Du projet en général et de l'anarchisme en particulier
ou Du but et des moyens
Réflexions personnelles et questionnement collectif
Pour faire simple, l'anarchisme peut être "défini" comme un projet de transformation radicale de la société : il se propose d'instaurer une "société" (enfin) véritablement humaine après avoir anéanti l'État – et donc TOUS les états – et, plus généralement toute forme d'autorité ainsi que tous les moyens par lesquels une autorité peut s'instituer ou susceptible de contribuer au maintien et au développement d'une autorité. Une société humaine qui serait celle de la liberté, de l'égalité et de la fraternité pour et avec TOUS les êtres humains.
Ainsi dit, tout est dit ou… rien n'est dit. Essayons de préciser les choses ou, plus exactement, de poser la problématique.
Dans son acceptation générale, un projet est "l'image d'une situation, d'un état que l'on pense et/ou veut atteindre" ; d'un point de vue philosophique, un projet est "tout ce que les humains, à titre individuel ou collectif, entendent modifier le monde et/ou eux-mêmes dans un sens donné". Du point de vue technique, scientifique, managérial… un projet est, à la fois, un but, un objectif à atteindre (une construction, une fabrication…) et l'ensemble des moyens et méthodes ainsi que le calendrier de l'action ("travail") à réaliser pour réaliser ledit but.
Dans les trois cas, un projet implique une "progression", un cheminement d'un point P1 vers un point P2, autrement dit d'un "déplacement" s'inscrivant à la fois dans le temps et dans l'espace. Et puisqu'il y a évolution d'un état donné à un autre état, il y a nécessairement action sur le réel, c'est-à-dire transformation d'un réel en un autre réel, ladite transformation pouvant être une conversion, une amélioration, une rénovation, une innovation, un changement…de l'existant ou une construction, une création, une invention d'un nouvel existant en complément ou en substitution du précédent, lequel, au besoin, peut ou même doit être… détruit. Dans le premier cas, il s'agit de réformer le réel et, dans le second, de la révolutionner.
En terme politique, social, économique… et, plus globalement, sociétal, la transformation que suppose la réalisation un projet implique un choix préalable. Un choix de valeurs, de principes. Une vision, une conception de la société actuelle ET de celle que l'on se propose d'instaurer. Un jugement de valeur porter sur la société actuelle ET sur la société voulue. Une philosophie ET une éthique. Une utopie au sens humaniste et… révolutionnaire du terme.
Or, il ne peut y avoir véritablement de choix que si, d'une part il y a alternative (duale ou multiple) ET si, d'autre part, le choix est fait en toute conscience ET en toute liberté. Il n'y a donc de choix que positif et aucunement… par défaut ou, en d'autres termes, par absence… de choix !
Parce qu'il est un acte de liberté, commis et assumé de cœur et de raison (Par exemple, la révolte isolée, puis l'action collective, construite…) ou de raison et de cœur (Par exemple, l'analyse, la théorisation…, puis la solidarité militante), le choix fait d'un projet est un engagement, une adhésion à une cause, c'est-à-dire à la fois au but du projet et au mouvement, organisé (groupes, réseaux, collectifs…) ou non (Parti, Syndicat, association et, plus généralement, organisation), d'individus qui se (con)fédèrent autour et pour le but poursuivi, , du point de vue anarchiste, aucunement une soumission à un dogme, un chef, un dieu ou un maître.
Toujours pour faire simple, la méthode est l'ensemble des moyens mis en œuvre ET les conditions et modalités de leur mise en œuvre, en vue de la réalisation du but du projet. La méthode relève de deux niveaux : celui de la stratégie qui est l'art de coordonner, de planifier, d'orchestrer… des actions, de manœuvrer habilement pour atteindre un but et la tactique qui est l'art de combiner des moyens aux fins d'une action tendant à l'obtention d'un résultat. La stratégie s'inscrit dans la durée, la tactique, dans l'immédiateté. Pour illustrer ce propos, je dirai que le projet est une symphonie dont les différents mouvement sont les tactiques et les notes, les moyens.
