Anarchiste
(et/ou) libertaire ?
A
chaque fois que j'entends "Les anarchistes" de Léo Ferré l'émotion
me prend aux tripes. Et si alors je pleure – de larmes non de tristesse mais
de… sérénité - ce n'est pas tant sous l'effet de la sublime beauté de
cette chanson que de celui d'une image qui, à chaque fois, s'impose à moi avec
la netteté non d'un film mais de la vision du réel.
Le décor est celui d'un champ
de désolation, de ruines courant à l'infini d'une sorte de "trou
noir" à une barrière montagneuse. Tout n'est que silence. Un silence qui
est comme une symphonie d'images, de couleurs, d'odeurs, de mots… que jouerait
un orchestre silencieux, un orchestre que l'on imagine absent, voire inexistent
alors qu'il est bien et là puisqu'il est l'architecture même de ce décor, le
commentateur muet de la scène, l'image que je vois, moi-même. La pénombre y règne
et, pourtant, au-delà de la barrière montagneuse on distingue ou, plutôt,
devine une lumière éclatante. Celle du soleil qui illumine un mystérieux et
lointain Eldorado : Utopia. Un cortège sans fin de femmes, d'hommes et
d'enfants, les rangs serrés, marche lentement mais inexorablement vers cet
horizon de lumière. Il n'y a pas le moindre vent et pourtant les drapeaux noirs
que portent de nombreux/ses marcheurs/ses se déploient avec fierté, majesté
et arrogance puisqu'ils claquent au vent de l'Histoire.
Ce
cortège, cette interminable colonne, ce flot humain sans cesse renaissant, ce
flux refoulant d'individus, cette vague irrésistible… ce sont les anars
qui, depuis l'aube des temps et jusqu'à l'avènement d'un règne qui ne serait
ni d'ordre, ni d'autorité, ni de pouvoir, ni de force, ni de violence, ni d'inégalité,
ni d'injustice… mais de fraternité, de solidarité, d'égalité, de partage,
de tolérance, de liberté…, le règne de l'humanité, souffrent,
pleurent, rient, crient, hurlent, descendent dans la rue, prennent le maquis,
entrent en rébellion, résistent, s'opposent, se battent, se révoltent,
refusent, défient, provoquent, accusent, défendent, interrogent, doutent,
contestent, dénoncent, critiquent, partagent, (se) soutiennent, (s')aident,
(s')épaulent, revendiquent, exigent, proposent, rêvent, imaginent,
construisent, inventent, sabotent, magnifient… et qui, en même temps
qu'elles/ils meurent et renaissent toujours et encore, sont emprisonné(e)s, déporté(e)s,
déplacé(e)s, embastillé(e)s, engoulagué(e)s, torturé(e)s, vilipendé(e)s,
raillé(e)s, bâillonné(e)s, menotté(e)s, décapité(e)s, pendu(e)s, garrotté(e)s,
fustigé(e)s, terrorisé(e)s… pour s'entêter à rester debout quand les
autres, troupeaux courbés sous le poids de l'oppression et de la répression,
sont couché(e)s, avachi(e)s, vautré(e)s, manipulé(e)s, acheté(e)s,
vendu(e)s, loué(e)s, marqué(e)s, approprié(e)s, dominé(e)s, exploité(e)s…
et, parce que, debout, ils se battent à en mourir pour une cause, toujours la même,
celle de la Liberté.
La
Liberté avec un L majuscule qui n'est pas la majuscule de majesté mais de
l'universalité puisque les anars se battent et meurent non pour leur propre
liberté comme quête/moyen de leur égoïsme, mais pour la liberté de tous les
humains, considérant que, individuellement et collectivement, aucun(e) d'entre
ellles/eux ne pourra être véritablement libre tant qu'un seul être humain ne
le sera encore pas.
La
Liberté de toutes leurs sœurs, de tous leurs frères : la Liberté de
l'humanité puisqu'il ne saurait y avoir d'humanité achevée que dans la liberté
de tous les humains.
