La mort
A l'évidence, la mort fait peur. Mais pourquoi ?
Pourquoi avoir peur de "quelque chose" qui est inévitable ? A-t-on
peur du lever – ou du coucher – du soleil dont on sait qu'il est inévitable
? A-t-on peur de vivre quand on sait que vivre c'est, inévitablement, s'exposer
à des risques dont certains sont mortels : maladie, accident… ?
C'est sans aucun doute la peur
de la mort qui est l'une des toutes premières causes de la religion. C'est
cette même peur qui a suscité le développement de certaines pratiques funéraires
– l'embaumement, la momification, le tombeau… - reposant sur la négation
de la mort : le/la défunt/e n'est pas mort/e mais "parti/e pour une
autre vie (d'où la nécessité d'emporter avec soi ses habituelles affaires
: vêtements, bijoux, armes, vaisselle, aliments, animaux de compagnie… mais
aussi domestiques, vierges, hommes d'armes bien entendu préalablement tués
alors qu'ils étaient en pleine vie !).
C'est aussi cette peur de la
mort et la volonté en résultant de la nier qui sont également à l'origine de
l'anthropophagie : on mange le mort pour qu'il continue de vivre à travers les
vivants, pour s'approprier ses vertus… L'anthropophagie qui a été réellement
une pratique universelle et qui continue de l'être de façon symbolique –
exemple : le corps et le sang du christ ! -.
Tous les ordres religieux jouent
de cette peur de la mort en se prévalant de leur capacité soit à la prévenir
et même à l'éviter – magie, animisme… -, soit à la maîtriser
pour la transformer en un passage vers… la vraie vie – l'au-delà -.
Cette soit-disant maîtrise de
la mort a deux conséquences :
Ainsi, la peur de la mort arrive
paradoxalement à ce que le croyant ne vive pas pleinement sa vie réelle alors
que, celle-ci, en toute objectivité, est la seule qu'il puisse vivre réellement
!
L'obsession de la mort fait que
le croyant ne vit pas mais consacre sa vie à préparer sa mort pour la réussir
et, ainsi, accéder à la vraie vie !
C'est pourquoi, en toute logique
– dans la logique de cette paranoïa -, toutes les philosophies, toutes les
sagesses, tous les arts de vivre en général (exemples : le libertinage,
l'esthétisme, le sensualisme…)… qui, eux privilégient, la vie réelle sont
systématiquement condamnés et même réprimés par les ordres religieux.
Un bon croyant ne saurait donc être… un bon
vivant mais, au contraire, un mal vivant, un bien mourant !
L'humanisme et l'athéisme
s'inscrivent radicalement à l'opposé d'une telle conception. Pour eux, il n'y
a d'autre vie que la vie réelle et une vie réussie c'est tout
simplement une vie… (bien) vécue !
Pour ce seul motif,
l'opposition entre ces deux conceptions est radicale, absolue, irréconciliable.
Comme les sciences l'ont
montré, toutes les formes de vie participent naturellement de la
lutte pour la vie.
L'humanisme et l'athéisme
s'inscrivent pleinement dans ce mouvement naturel : le combat qu'ils mènent
contre la religion est donc le combat de la vie, pour la vie. Ce combat n'est
pas pour autant un combat contre la mort qu'il s'agirait en quelque sorte
de nier puisque la mort participe elle aussi, tout autant naturellement,
de la vie elle-même.
Il est pourtant un combat
contre la religion qui, elle, nie la vie réelle au profit d'une illusoire vraie
vie qui, par définition, serait… post-mortem – et cette illusion
est, fondamentalement, l'imposture religieuse par excellence -. Ce combat est
donc celui des tenants de la vie contre… les tenants de la mort. En ce sens,
mais en ce sens seulement, on peut considérer qu'il est celui de la vie contre
ma mort.
Et c'est pourquoi on peut être
raisonnablement optimiste puisque, malgré la mort – qui a pu
aller jusqu'à la disparition complète d'espèces -, la vie continue et
continuera au motif que, contrairement à ce qu'admet la religion, la mort n'est
ni une fin, ni même seulement un passage – une transition
-mais, tout simplement,… la vie elle-même !
Ces considérations générales
faites, voyons à présent ce que la médecine nous dit de la mort.