Il peut y avoir convergence de but et divergence de méthodes mais aussi divergence de buts et convergences (ponctuelles, plus ou moins durables) de méthodes. Dans les deux cas, des alliances sont conclues, formellement ou non, mais, pour reprendre une image, il faut avoir conscience qu'il ne s'agit là que d'un flirt et non d'une union. Relativement à la réalisation d'un projet, une alliance ne doit être que tactique et non stratégique, sauf à courir le risque de dévoyer le projet et donc de ne pas atteindre le but initialement fixé. Ce qu'illustre parfaitement ce vieux proverbe : "On peut courtiser le diable, mais il ne faut jamais se marier avec lui" !
En matière de choix, on ne peut pas se contenter de choisir un moyen sans adhérer au but poursuivi puisque le moyen est sensé être au service dudit but. Un moyen non lié à un but devient une fin en soi. De plus, le moyen n'a véritablement de sens que relativement au but poursuivi ; sinon, il peut avoir pour effet (pervers) de produire une autre… fin !
Qu'un moyen cesse d'être lié à un but et, inévitablement, il sera "détourné" de sa finalité première, de son utilité. Il perdra sons sens : sa signification et son orientation. Sans but, il devient une fin en soi, une "perversion" (Exemple : le gauchisme pour le communisme marxiste ; la "violence gratuite", le banditisme, le vandalisme, le nihilisme… pur l'anarchisme).
En somme, le but c'est l'"âme" du moyen et l'on sait désormais ce qu'il advient, par exemple, d'une science sans "âme" et, surtout, de ses conséquences pour l'humanité !
De même que ce n'est pas la carte qui fait le territoire, le contenant ne doit pas faire le contenu. Or, construire au préalable un contenant, c'est nécessairement prédéterminer la forme du contenu (Un contenant à forme de cube ou de sphère aura nécessairement un contenu cubique ou sphérique) et la forme n'est jamais sans incidence sur le fond (Ainsi, si un liquide peut s'adapter à n'importe quelle forme de contenant et le remplir, un contenu solide n'en fera pas nécessairement de même, sauf à le changer de forme pour qu'il puisse remplir le contenant ; mais, il suffit de changer de contenant pour constater qu'il faut plus ou moins de liquide pour le remplir). . Il en est de même en matière de moyens : ce sont les moyens qui découlent du but et non le but qui se déduit des moyens.
Le moyen est au service du but et non le contraire. Que le moyen s'érige en fin et c'est est fini de la véritable… fin : le but.
Lorsque l'on choisit collectivement un but, on doit tout autant s'entendre sur les moyens à utiliser collectivement. Sinon, chacun va tirer à hue et à dia et le but poursuivi ne sera pas atteint parce que des forces contraires vont s'opposer. L'adhésion collective au projet commun est la condition de la cohérence du projet, de la cohésion du mouvement et de la réalisation du projet.
Mais tous les moyens – en tant que ressources, tactiques, actions… - ne peuvent mener au même but. Il y en a qui, s'ils sont utilisés, produisent des effets contraires au sens que l'on doit suivre pour arriver au but projeté. Ainsi, user d'autorité et, plus précisément d'autoritarisme, jouer volontairement au chef ou l'être par défaillance des autres, conduit un mouvement anarchiste à se transformer non plus en une simple organisation mais en un parti, une secte, une religion… dont le fondement dialectique est l'autorité et l'obéissance ; dans ce cas, le but atteint ne sera pas l'anarchie mais… la tyrannie ! Tout moyen liberticide, coercitif, de quelque nature qu'il soit et contre quelque personne que ce soit, ne peut servir la cause anarchiste puisque celle-ci est l'affirmation et la revendication de la liberté absolue pour chacun(e), d'une liberté absolue dans l'égalité ET la fraternité.
De nombreux moyens utilisables pour la réalisation du projet anarchiste sont connus. Je citerai, à titre d'exemples : le mandat impératif, précis et révocable; la rotation des tâches ; le fédéralisme, c'est-à-dire la liberté d'association qui est celle d'adhérer comme de… se retirer, d'entrer comme de… sortir.
Selon le temps et l'espace considérés, les moyens peuvent changer et de bons devenir mauvais et réciproquement. Dans certains cas, ils doivent même changer pour s'adapter aux circonstances, à l'évolution de la situation, des résultats tactiques obtenus (ou non) ou perdus… mais aussi aux modifications susceptibles d'être apportées au projet, voire même au but. Les moyens doivent donc être évolutifs, adaptables, améliorables… pour autant qu'ils restent pertinents au regard du but poursuivi.
