Jolis mois de mai

 

En mai 1968, nous étions, en France, des centaines de milliers à battre le pavé. Des millions à travers le monde. Sous le pavé, nous trouvions la mer parce que c'était la fête. La fête de l'espoir, du rêve, de l'imagination. La fête d'être ensemble, nous retrouvant par delà nos origines avec cette même générosité qui, en toute fraternité, nous poussaient à vouloir, à exiger un autre monde. Un monde meilleur. Un monde humain de liberté, d'égalité, de justice… Dans nos cortèges fleurissaient les drapeaux rouges et noirs. Nos chants étaient de révolte, de lutte… mais ils étaient prometteurs d'avenir. Nous nous faisions démiurges pour inventer le possible dont on nous avait tant dit qu'il était impossible. Le rire était notre meilleure arme et notre courage était celui de l'audace. Nous étions jeunes mais, à nos côtés, les vieilles et les vieux étaient là. Parfois ils-elles nous prenaient la main et se mettaient à danser la danse du lendemain radieux. Certes, dans leurs yeux, il y avait parfois des larmes, de tristesse pour le temps qu'ils-elles avaient perdu à souffrir dans leur chair et leur esprit à résister, à subir. Mais ces larmes étaient aussi de joie. La joie d'être là en ce moment et en ce lieu du possible. Leurs larmes étaient aussi autant d'hommages rendus aux victimes passées de la tyrannie du capital. Leurs larmes étaient comme une mer calme où se baignait notre rire. Une mer que nous avions fait surgir de dessous des pavés, c'est-à-dire de l'oppression, de la répression.

Et puis, le rideau est tombé sur qui n'aura été qu'une pièce jouée sur la scène du vide laissé par le pouvoir. La peur l'aura emporté : l'autrement, le changement ont fait fuir. Le troupeau, sagement, est retourné dans son enclos pour continuer de se faire tondre et, au besoin, conduire à l'abattoir.

Pourtant, les fleurs noirs et rouges qui ornaient nos cortèges ne se sont pas fanées. Elles ont continué de fleurir dans le jardin secret de l'espérance de celles et ceux qui, toujours debout, toujours révolté(e)s, disent et affirment qu'un autre monde est possible et que cet autre monde, nous pouvons le construire sans attendre l'hypothétique venue d'un quelconque messie.

Aujourd'hui, elles se montrent au grand jour parce que, à nouveau, des centaines de milliers de personnes battent le pavé. Non pas pour les soulever et libérer la mer qu'ils emprisonnent. Non pas pour appeler à un autre monde. Non pas pour inventer le possible… Mais, plus simplement et, en même temps, plus… terriblement, tenter de pouvoir continuer de vivre, voire de survivre dans un monde qui n'est pas celui de l'espoir mais du désenchantement. Ce désenchantement qui fait accepter l'insupportable au motif que cela pourrait être pire.

A nouveau, les pas des gens résonnent sur le bitume rompant ainsi le silence assassin des pantoufles. Pourtant, malgré les cris-slogans ou les cris-chansons, le rire est absent. Il n'y a pas de fête. Seulement une lutte qui, à bien des égards, a l'air d'une lutte…finale. Pas de cette lutte finale qui sera accoucheuse d'un monde fraternel, mais une sorte de baroud d'honneur, l'ultime pierre que l'on lance à la soldatesque qui s'apprête à charger, le coup d'éclat que l'on lançait en montant sur l'échafaud comme pour arguer la mort… Pas de fête car il n'y a pas d'illusion. Seulement, la désillusion d'une défaite annoncée.

La résignation ? Peut-être… Mais aussi, et peut-être, pas la résignation du renoncement, de la capitulation. La résignation de la détermination : puisque tout est perdu ou presque, il n'y a donc plus rien à perdre. Et lorsque l'on a plus rien à perdre, on peut se dire que l'on a tout à gagner en… osant. En osant la colère. Une colère, tumultueuse, ravageuse qui pourrait balayer les murs les plus épais, briser les chaînes les plus fortes, culbuter les cohortes de l'oppression les plus guerrières…

La colère qui se fait violence en se déchaînant parce que, sauf à se coucher et à renoncer, vouloir rester debout, même à en mourir, ne peut se faire que rageusement.

En ce mai 2003, parce qu'il y va de la survie de chacun(e), parce qu'il 'y a plus rien à perdre, il n'est pas impossible que les pavés deviennent des pierres. Des pierres de révoltes individuelles qui, portées par la même colère, en se conjuguant, en s'unissant se mettent à jouer un autre air que celui du mécontentement, l'air de… la révolution !


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