La crainte ancestrale, et
toujours vivace, de l'inhumation précipitée se nourrit aujourd'hui d'éléments
nouveaux, conséquences des progrès de la réanimation médicale et de la
chirurgie de la transplantation. La première, dans les situations de coma dépassé,
donne le spectacle d'un cadavre humain qui, s'il ne présente pas les signes de
la vie, du moins ne présente pas les signes de la mort (la circulation sanguine
et la respiration étant artificiellement maintenues) ; par ailleurs, les progrès
spectaculaires de la chirurgie de la transplantation conduisent à une demande
toujours croissante d'organes transplantables (cœurs, reins, foies, poumons,
cornées, etc.).
Dès 1966, un an avant que
professeur Christian Barnard réussisse la première transplantation cardiaque,
l'Académie française de médecine avait demandé un rapport pour définir ce
que l'on pouvait attendre en la matière du corps médical. Ce rapport précisait
d'emblée que "le travail du théologien est de rechercher la signification
de la mort et non d'en énumérer les signes. Le droit n'a pas non plus à définir
la mort, mais seulement à formuler certaines règles de conduite facilitant aux
médecins l'exercice de leur responsabilité". Les médecins étaient ainsi
renvoyés à leur problème.
En France, des textes de février 1948 et de septembre 1958 fondent le diagnostic de la mort sur l'examen direct, l'artériotomie, l'épreuve de la fluorescéine d'Icard, et le signe de l'éther. Mais les techniques modernes de transplantation et celles qui permettent la survie artificielle des fonctions physiologiques fondamentales ont rendu ces critères insuffisants. Une circulaire du 24 avril 1968 a intégré la définition cérébrale de la mort, formulée en 1959 par des neurobiologistes français, et mis l'accent sur la notion d'irréversibilité de l'état pathologique ; elle fonde la mort légale sur un faisceau de signes : la cessation de la respiration, l'abolition totale de tout réflexe, l'hypotonie complète, la mydriase et surtout sur la disparition de tout signe électroencéphalographique (tracé nul sans réactivité possible) spontané ou provoqué chez un patient n'ayant pas été induit en hypothermie et n'ayant reçu aucune drogue sédative (dans ces cas, un électroencéphalogramme plat n'exclut pas un retour à la vie). L'absence d'un seul de ces signes ne permet pas de déclarer le sujet mort. Dans de nombreux pays, l'établissement par un médecin d'un certificat constatant le décès par mort dite naturelle est indispensable pour pratiquer l'inhumation ; à défaut, une autopsie par un médecin légiste est pratiquée pour déceler une mort criminelle. Quoi qu'il en soit, il convient de distinguer la notion de mort clinique de celle de mort cérébrale.
Les cellules qui constituent un
organisme vivant ne sont pas les mêmes de sa conception à sa mort : elles sont
en constant renouvellement, et la mort de quelques-unes n'entraîne pas la
rupture de son unité. Cette dernière dépend de nombreux facteurs, et l'on
ne peut donner une définition scientifique de la mort, bien qu'on puisse la
constater.
L'immobilité, le relâchement
musculaire, l'absence de réponse aux stimulations douloureuses, de mouvements
respiratoires et cardiaques, de dilatation de la pupille à la lumière sont des
critères cliniques de mort. (L'adjectif clinique qualifie tout examen
effectué près du lit du malade par simple observation et qui ne relève
d'aucune mesure ou analyse par un appareil.) Plus tardivement, il apparaît des
signes dits dispositifs de la mort : refroidissement, rigidité et lividité.
Mais la mort est un phénomène
progressif : elle s'empare d'abord des centres vitaux (cérébraux,
respiratoires ou cardiaques) pour se propager ensuite à tous les organes et
tissus jusqu'à obtention de la mort tissulaire. En effet, en l'absence de
mouvements cardiaques ou respiratoires, le sang, qui ne circule plus ou qui ne
transporte plus l'oxygène libre, ne permet plus le métabolisme cellulaire.
Les arrêts cardiaques ou
respiratoires peuvent être transitoires, entraînant ainsi une absence
d'irrigation cérébrale qui provoque des lésions, parfois irréversibles, du
cerveau. Bien que le cerveau ne constitue que 2 % de la masse totale de
notre corps, il consomme 20 % de l'oxygène nécessaire à notre organisme.
Les cellules nerveuses, ou neurones, sont très sensibles à la privation d'oxygène,
ou anoxie, et le rétablissement de cet apport ne suffit pas à leur redonner
vie.
