Humeur noire

 

Gab s'est interrogé sur la nécessité de manifester. Cela m'a amené à réfléchir et à interroger mon engagement et, au-delà, le projet anarchiste.

 

Depuis qu'est apparu le premier État, des utopistes se proposent de changer le monde pour en (re)faire un véritablement humain. Les moyens employés sont multiples : action politique, luttes sociales, grèves, révoltes, rébellions, résistances, insurrections, guérillas, humour, caricature, poésie, chanson, cinéma, musique, pamphlets, cahiers de doléances, harangues, provocations…

 

Or, à l'évidence, malgré la constance de ces utopies et des actions qu'elles ont suscitées et qu'elles suscitent… le monde n'a pas changé ! On peut même se demander si, au vu de l'Histoire et de l'actualité, immédiate ou toute proche, le monde… peut changer !

 

Peut-on changer le monde ? Refuser dieux et maîtres au nom de la Liberté et de l'humanité inhérente à tout individu, c'est-à-dire revendiquer un monde de liberté, de fraternité, d'égalité, c'est refuser le troupeau, synonyme d'asservissement, de servitude, de non-liberté, de non-humanité. Mais peut-on libérer le troupeau ou, plus exactement, peut-on attendre, voire exiger du troupeau qu'il se décolliérise et que les individus qui le composent recouvrent et leur liberté et leur humanité ? Qui n'a jamais effaré un troupeau de moutons ? Que constate-t-on à chaque fois ? le troupeau se reconstitue... sans même que le maître ait besoin de donner du fouet, de la voix, du chien de garde… ! La force du troupeau n'est pas tant celle de la quantité que de l'inertie, de la non-force, de l'anti-force : quelle prise peut-on avoir sur lui pour l'amener à se révolter contre son état s'il n'oppose aucune… résistance et que, non seulement il n'agit pas mais on ne peut le faire ré agir ?

 

Nombre d'utopistes, faute de pouvoir changer le monde, ont voulu en créer un autre, soit ailleurs avec, par exemple, la fondation de colonies dans des contrées géographiquement lointaines ou éloignées des centres de pouvoir de l'Etat (la campagne profonde, la montagne… dont un poète nous dit qu'elle est – ou fut – belle…), soit en dehors du monde , de l'autre côté du miroir, par exemple, avec la drogue, l'alcool, le long et méthodique déraisonnement de la raison et des sens (la poésie en particulier, mais aussi la musique, la peinture, la sculpture…), soit au sein même du monde, à son insu en somme, sinon dans ses bas-fonds (cf. les anciennes cours des miracles, les zones autonomes, les squats…), du moins dans une sorte d'alternarité (les réseaux alternatifs, libertaires, alternataires…, les communautés, les compagnonnages…).

 

Force est d'admettre que toutes ces expériences ont abouti à un échec, soit d'elles-mêmes (qui ne connaît ces colonies hippies où la communauté d'individus libres a fini par se transformer en troupeau à la botte d'un maître, d'un dieu ou d'un maître-dieu ?), soit parce qu'elles ont été récupérées par l'ordre en place (cf. encore les hippies mais aussi les gauchistes qui sont devenus des chiens de garde de l'État hantant les couloirs, voire les balcons des ministères, des businessmen sans scrupules…) ou que celui-ci les a réprimées au point de les supprimer physiquement.

 

Et quand bien même une telle expérience réussit en ce que, a minima, elle résiste et survit n'y a-t-il pas là une trahison de l'idéal humaniste et du projet anarchiste originels, un renoncement à la révolte… Est-ce être humaniste et anarchiste que de renoncer à être un révolutionnaire et de se résigner à n'être qu'un Candide cultivant un jardin(et) d'illusion au milieu d'un désert d'injustice, d'inégalité, de misère… ?

 

Pour revenir au questionnement de Gab, est-ce changer le monde ou, du moins d'œuvre à ce changement que de manifester dans l'espace assigné à la franchise de manifestation concédée par l'État, le capitalisme… ? La liberté est-elle vraiment au bout du fusil ? Du fusil peut-il sortir autre chose qu'un projectile mortel, autrement dit la mort ? Mao disait que la vérité est au bout du fusil : pointer le fusil contre l'État et ses kapos, n'est-ce pas courir le risque de tuer le troupeau au lieu de le libérer puisqu'il se refuse à la liberté ?

 

La liberté est absolue ou n'est pas. Dés lors, puis-je être libre alors que tant d'humains, en toute objectivité, ne le sont pas ? Assurément pas. Mais, alors, puis-je être libre ou, dit autrement, la liberté est-elle possible ? Puisque la liberté n'est pas acquise mais nécessairement conquise, à commencer contre soi même, tant l'habitude est liberticide, il n'y a de possible, de réellement envisageable que… la libération. Mais, alors, si le premier acte de la libération individuelle est la révolte ["Je me révolte, donc nous sommes". Camus] et que je ne puis changer le monde du fait de l'inertie que m'oppose le troupeau plus que la violence que m'oppose l'État-gardien du troupeau, y a-t-il d'autre libération possible que le suicide, forme achevée de la réalisation de mon individualité, de mon humanité en tant que rejet ultime et suprême du monde, d'un monde dans lequel je ne me reconnais pas ne pouvant y être ce que je suis, ce que j'ai choisi d'être, en toute liberté ? Est-ce que "la liberté ou la mort" est la condition nécessaire (et suffisante ?) de "ni dieu, ni maître" ?

 


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