Parmi les moyens, il convient d'en citer un en particulier : l'organisation. En fait, l'organisation est à la fois un moyen et une méthodologie. Un moyen, c'est-à-dire une structuration de ressources (matérielles, financières, humaines…), une méthodologie, c'est-à-dire un art combinatoire de ces ressources.
Une forme élémentaire d'organisation est le groupe. S'il peut être une organisation, plus ou moins complexe selon son degré de structuration, d'"architecturation", son ouverture (ou, au contraire, sa fermeture) à son environnement (sa "perméabilité"), sa "morphologie", sa cohérence, sa cohésion, sa libéralité (au sens d'espace de liberté tant pour le système que pour les éléments le composant), son dynamisme (ou son inertie), son élasticité (ou sa rigidité), son évolutivité, sa mutabilité, son adaptabilité, son degré de réactivité….,un groupe, à l'instar de tout système vivant, peut aussi être – ou devenir, volontairement ou non, une fin en soi, c'est-à-dire un projet en lui-même, se suffisant à lui même puisqu'étant sa propre fin. C'est ainsi qu'il arrive fréquemment qu'un groupe se transforme en une secte (religieuse, politique…), autrement dit en une organisation totalitaire soumise à des dogmes, des rites mais également des dieux et des maîtres.
Si, en ce qui concerne le mouvement anarchiste, les "anciens" (Bakounine, Kropotkine, Malatesta…) ont beaucoup théorisé, analysé, critiqué… l'organisation, à la fois comme moyen et comme méthodologie, en particulier, de lutte, il me semble que, chez les "modernes", le travail de réflexion est insuffisant, voire même inexistant alors que, du fait notamment de l'évolution des techniques et, singulièrement, celles de communication de nouvelles formes d'organisation sont apparues comme, par exemple, l'organisation "virtuelle", c'est-à-dire la mise en réseau d'individus isolé(e)s et de groupes (liste de diffusion, forums, messagerie électronique…).
C'est ainsi qu'il serait loin d'être inutile d'étudier la question de l'organisation (leur formation, leur développement, leur transformation, leurs dérives, leur dégénérescence, leur mort…) à partir de la thermodynamique (pour ce qui concerne de la notion d'entropie), de la psychosociologie (exemple : la dynamique… des groupes), de la biologie, de la biosociologie, de l'ethnologie, de l'éthologie, des techniques de management, en particulier de projet… dans une dimension et une perspective systémiques;
Il n'est pas dans mon intention d'approfondir ici une réflexion (anarchiste) sur l'organisation et le groupe mais, seulement, d'en poser les pistes en pointant quelques éléments constitutifs de la problématique.
Selon l'activité qu'il mène – son objet - , un groupe peut être un moyen pour des individus de… vivre en gagnant de quoi "casser la croûte", de réaliser une/des ambitions personnelles, de se "donner en spectacle", de "tuer" simplement le temps en s'occupant et/ou en se distrayant, de réaliser ensemble un projet commun qui peut être, du reste, le sous-projet d'un projet plus vaste, … mais cela peut être aussi le moyen de "faire du fric" pour le mouvement, la cause, d'agir – propagande, éducation, lutte - , de financer la maintenance et le développement d'une organisation (une… fédération) dont ledit groupe n'est qu'un membre (élémentaire) parmi d'autres, l'acquisition et/ou la maintenance d'autres moyens…
Dans le mouvement anarchiste, il faut, à mon sens, avoir constamment à l'esprit ce questionnement : quelle est la finalité du groupe, de l'organisation ? est-elle une fin en soi ou un moyen au service d'une fin et, en l'occurrence, de l'anarchie ?
Ce n'est pas parce qu'il est constitué par des anarchistes – ou se prétendant tel(le)s -, qu'un groupe est pour autant… anarchiste. Un groupe n'est anarchiste que s'il a pour but l'anarchie et que, s'inscrivant dans le mouvement anarchiste, il met en œuvre des moyens anarchistes. Que s'il… pratique réellement l'anarchisme ET que si, en son sein comme à l'extérieur, ses membres… en fassent de même (Ainsi, on ne peut pas être anarchiste au sein d'un groupe anarchiste et, une fois dehors, se comporter en goujat, voire en tyran et le groupe qui, délibérément, passe outre une telle imposture ne peut se prétendre véritablement anarchiste).