Contrairement à la plupart des
cellules de l'organisme, les neurones ne se divisent pas. Chaque individu naît
avec un lot de neurones qu'il ne peut renouveler. L'anoxie peut entraîner
la destruction d'un grand nombre de cellules nerveuses, jusqu'à la mort totale
du cerveau.
En médecine, l'activité cérébrale
peut être analysée par les techniques de l'électroencéphalographie (EEG). L'écorce
cérébrale présente continuellement des différences de potentiel électrique
qui peuvent être enregistrées au travers de la boîte crânienne au moyen d'électrodes
placées sur le cuir chevelu. L'EEG reflète donc l'activité électrique du
cerveau, elle-même liée à l'activité mentale et au niveau de vigilance du
sujet. Dans la majorité des comas, une activité réflexe et un contrôle végétatif
persistent.
Un électroencéphalogramme
plat est le signe indiscutable de l'état de mort cérébrale, mais il peut
s'accompagner d'un maintien pendant un temps limité des fonctions végétatives.
Les critères précis du diagnostic de mort cérébrale sont la perte totale de
l'état de conscience et d'activité spontanée ; l'abolition de signe de réactivité
de tous les nerfs crâniens ; l'abolition de la respiration spontanée et l'électroencéphalogramme
plat. Ces signes de mort cérébrale doivent être observés pendant une durée
minimale de six heures.
Durant l'observation, il est nécessaire de maintenir une
respiration mécanique et d'assurer une circulation sanguine correcte afin de préserver
le fonctionnement d'organes qui pourraient être prélevés.
En France, la loi de 1994 sur la
bioéthique a offert une opportunité de prendre acte des nouvelles pratiques médicales.
Après avoir réuni les avis (divergents) des autorités médicales, un projet
de décret a finalement été rédigé en septembre 1996 pour définir les critères
autorisant les médecins à prélever des organes sur des cadavres en état de
mort cérébrale. Ce décret "relatif aux conditions du constat de la mort
à des fins de prélèvement thérapeuthique ou scientifique" prévoit les
dispositions suivantes :
"Si la personne présente
un arrêt cardiaque et respiratoire persistant, le constat de la mort ne peut être
établi que si les trois critères cliniques suivants sont simultanément présents
:
1. absence totale de
conscience et d'activité motrice spontanée;
2. abolition de tous les réflexes
du tronc cérébral;
3. absence totale de
ventilation spontanée en réponse à une hypercapnie.
Le constat de la mort repose sur le caractère irréversible
de la destruction de l'encéphale.
Si la personne dont le décès
est constaté cliniquement est assistée par ventilation mécanique et conserve
une fonction hémodynamique, l'un des deux examens cliniques suivants doit être
utilisé en complément des trois critères cliniques précités pour attester
du caractère irréversible de la destruction encéphalique :
1. soit un enregistrement avec amplification maximale sur une durée d'enregistrement de trente minutes et, à au moins quatre heures d'intervalle, de deux électroencéphalogrammes nuls et aréactifs;
2. soit une angiographie
objectivant l'arrêt de la circulation encéphalique.
Lorsque le constat de la mort
est établi pour une personne assistée par ventilation mécanique et conservant
une fonction hémodynamique, le procès-verbal de constat de la mort mentionne
les résultats des constatations cliniques concordantes de deux médecins. Il
mentionne de plus l'examen praclinique utilisé pour attester la destruction encéphalique".
Ainsi, la Médecine ne nous dit
rien sur la mort qui ne soit… naturel. Rien de surnaturel, rien de spirituel,
rien d'une… vie post-mortem !
La définition légale de la
mort – définition qui n'a pas manqué de varier dans le temps au fur et à
mesure des progrès de la Science en général et de la Médecine en particulier
mais, également, des appareils de mesure et donc de la technique – se veut en
définitive minimaliste et n'a d'autre propos que de répondre à la
question posée par le Droit positif : "Quand un sujet de droit peut-il être
scientifiquement et, a fortiori, légalement considéré comme mort".
Mais en posant la question de l'instant
de la mort, la Science et la Médecine
n'ont pas manqué de poser celle de son sens au regard de l'humain
et de la Vie.
Ainsi, pour certains auteurs, la conscience d'être
mortel serait la marque distinctive des êtres humains. Selon Martin Heidegger,
seul l'homme meurt, l'animal périt – et la dimension biologique de la
mort est pour l'humanité la moins importante. Cependant, si l'homme est le seul
animal qui sache qu'il doit mourir, il est également un animal ; aussi est-il
soumis aux mécanismes qui régissent le vivant, donc à celui qui,
inexorablement, conduit vers la cessation de la vie. Phénomène naturel, la
mort humaine est l'objet d'investigations scientifiques, principalement dans le
domaine de la biologie, et dans celui de la médecine, où elle est étroitement
corrélée avec la maladie.
