Camarade et/ou compagnon-ne ?

  

Certain(e)s, dont je suis, utilisent indifféremment les termes de camarade et compagnon-ne pour désigner leurs "pairs" en anarchie, autrement dit les anarchistes. Mais d'autres, en revanche, non sans un certain relent de dogmatisme, utilisent l'un ou l'autre considérant que le premier est exclusif de l'autre et inversement.

Qu'en est-il exactement ?

Une première remarque d'abord : n'ayant ni dieu, ni maître, je ne suis ni… (un) dieu, ni un maître et ne détiens aucune vérité révélée ou proclamée. Je n'ai donc que d'humbles "certitudes" que, chaque jour, j'interroge d'un doute systématique. En fait, je n'ai même pas de certitudes, je n'ai que des hypothèses, des hypothèses, qui plus est, à la forme interrogative plus qu'affirmative. Je n'ai donc pas la prétention de théoriser ni l'interpellation-désignation par un(e) anarchiste de cet "autre" particulier qu'est l'anarchiste, ni le bon usage de cette terminologie selon un (pseudo)code de civilité… anarchiste, mais, tout simplement, de rappeler certaines "choses" et de donner mon point de vue à forme de clin d'œil dubitatif et… malicieux.

Le terme "camarade" a fait son entrée dans le vieux françois en 1510 en traversant les Pyrénées. Du latin camera – la chambre – et du castillan – camarada, la chambrée-, il désignait alors celui-celle avec le-laquel-le on partageait la chambre. A la fin du XVIème siècle, il prend la forme de camerade (qui donnera la forme germanique de Kamerad) et identifie la personne qui a les mêmes habitudes, les mêmes occupations qu'une autre et contracte avec elle des liens de familiarité qui peuvent être autant de proximité, d'intimité, de complicité, de connivence, de similitude, de ressemblance… que de… famille, au sens strict ou étendu du terme. Tout comme auparavant, il a la particularité d'être uni ou bi-sexe et de s'utiliser indifféremment au féminin ou au masculin. Dans cette acception, qui est encore celle ayant cours dans le langage courant actuel, il est synonyme de collègue, confrère, connaissance, ami, complice, pote, poteau, pays… et… compagnon-ne.

Au cours du XIXème siècle, il devient, sous l'orthographe de camarade, le terme de désignation et de reconnaissance des socialistes, puis des communistes, anti-autoritaires (les… anarchistes) ou autoritaires (les marxistes), étant toutefois précisé qu'il n'est pas la modernisation du vieux français camerade mais la francisation du mot allemand Kamerad. Cette évolution sémantique ne sera pas sans effet sur le sens et l'usage du terme :

·        il cessera assez rapidement d'être le synonyme de collègue, confrère, connaissance, ami, complice, pote, poteau, pays, compagnon-ne… pour, par revendication pour certain(e)s et rejet pour d'autres, devenir le terme d'interpellation et de reconnaissance d'une fraternité, d'une communauté d'individus qui, membres d'une même classe – le prolétariat – poursuivent le même combat politique, social et syndical, autrement dit sont les membres d'un même parti, celui de la Révolution[1] ;

·        sous la férule des Partis communistes et de leurs satellites syndicaux, "camarade" deviendra la dénomination officielle d'une appartenance à l'idéal et au projet révolutionnaires d'obédience marxiste, puis, sous l'effet conjugué du dogmatisme, autrement dit d'une pensée d'adhésion (voire de soumission) et non plus de (libre) raison et d'un contrôle ne craignant pas de faire dans la répression, de l'anonymat identitaire des individus massifiés conduits, tel un troupeau, par la poigne (de fer) d'un parti ou d'un syndicat, voire d'un chef, d'un leader, d'une "élite éclairée et éclairante", d'un "petit père du peuple", d'un "grand timonier"…, soit d'un tyran et de la tyrannie totalitaires[2].