Ces
anars, s'ils /elles sont souvent les poètes du désespoir, sont toujours les
aristocrates de la générosité, de la fraternité, de la solidarité et
s'ils/elles donnent plus qu'ils/elles ne reçoivent sont riches de cette
richesse ô combien précieuse puisque rare et subtile : celle du
partage.
Éternel(le)s
révolté(e)s, les anars meurent debout puisque c'est en se dressant sur ses
jambes qu'un jour un pré-hominidé a fait le libre choix de rompre avec
l'animalité et de naître à l'humanité. Une humanité qui, des millions d'années
après, est toujours aussi faible, fragile puisque toujours soumise à la
tentation de s'asseoir, de se coucher tant il est dur de rester debout sous le
poids de l'oppression et de la répression, tant est élevé le prix à payer
pour refuser de renoncer, de se résigner, de se soumettre… mais aussi de
dominer puisqu'il est celui de la
chair et du sang, de sa propre vie !
Éternel(le)s
révolté(e)s, les anars renouvellent incessamment le geste de ce lointain pré-hominidé
: debout, ils/elles disent non – ce non qui est l'affirmation de leur humanité
et, en même temps, la reconnaissance de l'humanité de l'autre, de tou(te)s les
autres -, non au trou noir de l'inhumaine condition qu'est celle de l'☠
(l'Ordre, de tous les ordres) pour dire oui à cette lumière
que l'on devine ou que, du moins, on espère à l'horizon.
Pour
moi, l'anarchisme est la forme la plus achevée de l'humanisme. Il a la noblesse
et le style de la seule cause qui mérite que l'on meure en se battant pour elle
: l'humanité. Pour moi, l'anarchisme n'est donc pas synonyme de terrorisme –
au sens précis de violences, d'attentats commis par des individus ou des
groupes d'individus. Il est l'expression d'une perpétuelle révolte, d'un
constant refus, d'une opposition opiniâtre, d'une résistance méthodique,
d'une rébellion spontanée… Il est l'antithèse de l'☠ (Ordre), c'est-à-dire
l'antinomie irréductible de l'injustice, de l'inégalité, de l'autorité, du
pouvoir, du fanatisme, de l'intolérance, de la tyrannie, du despotisme, de la
misère, de l'exploitation, de l'égoïsme, de la discrimination, de l'intégrisme,
de l'embrigadement, de l'asservissement, de l'humiliation, de la surveillance,
du contrôle, de la manipulation, du conditionnement, de l'aliénation, du paternalisme,
du machisme, du sexisme, du dogmatisme, de l'exclusion, du rejet… Il est
l'affirmation de cette évidence que, pourtant, nombreux/ses sont ceux/celles à
ne pas voir aveuglé(e)s qu'ils/elles sont par la peur, l'intérêt, l'aliénation,
l'ignorance, l'égoïsme, la bêtise… : il n'y a d'humanité que dans
la liberté ; il n'y a d'être humains que libres, c'est-à-dire… debout !
Les
anarchistes, illustres mais le plus souvent anonymes, sont donc les combattants
de cette cause qui, parce que justement universelle, est la seule à légitimer
la condamnation de toutes les autres : la cause de l'humanité. C'est
pourquoi, lorsque, en toute fraternité et avec une admiration et un respect
sans borne, je scrute les visages de ces femmes, de ces hommes, de ces enfants
qui, sous le drapeau de l'anarchisme, luttent pour l'avènement tant attendu
d'une humanité accomplie parce que libérée et donc pleinement libre,
je me sens obéré à leur égard d'une dette dont je ne pourrai jamais
m'acquitter tant est lourd le prix qu'ils/elles ont payé et continuent de payer
pour que, aujourd'hui, je puisse écrire ces quelques mots. C'est pourquoi
aussi, en disant anar une ivresse vertigineuse me prend puisqu'ainsi, en
somme, je me laisse aller à tutoyer l'Histoire !