La constitution de la mort en
objet de connaissance est l'une des formes les plus remarquables qu'a revêtues
dans le développement de l'humanité la conscience de sa mortalité. Et cet
objet, qui peut être approché scientifiquement, est indissociable d'une réflexion
philosophique : le savoir qui se constitue à son sujet est fondamentalement un
discours sur la finitude de l'individu humain, c'est dire qu'il est aussi un
savoir historiquement déterminé. Michel Foucault, dans l'un de ses premiers
grands travaux, Naissance de la clinique (1963), propose une analyse des
modes de constitution de ce savoir et une identification de ses règles internes
; Foucault nous apprend en outre que sa formation est récente, puisqu'elle résulte
d'une mutation survenue entre la fin du XVIIIème siècle et le
début du XIXème siècle dans le discours médical sur
l'individu malade. Cette mutation, qui résulte de plusieurs conditions, dont la
réorganisation du champ hospitalier, a pris, singulièrement dans la pratique
et l'œuvre du médecin et anatomiste français Xavier Bichat (1771-1802), la
forme d'une conversion du regard médical, qui s'est tourné vers la mort.
Alors que le savoir ancien avait
obstinément détourné les yeux de la mort, parce qu'il y voyait l'échec de
cela même qu'il étudiait – l'échec de la vie –, dont il percevait
l'opacité comme une menace, le nouveau discours anatomopathologique découvre
dans la mort la grande analyste, à laquelle il est désormais demandé
raison de la maladie et qui seule peut rendre visible une vérité positive de
la vie.
C'est à partir de ce moment que
la mort cesse d'être, pour l'homme occidental, la limite qui brouille les repères
de la vie et les causes de la maladie : elle devient à la fois le point de vue
même rendant possible l'analyse de la maladie et la force à laquelle par définition
s'oppose la vie, désormais définie comme "l'ensemble des fonctions qui résistent
à la mort", selon les termes à présent célèbres de Bichat. Foucault
rappelle encore que "Bichat a relativisé le concept de mort, le faisant déchoir
de cet absolu où il apparaissait comme un événement insécable, décisif et
irrécupérable : il l'a volatilisé et réparti dans la vie, sous la forme de
morts en détail, morts partielles, progressives et si lentes à s'achever
par-delà la mort même".
Évoquant la définition de
Bichat, le sociologue et philosophe Louis-Vincent Thomas suggère que, du point
de vue biologique, la vie doit être également pensée comme "le temps que
nous mettons à mourir" du fait que "la dégradation mortifère
persiste et croît au cours de la vie". En effet, la mort est présente
avant même la conception, puisque celle-ci est le fait d'un seul spermatozoïde
sur des centaines de milliers. Non seulement nous abandonnons à partir de 20 ans
plus de 100 000 neurones par jour, tandis que s'accumulent chez ceux qui restent
des déchets (lipofuscine), mais en plus la capacité des neurones à former de
nouvelles synapses tend à décroître.
La biologie moléculaire moderne, confirmant la découverte de Bichat, a démontré que la mort est aussi "imposée du dedans, comme une nécessité prescrite, dès l'œuf, par le programme génétique même" et qu'elle "fait partie intégrante du système sélectionné dans le monde animal et son évolution", comme l'expose, dans la Logique du vivant, François Jacob, qui en conclut que les contraintes de l'évolution rendent improbable que l'on puisse "prolonger la durée de vie au-delà d'une certaine limite".
À strictement parler, il
n'existe pas, du point de vue biologique, d'instant de la mort ; seules
conduisent à définir cet introuvable instant des contraintes administratives
et des exigences qui ressortissent au droit : ainsi l'obligation pour le médecin
de délivrer un certificat autorisant l'inhumation ou l'incinération, et la nécessité,
de plus en plus impérative, de réglementer le prélèvement des organes. Le
système juridique imposant l'établissement de critères précis, différents
signes ont été successivement retenus et additionnés.
