Anarchiste (et/ou) libertaire ?

 

A la memoria del abuelo de Gabriel

 

 A chaque fois que j'entends "Les anarchistes" de Léo Ferré l'émotion me prend aux tripes. Et si alors je pleure – de larmes non de tristesse mais de… sérénité - ce n'est pas tant sous l'effet de la sublime beauté de cette chanson que de celui d'une image qui, à chaque fois, s'impose à moi avec la netteté non d'un film mais de la vision du réel.

Le décor est celui d'un champ de désolation, de ruines courant à l'infini d'une sorte de "trou noir" à une barrière montagneuse. Tout n'est que silence. Un silence qui est comme une symphonie d'images, de couleurs, d'odeurs, de mots… que jouerait un orchestre silencieux, un orchestre que l'on imagine absent, voire inexistent alors qu'il est bien et là puisqu'il est l'architecture même de ce décor, le commentateur muet de la scène, l'image que je vois, moi-même. La pénombre y règne et, pourtant, au-delà de la barrière montagneuse on distingue ou, plutôt, devine une lumière éclatante. Celle du soleil qui illumine un mystérieux et lointain Eldorado : Utopia. Un cortège sans fin de femmes, d'hommes et d'enfants, les rangs serrés, marche lentement mais inexorablement vers cet horizon de lumière. Il n'y a pas le moindre vent et pourtant les drapeaux noirs que portent de nombreux/ses marcheurs/ses se déploient avec fierté, majesté et arrogance puisqu'ils claquent au vent de l'Histoire.

Ce cortège, cette interminable colonne, ce flot humain sans cesse renaissant, ce flux refoulant d'individus, cette vague irrésistible… ce sont les anars qui, depuis l'aube des temps et jusqu'à l'avènement d'un règne qui ne serait ni d'ordre, ni d'autorité, ni de pouvoir, ni de force, ni de violence, ni d'inégalité, ni d'injustice… mais de fraternité, de solidarité, d'égalité, de partage, de tolérance, de liberté…, le règne de l'humanité, souffrent, pleurent, rient, crient, hurlent, descendent dans la rue, prennent le maquis, entrent en rébellion, résistent, s'opposent, se battent, se révoltent, refusent, défient, provoquent, accusent, défendent, interrogent, doutent, contestent, dénoncent, critiquent, partagent, (se) soutiennent, (s')aident, (s')épaulent, revendiquent, exigent, proposent, rêvent, imaginent, construisent, inventent, sabotent, magnifient… et qui, en même temps qu'elles/ils meurent et renaissent toujours et encore, sont emprisonné(e)s, déporté(e)s, déplacé(e)s, embastillé(e)s, engoulagué(e)s, torturé(e)s, vilipendé(e)s, raillé(e)s, bâillonné(e)s, menotté(e)s, décapité(e)s, pendu(e)s, garrotté(e)s, fustigé(e)s, terrorisé(e)s… pour s'entêter à rester debout quand les autres, troupeaux courbés sous le poids de l'oppression et de la répression, sont couché(e)s, avachi(e)s, vautré(e)s, manipulé(e)s, acheté(e)s, vendu(e)s, loué(e)s, marqué(e)s, approprié(e)s, dominé(e)s, exploité(e)s… et, parce que, debout, ils se battent à en mourir pour une cause, toujours la même, celle de la Liberté.

La Liberté avec un L majuscule qui n'est pas la majuscule de majesté mais de l'universalité puisque les anars se battent et meurent non pour leur propre liberté comme quête/moyen de leur égoïsme, mais pour la liberté de tous les humains, considérant que, individuellement et collectivement, aucun(e) d'entre ellles/eux ne pourra être véritablement libre tant qu'un seul être humain ne le sera encore pas.

La Liberté de toutes leurs sœurs, de tous leurs frères : la Liberté de l'humanité puisqu'il ne saurait y avoir d'humanité achevée que dans la liberté de tous les humains.

Ces anars, s'ils /elles sont souvent les poètes du désespoir, sont toujours les aristocrates de la générosité, de la fraternité, de la solidarité et s'ils/elles donnent plus qu'ils/elles ne reçoivent sont riches de cette richesse ô combien précieuse puisque rare et subtile : celle du partage.

Éternel(le)s révolté(e)s, les anars meurent debout puisque c'est en se dressant sur ses jambes qu'un jour un pré-hominidé a fait le libre choix de rompre avec l'animalité et de naître à l'humanité. Une humanité qui, des millions d'années après, est toujours aussi faible, fragile puisque toujours soumise à la tentation de s'asseoir, de se coucher tant il est dur de rester debout sous le poids de l'oppression et de la répression, tant est élevé le prix à payer pour refuser de renoncer, de se résigner, de se soumettre… mais aussi de dominer  puisqu'il est celui de la chair et du sang, de sa propre vie !

Éternel(le)s révolté(e)s, les anars renouvellent incessamment le geste de ce lointain pré-hominidé : debout, ils/elles disent non – ce non qui est l'affirmation de leur humanité et, en même temps, la reconnaissance de l'humanité de l'autre, de tou(te)s les autres -, non au trou noir de l'inhumaine condition qu'est celle de l' (l'Ordre, de tous les ordres) pour dire oui à cette lumière  que l'on devine ou que, du moins, on espère à l'horizon.

