de faire une contribution théorique
conséquente sur la compatibilité de l'anarchisme et de… l'individualisme
mais, plus modestement, de faire part d'une réflexion personnelle sur la place
et le(s) rôle(s) des individus dans un groupement anarchiste.
Je rappellerai d'abord que le mouvement anarchiste, malgré
les persécutions, assassinats, arrestations, emprisonnements… et, plus
simplement et naturellement, le vieillissement et le décès dont sont victimes
les individus qui le composent, perdure, se développe, s'étend, se diversifie,
évolue, grandit…même si, parfois, ici ou ailleurs, il semble disparaître en
tant que tel. L'anarchisme ne s'est pas éteint avec la mort de Bakounine,
Kropotkine, Michel, Reclus, Malatesta, Goldman… ou bien encore Ravachol, Sante
Caserio, Makhno, Durutti… Il ne 'est pas non plus éteint après Kronstadt,
l'Espagne de 36… A plus fortes raisons, il ne s'éteint pas avec la mort ou même,
plus simplement, le départ de quelque individu
anonyme que ce soit, aussi actif(ive), utile, important(e), indispensable
soit-il-elle dans un contexte particulier.
Incarné dans chaque anarchiste, l'anarchisme ne peut se réduire à un seul(e)
anarchiste !
Et pourtant, de nombreux groupes anars, simples regroupements affinitaires sans
véritable intention opérationnelle ou bien groupe d'action constitué à
raison d'un objet bien précis,
disparaissent avec la mort ou le départ d'un(e) seul(e) individu comme si le
groupe en question était indissociable de cet(te) individu au point de ne
pouvoir lui survivre, de vivre sans lui-elle.
Les ancien(ne)s n'ont pas manqué,
d'emblée, de poser un certain nombre de principes sans le respect desquels une
organisation anarchiste ne pourrait ni être et rester anarchiste, ni durer.
Toujours d'actualité, ces principes sont le mandat précis, impératif et révocable,
la rotation des tâches et le consensus.
Un groupement anarchiste, comme n'importe quel autre groupement humain, est une
organisation, c'est-à-dire un système complexe qui, pour fonctionner, et d'un
point de vue purement mécanique, cybernétique, physique…, doit obéir à des
lois
pour pouvoir fonctionner et, a contrario, ne pas mourir. Ainsi, l'une des conditions de développement d'un
groupement est que, à tout moment, ses membres, individuellement et/ou
collectivement, doivent pouvoir avoir une réponse immédiate, claire,
intelligible, compréhensible… à ce questionnement : "qui fait quoi avec
qui, quand, comment, où, pour quoi, pour qui… ?".
Plusieurs méthodes, procédures permettent de répondre à ce questionnement
mais d'un point de vue anarchiste, c'est-à-dire au regard des principes et
valeurs qui fondent l'anarchisme, le mandat précis, impératif et révocable
est, me semble-t-il, le plus approprié. Or, force est de constater que dans de
nombreux groupes anars il n'y a pas de tels mandats ou que, du moins, à
l'usage, leur renouvellement n'est pas/plus à l'ordre du jour et qu'il y a donc
d'un côté des auto-proclamé(e)s ou bien des mandataires à vie, en d'autres
termes des représentant(e)s permanents et professionnels, des guides, des chef(e)s,
des patron(ne)s, des cadres, des délégué(e)s… et de l'autre côté des démissionnaires,
des résigné(e)s, des représenté(e)s à vie, un troupeau docile, une main d'œuvre
corvéable, des encadré(e)s, des relégué(e)s… Peut-on alors parler de
groupes… anarchistes ? J'en doute…
La rotation des tâches ? Sans entrer dans le détail de la critique
sociologique et philosophique
de la division des tâches avec tout ce que cela comporte comme inégalité, ségrégation,
discrimination…, et sans avoir fait Saint-Cyr il est facile de comprendre que
la rotation des tâches au sein d'un groupe présente de nombreux avantages qui
participent tous de la coopération. En particulier, la rotation des tâches,
parce qu'elle permet la distribution égalitaire des compétences, évite la spécialisation
et, de ce fait, la prise de pouvoir, même
non intentionnelle, par la monopolisation d'un savoir-faire et d'un savoir.