Compagnon-ne a une origine plus ancienne que camarade puisque, en France, sa première trace écrite est datée de 1080. Venant du latin populaire companio il désigne alors la personne avec laquelle on mange/partage le pain autrement dit, mais cela suppose qu'il y ait une table, le commensal (du latin mensa, table) ou compagnon de table.

Assez rapidement toutefois son sens s'étend pour désigner la personne qui partage habituellement ou occasionnellement la vie, les occupations d'une ou plusieurs autres personnes par rapport à elle et devenir synonyme de condisciple, camerade, copain, gaillard (cf. l'expression aujourd'hui tombé en désuétude, du moins, en France : "un joyeux compagnon", c'est-à-dire un fieffé gaillard). Un peu plus tard, et probablement sous la double influence des francs maçons (au sens opératif et originel du terme) et des cours d'amour des Pays de langue d'Oc, il connaîtra une nouvelle extension : celui-celle qui partage les sentiments, l'idéal d'une autre personne, qui a subi les mêmes épreuves et deviendra alors synonyme d'ami-e, de frère-sœur.

D'emblée, le terme de compagnon-ne  sous-tend deux notions : celle du partage et celle de l'égalité et sert à deux usages, l'un, profane et universel du langage courant, l'autre, initié et particulier des langages des métiers, à commencer par celui des maçons.

Dans cette seconde acception, compte tenu de l'absence quasi générale des femmes, du moins dans les pays de langue d'Oïl et pour les métiers dits nobles, le compagnon désignait – et désigne toujours, y compris dans son acception maçonnique – celui qui n'est plus un apprenti mais qui n'est pas encore un maître.  A ce sujet, il est curieux de noter que si, pour les maçons, les charpentiers, les menuisiers…, il est en usage relativement tôt, ce n'est qu'en 1719 que le terme de "compagnonnage" est apparu  dans les dictionnaires et les textes officiels pour désigner une association entre ouvriers d'une même profession à des fins d'instruction professionnelle et d'assistance mutuelle et, par extension, l'ensemble de ces associations (jusqu'à cette date c'est le terme de "Devoir" qui était utilisé) alors même que concomitant à l'apparition du terme compagnon, il définissait déjà le temps pendant lequel l'ouvrier sorti d'apprentissage travaillait comme compagnon chez son patron.


A la fin du XVIIème siècle, aux confluences du libertinage, de la galanterie et de la préciosité, apparaît le terme de compagne (de l'ancien français campain) pour désigner spécifiquement celle qui partage ou a partagé la vie, les occupations… d'une autre personne, généralement un homme, et devenir synonyme d'épouse, concubine, maîtresse…

Dans le courant du XXème siècle et sous l'influence du mouvement féministe, compagnon-ne est utilisé pour nommer l'individu, mâle ou femelle, humain ou animal, d'un couple et, se substituant, au terme dénigré de "femme", "moitié", "conjointe", "épouse"…, renoue avec le féminisme naissant du XVIIème et fleurissant du XVIIème siècles.

Ces précisions faites, s'il est vrai que, comme l'a dit le poète, "camarade est un joli nom", les dérives léninistes, trotskistes, staliniennes, maoïste, castristes…l'ont banni du vocabulaire de nombreux-ses anarchistes, par peur, sans doute, d'être confondu-e-s avec des marxistes, des stalinien-ne-s… et donc des… autoritaristes ou, tout simplement, pour mieux afficher, sans le moindre équivoque possible, leur anti-autoritarisme et donc leur… anarchisme.

Mais alors, ce renoncement au terme de camarade n'est-il pas aussi le renoncement au communisme anti-autoritaire qui, pour les anarchistes du XIXème siècle et pour de nombreux-ses anarchistes du XXIème, est tout simplement synonyme d'… anarchie comme "société humaine" à instituer-inventer sur les ruines de toutes les sociétés autoritaires, que celles-ci soient bourgeoises, capitalistes, esclavagistes… ou "communistes"… État ? Et donc, et je pèse mes mots, la "trahison" des anarchistes qui, il y a encore peu, en Espagne par exemple, s'appelaient "camarades" et mouraient pour l'idéal de l'instauration d'un communisme anti-autoritaire, libertaire… l'anarchie ?