Sans entrer dans le détail et, mettant de côté les facteurs externes (atteintes à la liberté associative, répression, guerre…), je vais évoquer quelques facteurs internes qui me semblent devoir être réunis concomitamment pour qu'un groupe anarchiste ne dysfonctionne pas au point d'exploser, de mourir ou ne dérive pas :
ü en tant que système vivant, un groupe ne pourra se maintenir que s'il est en mesure de rester plus ou moins stable et, ainsi, d'être soumis à l'effet d'entropie. Pour ce faire, la cohérence et la cohésion me semblent être des conditions fondamentales ; la cohérence est l'adéquation des intentions de chaque membre au but commun poursuivi – ce qui suppose que ce but commun soit clairement exprimé et… compris, autrement dit qu'il soit réellement partagé – tandis que la cohésion est l'entente entre les membres, soit leur association effective sur la base d'une véritable liberté d'adhésion et d'un engagement effectif ;
ü le groupe doit mettre en œuvre des moyens pertinents, c'est-à-dire à la fois adaptés au but commun poursuivi et conformes aux valeurs et principes qui fondent le projet.
ü le groupe doit offrir les conditions d'une vie… en groupe harmonieuse (au sens musical du terme) qui soit véritablement… anarchiste : respect de l'Autre, liberté, égalité, fraternité, compagnonnage, solidarité, convivialité… et constitutifs d'un véritable art de vivre ensemble.
ü les bons vieux principes des "anciens" : la rotation des tâches, le mandat précis, impératif et révocable, le consensus (qui, s'il n'est pas l'unanimité, est sans aucun doute plus libertaire que la majorité, même qualifiée), les pleines et entières circulation et accessibilité de l'information … sont toujours autant d'efficaces garde-fous .
ü sauf raisons exceptionnelles (par exemple, de sécurité dans un contexte particulièrement oppressif, répressif), un groupe doit savoir rester ouvert pour être en prise avec le réel et agir sur lui, sauf à s'enfermer dans la virtualité, l'illusion, le soliloque, le solipsisme…, l'aliénation.
Plus ou moins formellement, un groupe peut se scinder en plusieurs sous-groupes. Tant que chacun de ces sous-groupes travaillent sur une partie de l'objet - un sous-objet donc -du groupe, que le but du groupe reste celui de chacun des sous-groupes, que les principes de fonctionnement du groupe continuent de s'appliquer, qu'aucun sous-groupe n'est pas dominant à l'égard des autres sous-groupes et, a fortiori, du groupe lui-même, l'unité du groupe et de ses composantes (sous-groupes et individus) est préservée parce que la cohérence et la cohésion sont maintenues. Mais il suffit que l'une de ces conditions ne soit plus satisfaite, même provisoirement, pour que, la cohérence et la cohésion étant perdues, le groupe ou meurt. Il peut arriver que l'un de sous-groupes, en réalisant une sorte d'O.P.A. plus ou moins amicale ou offensive, sur l'ensemble du groupe, après l'avoir en somme phagocyté pendant un temps plus ou moins long, s'approprie le groupe dans sa totalité – et, de ce fait, exproprie les autres sous-groupes – mais, dans ce cas, l'unité dudit groupe, surtout s'il a prétention à être et rester anarchiste, ne sera en définitive maintenue que par le suicide – la disparition - ou le retrait – la… sécession – des autres sous-groupes, ce qui entraînera en fait une rupture radicale avec l'état et la configuration antérieurs de l'organisation originelle et la constitution d'une… nouvelle organisation [C'est pourquoi, personnellement, je considère que, si les conditions ne l'unité ne peuvent plus être maintenues, il vaut mieux opter pour une autre solution, celle de l'autonomisation du ou des sous-groupes car, une fois ceux-ci constitués en groupes particuliers, il sera sans doute plus facile, par fédéralisation – association - , de créer une organisation véritablement nouvelle réunissant l'ancien groupe (fractionné) et le(s) nouveau(x) groupe(e)s, dés lors que, bien entendu, ils seront en mesure de se réunir autour d'un but commun compatible avec le but particulier de chacun].
Pour moi, un groupe anarchiste est un groupe qui ne poursuit qu'un seul but, qui n'a qu'un seul projet : l'instauration de l'anarchie et dont l'anarchisme se décline dans toutes les actions qu'il peut développer ou auxquelles il peut s'associer. Autrement dit, un groupe dont la raison d'être et l'action sont exclusivement l'anarchisme, la lutte anarchiste pour l'anarchie et ce, dans tous les champs de bataille possibles. C'est pourquoi, à l'idée d'un groupe constitué de plusieurs sous-groupes ou se divisant progressivement ainsi, je préfère l'idée d'une organisation qui soit un ensemble – un système – de groupes : une fédération de groupes.