Deux conséquences remarquables
résultent de l'affinement de ces critères : l'idée d'une instantanéité de
la mort, fût-elle non subite, en tant que critère absolument rigoureux (au
demeurant, objet de débats passionnés), est confortée ; la seconde conséquence
est l'apparente indétermination du critère finalement retenu par le droit : parce
qu'elle est proprement humaine, la mort d'un être humain est la mort à la
conscience et à l'espèce humaine.
La position du professeur de médecine
Léon Schwartzenberg, pour qui la mort est un problème non pas biologique mais
fondamentalement métaphysique et qui plaide contre les pratiques visant à
assurer une survie artificielle, mérite d'être soulignée : elle témoignerait,
selon Gilles Deleuze, d'"un spinozisme authentique". Au XVIIème siècle,
Spinoza avait établi dans son Éthique que l'individu humain,
puissance singulière qu'il identifie à une force d'exister (vis existendi)
ou conatus, ne meurt jamais que sous l'effet de causes extérieures.
Par cette thèse, que la biologie moléculaire du XXème siècle
n'infirme qu'en apparence, il rendait compte de la destruction du corps sous
l'effet de la maladie, du vieillissement ou du suicide – lui-même toujours référable
à des déterminations externes –, mais aussi du phénomène par lequel un
corps humain peut changer de nature : "Nulle raison ne m'oblige à admettre
qu'un corps ne meurt que s'il est changé en cadavre ; l'expérience même
semble persuader du contraire. Parfois en effet un homme subit de tels
changements qu'il serait difficile de dire qu'il est le même ; j'ai entendu
parler, en particulier, d'un certain poète espagnol atteint d'une maladie et
qui, bien que guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu'il ne
croyait pas siennes les comédies et les tragédies par lui composées ; on eût
pu le tenir pour un enfant adulte s'il avait oublié aussi sa langue maternellee.
Spinoza établissait corrélativement que tout individu est capable par lui-même
de combler la distance séparant son impuissance quotidienne de la puissance qui
lui est constitutive et, partant, de déployer intégralement celle-ci, au point
de ne plus craindre la mort, qui n'est proprement rien pour lui : "La
sagesse de l'homme libre est une méditation non de la mort mais de la vie".
Quoi qu'il en soit du statut de la mort biologique, il
n'en reste pas moins que la médecine seule décide de l'instant de la mort, car
elle seule a le pouvoir de l'enregistrer en connaissance de cause.
Mais la mort est aussi… un
fait social.
Dans toute communauté, la mort
d'un de ses membres est un événement, quels que soient la forme que revêt la
reconnaissance sociale du décès et le nombre des proches qu'affecte celui-ci.
Perçue comme une obscénité (c'est-à-dire comme quelque chose qui
blesse la pudeur, mais aussi – selon l'étymologie – de mauvais augure) ou
saluée comme une belle mort, la mort de l'individu est à vivre par
les survivants, à qui elle prescrit une double tâche : exigence de mémoire et
d'hommage, nécessité du deuil dont le travail rendra la perte et la séparation
supportables. Ainsi que l'exprime Jean-Pierre Vernant dans l'Individu,
la Mort, l'Amour, "c'est cette impossibilité de penser la
mort du point de vue des morts qui tout à la fois constitue son horreur, son étrangeté
radicale, sa complète altérité, et permet aux vivants de la dépasser en
instituant, dans leur existence sociale, une constante remémoration de certains
types de morts. Dans sa fonction de mémoire collective, l'épopée n'est pas
faite pour les morts ; quand elle parle d'eux ou de la mort, c'est toujours aux
vivants qu'elle s'adresse. De la mort en elle-même, des morts chez les morts,
il n'y a rien à dire".
À cette nécessité de faire
face à la mort des individus qui les composent, les communautés humaines répondent
de multiples manières. Pour elles, il s'agit dans tous les cas d'intégrer
l'altérité pure qu'est la mort dans la quotidienneté familière et dans leur
mode spécifique d'existence, c'est-à-dire de la socialiser, ce qui est aussi
une façon de l'apprivoiser. Les groupes humains élaborent des représentations
dans lesquelles ils réfléchissent tout à la fois leur situation dans la
nature et le cosmos, les relations qui unissent les membres entre eux et ceux-ci
avec les générations passées et à venir et, partant, le sens du passage
entre la vie et la mort. Toute culture exprime le type de rapport que les
vivants entretiennent avec les morts, qui sont toujours leurs morts.