Oui, n'est-il pas beau ce mot de "camarade", beau comme le drapeau noir claquant au vent de l'espoir en mémoire de toutes ces luttes, tous ces combats qui ont été menés pour que, enfin, l'humanité s'achève dans la liberté, l'égalité et la fraternité mais, aussi, en mémoire de tou-te-s ceux-celles qui sont mort-e-s, qui meurent, qui ont souffert dans leur chair et leur esprit d'avoir partagé ces luttes, ces combats ?

Et puis n'a-t-il pas l'avantage de désigner aussi bien les femmes que les hommes, que ce soit au singulier ou au pluriel ?

Mais n'est-ce pas aussi superbement beau que de s'appeler d'un terme, "compagnon-age", qui signifie partager le pain et donc la vie, l'espoir, la joie, le bonheur, l'amitié, le plaisir… mais, également, la peine, la tristesse, le malheur, la souffrance…? N'est-il pas respectueux de cette différence particulière qu'est le sexe – ou la sexualité - de distinguer une compagne d'un compagnon ?

Est-il si important que cela que "compagnon-age" puisse, pour certain-e-s, avoir une sorte de réminiscence de religiosité dés lors que, anarchistes, on est forcément athée ? est-il "anarchiquement incorrect" d'user d'un terme qui, par le détour historique, fort tortueux, du compagnonnage, amène d'aucuns à le rapprocher de la Franc-Maçonnerie quand, comme le disait Léo Campion "Si les Maçons anarchistes sont une infime minorité, la vocation libertaire de la Maçonnerie est indéniable […] elle est la seule association à laquelle puisse adhérer celui qui n'adhère à rien" ?

Que choisir : "camarade" et son allure quasi-martiale ou "compagnon-ne" avec ce soupçon de jovialité, d'entrain, de… libertinage ?

Ni dieu, ni maître… N'est-il pas autoritaire et donc anti-anarchiste que de se proclamer anarchiste tout en prescrivant l'usage de tel ou tel terme et, a contrario, proscrire celui de tel ou tel autre ?

Ne peut-on admettre, sans craindre les foudres de je ne sais trop quel-le pape-sse ou dieu-déesse… anarchiste que "camarade" et "compagnon-ne" sont synonymes, interchangeables puisqu'ils partagent les mêmes valeurs, les mêmes idéaux… que l'anarchisme et que, à maintes reprises pour ne pas dire depuis toujours, ils sont les compagnons-camarades de route de l'anarchisme et des anarchistes, de tou-te-s les anarchistes ?

Pour ma part, et sauf ébranlement définitif de ma certitude, j'userai de l'un et/ou de l'autre comme je le sens dans l'instant et/ou par rapport à l'autre. En somme, librement en homme libre et… anarchiste.



[1] C'est pourquoi, a contrario, les bourgeois et les valets de l'ordre bourgeois – flics, militaires, juges… - se refuseront dés lors à se nommer camarades lorsqu'ils s'appellent et se reconnaissent dans leur familiarité de classe et que, pour mieux dénigrer celles-ceux qui se l'approprient – prolos et révolutionnaires – ils le feront glisser vers le bas de la pyramide des âges – enfants, adolescents et jeunes – comme pour réduire les velléités révolutionnaires à, sinon une maladie infantile, du moins à une crise identitaire  d'immaturité psychosociologique appelée à disparaître, naturellement, lors de l'inéluctable accession à la maturité et, de ce fait, du retour à l'ordre naturel de la société, celle de l'ordre bourgeois.

[2]" Camarade" est alors devenu le colifichet  verbal d'un rite que l'on pratique sans pour autant adhérer nécessairement à la croyance revendiquée comme fondement légitimant de la secte !


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