Il existe de nombreux groupes anarchistes agissant dans le champ de la culture. Il peut s'agir de groupes à part entière (groupe musical, compagnie de théâtre, collectif d'artistes plasticiens…) ou de sous-groupes d'un ensemble plus complexe. Je rappellerai d'abord, car il s'agit d'une… évidence souvent oubliée, qu'un groupe n'est pas anarchiste parce qu'il est composé d'anarchistes : pour qu'il le soit, il faut que, en tant que tel, il poursuive un but anarchiste auquel adhère l'ensemble des membres le constituant, que, sans ambiguïté, il soit un mouvement – un projet – anarchiste. Un groupe qui joue de la musique écrite par des anarchistes, qui chante des textes anarchistes n'est anarchiste que pour autant qu'il a un but anarchiste et que ses prestations sont une action anarchiste (de propagande, d'éducation, de lutte…). Un groupe qui gère un local dans lequel se produisent des artistes anarchistes n'est anarchiste que si ce local est un moyen mis au service d'une fin anarchiste (idem). Ne connaissons-nous pas des artistes de variété qui, par exemple, chantent du Ferré, du Brassens… ou, même, reprennent, des classiques de la révolution libertaire espagnole et dont on sait que, politiquement, culturellement…, ils-elles sont tout sauf… anarchistes ? N'y a-t-il pas de nombreuses salles de concert, des théâtres, des galeries… qui produisent des anarchistes parce que, tout simplement l'anarchisme se vend bien et que ce sont des… entreprises commerciales ? Il ne faut pas se leurrer : dans de tels cas, l'anarchisme n'est qu'une… marchandise. Affirmer le contraire, relève de l'imposture. Croire en la finalité anarchiste de telles entreprises relève de la stupidité ou de l'aliénation ! Un groupe artistique n'est donc anarchiste que s'il poursuit un but anarchiste et que si, pour son compte, il se refuse à réduire l'anarchisme à une marchandise même si, pour conduire leur action de propagande, de lutte, d'éducation…, pour réaliser leur projet anarchiste, de tels groupes doivent, parfois, souvent ou… toujours, passer par des circuits pour lesquels l'anarchisme n'est bel et bien qu'une… marchandise… comme une autre !
Un sous-groupe artistique peut émaner d'un groupe anarchiste qui mène une action sur l'ensemble des champs sociétaux en conformité avec sa finalité anarchiste. Souvent, le prétexte du développement d'une action culturelle est qu'il permet de faire rentrer l'argent dont le groupe a besoin pour conduire son action anarchiste globale. J'ai indiqué plus haut quelques risques qui pèsent sur l'unité d'un groupe se fractionnant en sous-groupes. Je ne reviendrai donc pas sur ce sujet. Je rajouterai toutefois que la prégnance de l'action artistique – et à supposer qu'il s'agisse là d'une action véritablement anarchiste à des fins anarchistes (propagandistes par exemple) et non autres du fait, par exemple, d'intérêts, d'enjeux, de motivations…personnels, que le groupe ne soit pas instrumentalisé comme tremplin promotionnel, voire publicitaire, comme alibi anarchiste des artistes … – ne manquera de perturber l'équilibre général du groupe et, en particulier, d'induire des dysfonctionnements dans la mobilisation, l'allocation et l'utilisation de ses ressources. En effet, l'entropie risque fort de jouer de telle sorte que, en définitive, le retour sur investissement est marginal, nul, voire négatif au regard de la masse d'énergie gaspillée.