Pourtant,
s'il m'arrive souvent d'user des termes d'anarchiste, d'anarchisme et
d'anarchie, histoire de provoquer ces bonnes consciences qui n'ont d'autre
profondeur que le vide sidéral de
leur inhumanité ou bien encore de mieux affirmer ce que/qui je suis pour lever
tout équivoque quant à ce que/qui je ne suis pas, entre camarades, au terme
d'anarchiste je préfère celui de libertaire et ce, pour plusieurs raisons.
Une
définition (d'un concept, d'une idée, d'une chose, d'un objet, d'un
fait…) est l'énonciation de ce qu'est un être ou une chose, de ses caractères
essentiels, de ses qualités propres. Une véritable définition est donc
toujours positive en ce qu'elle affirme une
essence, des caractères essentiels, une identité, une unicité… et
que, a contrario, elle ne déduit pas, notamment par opposition, son objet d'un
autre objet, sauf à admettre que l'objet ainsi défini n'a pas d'existence,
de réalité, de pertinence propres et qu'il ne peut être que dans son
opposition à l'autre (à l'image du côté pile d'une pièce qui ne peut être
sans le côté face).
Une
définition négative est l'aveu d'une incapacité à poser un objet
comme pertinent, à affirmer, démontrer, reconnaître, expliciter… sa spécificité,
son autonomie. Plus grave encore : à la normalité de l'objet duquel
elle se déduit par antinomie elle oppose une anormalité, une
exception et à l'universalité du premier elle oppose la particularité
du second. Enfin, last but not least, elle implique que si le second ne peut être
que dans la négation du premier, en revanche, le premier peut être sans le
second (Une image : dire que le noir est le contraire du blanc suppose que le
noir ne peut pas être en soi mais seulement
par opposition au blanc - autrement dit, sans blanc… pas de noir -,
alors que, inversement, le blanc n'a pas besoin de son contraire, le noir, pour
pouvoir être !). Une définition négative n'est donc pas à strictement parler
une définition mais l'expression d'un contraire, d'une antinomie. Elle n'est
pas l'expression d'une valeur mais d'une non-valeur. C'est
pourquoi, personnellement, une contrariété – la définition d'un
objet par son contraire – ne peut que… me contrarier ! C'est pourquoi, dans
un autre registre, à athée – que j'utilise pourtant par goût de la
provocation – je préfère d'autant plus celui de libre penseur que,
par-là même, je définis a contrario la croyance comme l'absence d'une… pensée
libre !
Or,
à l'évidence, il est plus facile de mobiliser autour d'une valeur que d'une
non-valeur puisque l'Histoire atteste de ce que les mouvements spontanés,
individuels ou collectifs, d'opposition ne sont que d'éphémères feux
de paille quand les mouvements, spontanés ou organisés, de proposition,
de construction (porteurs d'un projet, voire d'une utopie), eux,
s'inscrivent toujours dans la durée et que les premiers, simples faits divers,
s'inscrivent dans l'actualité quand les seconds, faits de société, le font
dans l'Histoire.
Or,
n'importe quel dictionnaire donne une définition positive
du terme libertaire. Libertaire : 1. Nom : partisan de la liberté absolue de
l'individu en matière politique et sociale (synonyme : anarchiste) 2 Adjectif :
qui relève de la doctrine libertaire.
Si
l'on veut que le site de l'unité libertaire soit un forum de débat et une
vitrine (d'idées, de propositions, de prises de position, d'information…), et
sauf à vouloir en faire un lieu de palabres à huis clos réservé à quelques
initié(e)s, ne faut-il pas l'ouvrir aux non-libertaires ? Dés lors, ne vaut-il
pas mieux le présenter comme la plate-forme d'un mouvement qui se veut le
partisan de la liberté absolue de chacun(e), c'est-à-dire de tous les
individus sans exception, plutôt que d'un groupe d'individus qui se proposent
d'abolir, de détruire un système – un ☠ (ordre) – en place ?