Pour moi, l'anarchisme est la forme la plus achevée de l'humanisme. Il a la noblesse et le style de la seule cause qui mérite que l'on meure en se battant pour elle : l'humanité. Pour moi, l'anarchisme n'est donc pas synonyme de terrorisme – au sens précis de violences, d'attentats commis par des individus ou des groupes d'individus. Il est l'expression d'une perpétuelle révolte, d'un constant refus, d'une opposition opiniâtre, d'une résistance méthodique, d'une rébellion spontanée… Il est l'antithèse de l' (Ordre), c'est-à-dire l'antinomie irréductible de l'injustice, de l'inégalité, de l'autorité, du pouvoir, du fanatisme, de l'intolérance, de la tyrannie, du despotisme, de la misère, de l'exploitation, de l'égoïsme, de la discrimination, de l'intégrisme, de l'embrigadement, de l'asservissement, de l'humiliation, de la surveillance, du contrôle, de la manipulation, du conditionnement, de l'aliénation, du paternalisme, du machisme, du sexisme, du dogmatisme, de l'exclusion, du rejet… Il est l'affirmation de cette évidence que, pourtant, nombreux/ses sont ceux/celles à ne pas voir aveuglé(e)s qu'ils/elles sont par la peur, l'intérêt, l'aliénation, l'ignorance, l'égoïsme, la bêtise… : il n'y a d'humanité que dans la liberté ; il n'y a d'être humains que libres, c'est-à-dire… debout !

Les anarchistes, illustres mais le plus souvent anonymes, sont donc les combattants de cette cause qui, parce que justement universelle, est la seule à légitimer  la condamnation de toutes les autres : la cause de l'humanité. C'est pourquoi, lorsque, en toute fraternité et avec une admiration et un respect sans borne, je scrute les visages de ces femmes, de ces hommes, de ces enfants qui, sous le drapeau de l'anarchisme, luttent pour l'avènement tant attendu d'une humanité accomplie parce que libérée et donc pleinement libre,  je me sens obéré à leur égard d'une dette dont je ne pourrai jamais m'acquitter tant est lourd le prix qu'ils/elles ont payé et continuent de payer pour que, aujourd'hui, je puisse écrire ces quelques mots. C'est pourquoi aussi, en disant anar une ivresse vertigineuse me prend puisqu'ainsi, en somme, je me laisse aller à tutoyer l'Histoire !

Pourtant, s'il m'arrive souvent d'user des termes d'anarchiste, d'anarchisme et d'anarchie, histoire de provoquer ces bonnes consciences qui n'ont d'autre profondeur  que le vide sidéral de leur inhumanité ou bien encore de mieux affirmer ce que/qui je suis pour lever tout équivoque quant à ce que/qui je ne suis pas, entre camarades, au terme d'anarchiste je préfère celui de libertaire et ce, pour plusieurs raisons.

Une définition (d'un concept, d'une idée, d'une chose, d'un objet, d'un fait…) est l'énonciation de ce qu'est un être ou une chose, de ses caractères essentiels, de ses qualités propres. Une véritable définition est donc toujours positive en ce qu'elle affirme une essence, des caractères essentiels, une identité, une unicité… et que, a contrario, elle ne déduit pas, notamment par opposition, son objet d'un autre objet, sauf à admettre que l'objet ainsi défini n'a pas d'existence, de réalité, de pertinence propres et qu'il ne peut être que dans son opposition à l'autre (à l'image du côté pile d'une pièce qui ne peut être sans le côté face).

Une définition négative est l'aveu d'une incapacité à poser un objet comme pertinent, à affirmer, démontrer, reconnaître, expliciter… sa spécificité, son autonomie. Plus grave encore : à la normalité de l'objet duquel elle se déduit par antinomie elle oppose une anormalité, une exception et à l'universalité du premier elle oppose la particularité du second. Enfin, last but not least, elle implique que si le second ne peut être que dans la négation du premier, en revanche, le premier peut être sans le second (Une image : dire que le noir est le contraire du blanc suppose que le noir ne peut pas être en soi mais seulement  par opposition au blanc - autrement dit, sans blanc… pas de noir -, alors que, inversement, le blanc n'a pas besoin de son contraire, le noir, pour pouvoir être !). Une définition négative n'est donc pas à strictement parler une définition mais l'expression d'un contraire, d'une antinomie. Elle n'est pas l'expression d'une valeur mais d'une non-valeur. C'est pourquoi, personnellement, une contrariété – la définition d'un objet par son contraire – ne peut que… me contrarier ! C'est pourquoi, dans un autre registre, à athée – que j'utilise pourtant par goût de la provocation – je préfère d'autant plus celui de libre penseur que, par-là même, je définis a contrario la croyance comme l'absence d'une… pensée libre !