Dans ce cas, il pourrait être
fait appel a priori à des techniques plus savantes
comme les théorie des jeux et des probabilités, le calcul matriciel, le
management… pour mesurer le risque encouru et décider en conséquence de
faire ou de ne pas faire. Mais, il n'est pas sûr que les compétences pointues
que requièrent de telles techniques puissent être facilement mobilisées. Le
droit à l'erreur étant inhérent au principe même de liberté, il paraît
difficile d'… interdire une telle initiative au motif de la seule éventualité
d'un risque qui ne serait ni démontré, ni mesuré. Mais, alors, pourquoi ne
pas recourir à ce vieux bon sens, pétri
de la sagesse populaire, et se dire, par exemple "Qu'il ne faut mettre tous
ses œufs dans le même panier", que "Qui veut aller loin, ménage sa
monture" … ? Ainsi, si le sous-projet artistique a pour finalité le
financement d'un journal, n'est-il pas possible de se livrer à ses calculs fort
simples avant d'engager quelque mise de
fond que ce soit : combien coûte un tirage ? combien, au regard de l'expérience
acquise, met-on de temps pour faire rentrer (ventes, abonnements) l'argent nécessaire
au financement d'un tirage ? quel investissement peut-on faire, éventuellement
en pure perte, pour que, compte tenu de la trésorerie disponible, du délai précédent
et de l'indisponibilité des personnes affectées à la tâche
artistique, on puisse en recouvrer le montant par les ventes et les abonnements
sans pour autant mettre en danger le tirage suivant ? Ne convient-il pas de jouer au poker en joueur avisé et prudent en se contentant du plus
petit droit d'entrée à la partie possible ? Et avant de se lancer dans une
nouvelle action artistique, ne serait-il pas sage de mesurer le résultat et
l'impact du premier essai : quel est le gain
net ? est-ce que le taux de profit est
satisfaisant , autrement dit est-ce que l'effort fourni est suffisamment payant
en considération de TOUTES les ressources affectées ? quelles sont les
incidences concrètes sur les ventes et abonnements du journal, sur la notoriété
du groupe, c'est-à-dire sur l'audience
de son œuvre de propagande ? quelles sont les incidences sur le fonctionnement
du groupe (est-ce que le principe de rotation des tâches est toujours appliqué
? est-ce que toutes les tâches habituelles, programmées
ont pu continué d'être assurées ?...). Et puis, mais cela suppose que,
s'agissant d'un projet anarchiste, l'initiative ait été engagée de façon
consensuelle et sur mandat précis, impératif et révocable, est-ce que le
premier essai reçoit la quitus
consensuel de la TOTALITE des membres du groupe et est-ce que, toujours
consensuellement, un mandat, de même nature que le précédent, est accordé
pour un second essai ?...
Une prise de risque collectif prise sans le consentement collectif n'est pas un acte de liberté assumé collectivement. Il est le viol de la liberté de certain(e)s par d'autres. Il est un acte d'autoritarisme commis à l'encontre et du groupe et du projet anarchistes. C'est là une dérive qui ne saurait être acceptable d'un point de vue anarchiste puisque, en portant atteinte à la liberté des autres, en bafouant les principes régissant le fonctionnement consensuel du collectif, en faisant au besoin dans la coercition ou, à tout le moins, dans la politique du fait accompli (qui se dit aussi le… diktat !), voire dans le coup de force, le sous-groupe initiateur ne se révèle-t-il pas être non seulement insouciant, inconscient, égoïste (dans le sens libéral et non anarchiste du terme) liberticide, autoritaire, impérialiste… fasciste ?
Examinons un autre sujet de questionnement : un journal.
Publier et diffuser un journal peut être une fin en soi. C'est, par exemple, le cas d'un journal commercial, même si, in fine, la finalité dudit journal est de faire du fric ! Mais, s'agissant d'un journal militant, celui-ci n'est ou, du moins, ne doit être qu'un moyen au service de la… "cause" c'est-à-dire du but : propagande et éducation en premier lieu mais aussi information de combat pour lutter contre la désinformation des chiens de garde.
Il serait illusoire de s'imaginer – de… croire
– que la publication de textes bien
anars suffit pour qu'un journal soit anarchiste. Sinon, il faudrait considérer
que les Maisons d'édition qui publient de nombreux anarchistes sont non des
entreprises capitalistes mais des… organisations anarchistes !
L a presse n'est pas néfaste en soi ; elle ne l'est que si elle poursuit un but négatif relativement à ses propres valeurs, son propre but, son projet. Mais autant elle peut être un moyen efficace, voire même incontournable (notamment de propagande, d'éducation, d'information militante et combative contre la désinformation des "chiens de garde"…), autant, devenue une fin en soi, elle devient une "épicerie" de mots, d'images, de non-sens…, voire une entreprise commerciale.