[S'il est courant d'entendre dire que "la nature a horreur du vide",
il ne faut pas se leurrer, cette expression traduit la peur, schizophrénique ou
paranoïaque, qu'ont les troupeaux de… l'inconnu, de ce qui est à advenir].
Certes,
la Liberté ou, plus précisément, les libertés individuelles participent de
la mythologie, de l'imposture bourgeoise dans la mesure où les ☠
(ordres) bourgeois en place n'ont pas pour aspiration la liberté absolue de
tous les individus mais seulement la liberté économique, c'est-à-dire la
liberté de quelques un(e)s d'exploiter cette écrasante majorité que sont les
autres et, concrètement, de priver les autres de toute véritable liberté.
Autrement dit, la Liberté dont le mouvement libertaire est partisan est d'un
tout autre registre et ne saurait se confondre avec le libéralisme que
préconise la doctrine économique et politique bourgeoise pour justifier non
plus seulement la mondialisation des sociétés humaines, mais la globalisation
de la Société humaine. Mais il n'en demeure pas moins que les libertés
individuelles, tant politiques et civiles qu'économiques, culturelles et
sociales, figurent dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, que
cette Déclaration permet aux libertaires de retourner contre les oppresseurs
une valeur mais aussi un droit à force de loi universelle qu'ils
affichent – je le confesse, en toute hypocrisie – et, ainsi, de trouver un
fondement, légitime et légal, à leur combat libertaire et que, enfin, de
nombreux:ses humanistes, nullement libertaires quant à leur refus de l'☠
(ordre) bourgeois en place – je pense aux militant(e)s d'Amnesty
International, de la Ligue des Droits de l'Homme, de Médecins Sans Frontières…
- peuvent parfaitement écouter et entendre un discours libertaire alors qu'ils
/elles se refuseront à en faire de même à l'égard d'un discours anarchiste
qui, au lieu d'être partisan et, au besoin, défenseur de la Liberté – et
donc de la D.U.D.H. – et, par conséquent, de toutes les libertés
individuelles, sans considération de classe, de culture, de nationalité, de
sexualité…, se voudrait préconisateur de l'abolition de cet ☠ et de ces lois – et donc
de la D.U.D.H. -.
Certes,
au regard de l'Histoire et des perspectives que le mouvement libertaire
s'efforce d'ouvrir à l'humanité, il n'y a aucune honte à se reconnaître et
se dire anarchiste. Bien au contraire, c'est là la revendication d'un véritable
titre de gloire qui, au regard du martyrologe libertaire et
des services rendus par le mouvement libertaire à la cause de l'humanité, ne
saurait se prêter à la moindre usurpation [un exemple courant d'usurpation est
celle du pseudo-libertaire qui se complait dans le machisme le plus répugnant
ou qui pratique, tel un intégriste fanatique, l'excommunication, la mise à l'index,
l'inquisition, la fatwa…].
De
même, il serait anti-libertaire [an-anarchiste] que de vouloir
s'avancer masqué(e) et faire de l'entrisme, à des fins de récupération, de
manipulation, d'instrumentalisation…, dans les milieux non libertaires.
Mais,
de mon point de vue, le site de (construction de) l'unité du mouvement ne doit
pas être une loge, une chapelle, un temple, un donjon, un bastion, une
forteresse, un camp retranché, une barricade, une réserve, un club privé,
une sorte de parc anthropologique, un lieu pour branchés, un cercle
d'initiés, un vomitorium réservé aux halluciné(e)s du verbiage, une
piste de bal où la seule danse pratiquée serait la tournante, un tribunal, un
loft pour recalé(e)s d'exhibition
télévisuelle… mais un lieu de convivialité, de (con)fraternité, de
camaraderie… En somme, une table d'hôte à laquelle tout un(e) chacun(e)
pourrait venir s'attabler pour discuter, informer, apprendre…, bref pour
partager aux fins de construire ensemble un projet qui, se voulant libertaire,
prétend à l'universalité d'un humanisme sans concession. Une sorte d'oasis
dans cet immense désert qu'est le vide de la pensée unique…