Or, force est de constater que, ne serait-ce par paresse, nombre d'individus ne
souhaitent pas pratiquer la rotation des tâches et se défaussent de certaines
d'entre elles sur certain(e)s, voire un(e) seul(e) membre du groupe. Il s'agit
bien là de paresse car l'autre constat que l'on peut faire est que les tâches
ainsi délaissées n'appellent pas nécessairement des compétences particulières
et élevées, des efforts, physiques ou intellectuels, importants et pénibles…,
des sacrifices insupportables au
regard de soi-même, de sa famille, de son environnement personnel…, un coût
financier prohibitif relativement à ses revenus…
Il n'en demeure pas moins que, même s'il n'y a aucune intentionnalité,
l'absence de rotation des tâches conduit invariablement à l'émergence sinon
d'un chef, du moins d'un leadership. En effet, le désinvestissement de la
majorité amène cette extrême minorité qu'est un(e) individu à se
surinvestir dans le fonctionnement du groupe et, en accomplissant les tâches délaissées
par les autres, même s'il n'y a là aucun autoritarisme, à exercer sur le
groupe une autorité particulière qu'est le pouvoir qu'il-elle a d'animer le groupe, de lui donner vie, de le
mettre en mouvement, en action. Pour reprendre une image, ce pouvoir est celui
qu'à la locomotive de tracter les wagons d'un train ; il est une force
dynamique en mesure d'agir sur et donc de faire agir cette autre force particulière
qu'est… l'inertie des autres mondes.
L'occupation par tel(le) ou tel(le) individu du vide laissé par les autres
qui ne font pas (ne veulent pas faire ?) ce qu'il y a lieu de faire pour que le
groupe puisse… être et, a fortiori, fonctionner, agir.., n'obéit pas nécessairement
à une mauvaise intention, un… égoïsme
mal compris et, par exemple, à une ambition personnelle de pouvoir, la preuve
en étant que, souvent, un tel zèle militant finit par… user, lasser,
fatiguer… et que l'abandon, le renoncement, la démission… de l'intéressé(e)
entraînent, purement et simplement, sous le seul poids de la force d'inertie,
à l'éclatement, à l'implosion, à la dégénérescence… du groupe.
Comme l'Histoire ne cesse de l'attester, la majorité n'a pas toujours raison et
de nombreuses majorités s'avèrent non démocratiques mais tyranniques. C'est
pourquoi, l'opposition irréductible d'un seul individu, l'avis sinon contraire,
du moins différent manifesté avec insistance par une minorité, même extrême,
une opinion dominante à raison d'une seule majorité relative…, tout cela,
d'un point de vue anarchiste, doit être autant d'empêchement à une prise de décision
qui, d'une manière ou d'une autre, qu'on le veuille ou non, serait prise autant
contre que pour. Seul, le consensus permet de maintenir la cohésion et la cohérence
d'un groupe, étant précisé que l'obtention du consensus passe nécessairement
par la confrontation,
c'est-à-dire le débat et donc la prise de parole de chacun(e) mais également
l'écoute de chacun(e).
Or, combien de décisions sont prises dans des groupes (pseudo)anarchistes par
la seule majorité des votant(e)s ,
une majorité qui plus est ne se sent même pas engagée par la décision prise
puisque, de toutes les façons, ce seront des délégué(e)s qui la mettront en
œuvre et non la majorité elle-même
? Pire encore
: combien de majorité silencieuse se contente de suivre silencieusement
non pas tant forcément la décision que l'initiative prise par un(e) individu
et qui, parce qu'elle est suivie par la majorité, prend, de facto, force de
loi, autrement dit valeur décisionnelle ? Que de volontés tacites,
silencieuses ou tonitruantes, ne sont-elles pas des servitudes volontaires, des
renoncements, des résignations ?
Ainsi, alors même qu'il prend l'individu, en tant qu'être humain réel, comme
racine de sa critique et de son projet, l'anarchisme ne se soumet à aucun…
individu. L'anarchisme n'a ni dieu, ni maître. Il n'a pas non plus de chef(e)s,
même petits, même sympas…, de caporaux, p'tits ou grands, de généraux…,
de gourous, de papes, de prêtres, de pasteurs, d'imams…, de leaders, de
stars, de vedettes… Pas même d'héroïnes et de héros
auxquel(le)s ils rendraient un culte à l'instar des déesses, des dieux, des
saint(e)s, des martyr(e)s, des reliques… d'une vulgaire religion.
Aventure collective, l'anarchisme est comme un navire qui
voguerait sur les mers. Lors des escales, certain(e)s préfèrent descendre à
terre et ne plus continuer le voyage, d'autres, au contraire, montent à bord.
Peu importe qui monte, qui descend, qui reste, qui ne reste pas. Le navire
poursuit sa route. Et il sera ainsi jusqu'au… Grand Soir car l'anarchisme (sur)vivra tant qu'un seul individu sera
privé de son humanité, tant que la société des humains ne sera pas véritablement
humaine, c'est-à-dire libre, égale et fraternelle. Alors, l'anarchisme cédera
la place à l'anarchie et les anarchistes s'éclipseront de l'Histoire,
accoucheurs-euses qu'ils-elles auront été de l'humanité.
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