Du point de vue informatif, les
pages dites culturelles, historiques, politiques, sociales… d'un journal
anarchiste ne sont anarchistes que si elles ne se contentent pas de donner en
vrac des infos, de les accumuler pour faire dans la quantité en s'imaginant
faire dans la qualité à l'image d'un catalogue à la Prévert (mais alors, il
faudrait fournir en gadgets les
fameux… ratons laveurs !) ou de ces gratuits que l'on distribue à des fins
publicitaires et aucunement informatives, mais si, au contraire, elles portent
un regard anarchiste sur ces infos, sur l'actualité, c'est-à-dire si,
prenant de la distance à l'égard de cette matière brute, elles la décortiquent,
la dissèque, l'analysent, la commentent, l'expliquent, la
reconstruisent,…la… jugent au regard du projet anarchiste. En anarchisme, il
n'y a aucune place pour le dogme : tout doit être soumis au travail
constant de la raison – avec tout ce qu'il faut comme coups de cœur, voire de
gueule ! – qui est celui du questionnement, du doute. Là où il n'y pas plus
de place pour le doute, le totalitarisme, invariable, s'installe… définitivement.
Que de journaux militants, toutes tendances philosophico-politiques confondues,
sont devenus des bibles, des
porte-voix de vérités révélées, des voix de leurs dieux et de leurs maîtres,
des pierres tombales de l'intelligence et de l'imagination, des perroquets bien
dressés à réciter des dogmes insensés… !
Dans un autre registre, mais
toujours dans le cadre du combat anarchiste, on peut tenter d'imaginer de
nouveaux des moyens, en créant et en développant des niches alternatives au sein même du système que l'on se propose
d'anéantir, de révolutionner : squats, associations, centres culturels, réseaux
d'échanges… Leur utilité est évidente : pédagogie de l'action, vitrine de
propagande, lieux d'expérimentation, de rencontres, d'échanges,
d'apprentissage, de ressourcement des individus et des groupes, terres
d'accueil et d'asile pour les passant(e)s comme pour les fugitifs-ives…
Mais ce combat au sein du système ne doit pas être exclusif du combat contre
le système, sauf à tomber dans… le réformisme, l'illusion, pour ne pas dire
l'hallucination, le sectarisme, le communautarisme…, bref l'enferment dan,s un
moyen posé comme une fin en soi (Cf. la dérive et la dégénérescence des communautés
hippies)
De façon générale, l'accumulation de moyens mis en œuvre pour la réalisation d'un projet n'est pas garante, de rentabilité, d'efficacité et d'efficience et donc de la réalisation du but poursuivi ; elle peut au contraire d'autant plus relever du gaspillage de ressources (énergie humaine, moyens matériels et financiers…) que celles-ci ne sont pas nécessairement renouvelables. En outre, le quantitatif ne fait pas nécessairement le qualitatif.
Le militantisme n'est certes pas un métier mais il implique des compétences qu'il faut savoir mobiliser et utiliser à bon escient. Il suppose aussi que, constamment, en pleine et entière liberté,on fasse des choix tactiques : moyens, champs d'action… en fonction de ses possibilités (et non de ses désirs, de ses fantasmes) mais aussi des potentialités et des contraintes environnantes. Et que l'on assume ces choix avec ce que cela comporte comme droit à l'erreur et, par conséquent, de responsabilités assumées. Cette nécessité constante de choix suppose que l'on n'ait pas le nez dans le guidon ; il faut savoir s'arrêter pour interroger, analyser, mesurer, évaluer… A être trop pris par l'immédiateté on finit par ne plus avoir d'horizon, de ne plus voir son but et, pire encore, de l'oublier. L'immédiateté constante c'est la routinisation, la répétition mécanique (bête et méchante !), la perte du sens, la porte fermée à l'imagination, à l'invention, à la réactivité créatrice, à l'adaptabilité… C'est l'enfermement dans le rituel, le dogmatisme. C'est paraître et cesser d'être, c'est-à-dire devenir. Pour pouvoir aller au bout du chemin que l'on s'est fixé, il faut savoir s'arrêter pour se reposer mais également pour réfléchir sur son cheminement et, au besoin, prendre un autre chemin si, volontairement ou non, on s'est écarté du but à atteindre, voire égaré et que l'on est part pour aller… ailleurs !
Voilà. Il ne s'agit que de pistes de réflexion, d'une invitation au débat, à la contradiction, à la critique. Des pistes qui restent à explorer, approfondir. A confronter, en toute fraternité, avec d'autres points de vue. Et, au besoin, pour (re) construire un projet anarchiste collectif.