Or, à l'évidence, il est plus facile de mobiliser autour d'une valeur que d'une non-valeur puisque l'Histoire atteste de ce que les mouvements spontanés, individuels ou collectifs, d'opposition ne sont que d'éphémères feux de paille quand les mouvements, spontanés ou organisés, de proposition, de construction (porteurs d'un projet, voire d'une utopie), eux, s'inscrivent toujours dans la durée et que les premiers, simples faits divers, s'inscrivent dans l'actualité quand les seconds, faits de société, le font dans l'Histoire.

Or, n'importe quel dictionnaire donne une définition positive du terme libertaire. Libertaire : 1. Nom : partisan de la liberté absolue de l'individu en matière politique et sociale (synonyme : anarchiste) 2 Adjectif : qui relève de la doctrine libertaire.

Si l'on veut que le site de l'unité libertaire soit un forum de débat et une vitrine (d'idées, de propositions, de prises de position, d'information…), et sauf à vouloir en faire un lieu de palabres à huis clos réservé à quelques initié(e)s, ne faut-il pas l'ouvrir aux non-libertaires ? Dés lors, ne vaut-il pas mieux le présenter comme la plate-forme d'un mouvement qui se veut le partisan de la liberté absolue de chacun(e), c'est-à-dire de tous les individus sans exception, plutôt que d'un groupe d'individus qui se proposent d'abolir, de détruire un système – un (ordre) – en place ? [S'il est courant d'entendre dire que "la nature a horreur du vide", il ne faut pas se leurrer, cette expression traduit la peur, schizophrénique ou paranoïaque, qu'ont les troupeaux de… l'inconnu, de ce qui est à advenir].

Certes, la Liberté ou, plus précisément, les libertés individuelles participent de la mythologie, de l'imposture bourgeoise dans la mesure où les (ordres) bourgeois en place n'ont pas pour aspiration la liberté absolue de tous les individus mais seulement la liberté économique, c'est-à-dire la liberté de quelques un(e)s d'exploiter cette écrasante majorité que sont les autres et, concrètement, de priver les autres de toute véritable liberté. Autrement dit, la Liberté dont le mouvement libertaire est partisan est d'un tout autre registre et ne saurait se confondre avec le libéralisme que préconise la doctrine économique et politique bourgeoise pour justifier non plus seulement la mondialisation des sociétés humaines, mais la globalisation de la Société humaine. Mais il n'en demeure pas moins que les libertés individuelles, tant politiques et civiles qu'économiques, culturelles et sociales, figurent dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, que cette Déclaration permet aux libertaires de retourner contre les oppresseurs une valeur mais aussi un droit à force de loi universelle qu'ils affichent – je le confesse, en toute hypocrisie – et, ainsi, de trouver un fondement, légitime et légal, à leur combat libertaire et que, enfin, de nombreux:ses humanistes, nullement libertaires quant à leur refus de l' (ordre) bourgeois en place – je pense aux militant(e)s d'Amnesty International, de la Ligue des Droits de l'Homme, de Médecins Sans Frontières… - peuvent parfaitement écouter et entendre un discours libertaire alors qu'ils /elles se refuseront à en faire de même à l'égard d'un discours anarchiste qui, au lieu d'être partisan et, au besoin, défenseur de la Liberté – et donc de la D.U.D.H. – et, par conséquent, de toutes les libertés individuelles, sans considération de classe, de culture, de nationalité, de sexualité…, se voudrait préconisateur de l'abolition de cet et de ces lois – et donc de la D.U.D.H. -.

Certes, au regard de l'Histoire et des perspectives que le mouvement libertaire s'efforce d'ouvrir à l'humanité, il n'y a aucune honte à se reconnaître et se dire anarchiste. Bien au contraire, c'est là la revendication d'un véritable titre de gloire qui, au regard du martyrologe libertaire et des services rendus par le mouvement libertaire à la cause de l'humanité, ne saurait se prêter à la moindre usurpation [un exemple courant d'usurpation est celle du pseudo-libertaire qui se complait dans le machisme le plus répugnant ou qui pratique, tel un intégriste fanatique, l'excommunication, la mise à l'index, l'inquisition, la fatwa…].

De même, il serait anti-libertaire [an-anarchiste] que de vouloir s'avancer masqué(e) et faire de l'entrisme, à des fins de récupération, de manipulation, d'instrumentalisation…, dans les milieux non libertaires.

Mais, de mon point de vue, le site de (construction de) l'unité du mouvement ne doit pas être une loge, une chapelle, un temple, un donjon, un bastion, une forteresse, un camp retranché, une barricade, une réserve, un club privé, une sorte de parc anthropologique, un lieu pour branchés, un cercle d'initiés, un vomitorium réservé aux halluciné(e)s du verbiage, une piste de bal où la seule danse pratiquée serait la tournante, un tribunal, un loft pour recalé(e)s  d'exhibition télévisuelle… mais un lieu de convivialité, de (con)fraternité, de camaraderie… En somme, une table d'hôte à laquelle tout un(e) chacun(e) pourrait venir s'attabler pour discuter, informer, apprendre…, bref pour partager aux fins de construire ensemble un projet qui, se voulant libertaire, prétend à l'universalité d'un humanisme sans concession. Une sorte d'oasis dans cet immense désert qu'est le vide de la pensée unique…


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