C'est sous cet angle qu'il
convient de considérer la signification des cérémonies et des rites qui
suivent le décès. Ainsi, le contraste entre la pratique de l'inhumation et
celle de l'incinération ne correspond pas à une opposition entre une attitude
de déférence envers le défunt dont la mémoire collective s'emploierait à
perpétuer l'humanité et une attitude de mise à distance qui équivaudrait à
un oubli : dans les deux cas, il s'agit de composer avec l'événement par la
mise en scène et de la sortie du mort hors du monde des vivants et de l'entrée,
ou de l'irruption, de la mort parmi les vivants.
Cette unité ressort clairement
par exemple du parallèle esquissé par Jean-Pierre Vernant entre les politiques
de la mort dans la Mésopotamie ancienne et dans l'Inde brahmanique. La première,
s'appuyant sur une religion de type intramondain, recourt à l'inhumation du
corps, visant ainsi à maintenir entre la vie terrestre et la mort souterraine
une continuité : les morts non seulement conservent dans leur état de
morts leur statut social antérieur, mais ils composent aussi les racines des
vivants ou le terreau assurant à la vie sociale son indispensable constance. La
seconde, élément d'une religion extramondaine, se concrétise par l'incinération
du défunt et l'éparpillement des cendres sur les eaux d'une rivière : par ce
rite, la communauté des vivants assure au mort la purification nécessaire à
la vie dans l'au-delà, dans lequel elle-même s'enracine et qu'elle conçoit
comme le véritable horizon de la vie sur terre, dont les différentes étapes
marquent la progression de l'individu vivant vers l'absolu[1].
En comparaison de ces stratégies
funéraires et des idéologies qui les informent, la politique de la mort
que déploient les sociétés occidentales au XXème siècle présente
des différences saisissantes, plus marquées encore que celles distinguant les
rites des communautés mésopotamiennes et indiennes brahmaniques. Le rapport à
la mort que reflète ce modèle spécifique paraît résulter d'une mutation
radicale survenue au début du siècle et dont les effets traduiraient un
renversement complet d'attitudes, de pratiques et de représentations au regard
des modèles qui avaient prévalu jusque-là en Occident[2].
Dans l'Homme devant la mort
(1977), Philippe Ariès a proposé de réfléchir sur les conséquences de cette
coupure dans le concept de mort inversée. Le trait majeur de ce
paradigme inédit, correspondant à un type absolument nouveau de mourir,
serait l'exclusion de la mort, par quoi il faut entendre la disparition du
caractère social et public qui marquait antérieurement le rapport permanent
entre la mort et la société : «Rien n'avertit plus dans la ville que
quelque chose s'est passé : l'ancien corbillard noir et argent est devenu une
banale limousine grise, insoupçonnable dans le flot de la circulation. La société
ne fait plus de pause : la disparition d'un individu n'affecte plus sa continuité.
Tout se passe dans la ville comme si personne ne mourait plus"[3].
L'effacement progressif de la
publicité[4]
de la mort résulterait de deux transformations concomitantes : l'une,
institutionnelle et technique, à savoir le développement de l'hospitalisation
et de la médicalisation ; l'autre, imaginaire et symbolique, celle du statut de
la mort et de sa représentation collective. Les deux aspects sont solidaires : la
mort désormais est réputée sale, inconvenante, et son indécence frappe
jusqu'au deuil lui-même – dont la discrétion confine à une
disparition pure et simple ; l'hôpital, dans le même temps, est l'enclos où
se dissimule cette horreur nauséabonde, "cachée parce que laide et
sale". Ce bouleversement total de comportements séculaires est illustré
singulièrement dans l'inversion de l'image de la belle mort, qui
jusqu'alors était par excellence publique et héroïque, telle celle d'Achille
dans l'Iliade, et qui aujourd'hui désigne le mourir le plus silencieux, le
plus discret et le plus mensonger : "la mort de celui qui fait semblant
qu'il ne va pas mourir", qui "dissimulera d'autant mieux qu'il ne le
sait pas lui-même", et qui, de préférence, s'éteindrait la nuit dans
son sommeil, sans le montrer et sans se voir mourir.
Si la description d'Ariès est
incontestable, peut-être faut-il remettre en cause l'idée d'une exclusion de
la mort et de son avatar, celle d'un refoulement de la mort. Si refouler la
mort signifie refuser de la voir et la dissimuler, il faut objecter que la fin
du XXème siècle est l'époque qui, par la télévision
notamment, expose à la vue du plus grand nombre d'individus le plus grand
nombre de cadavres dans le plus grand nombre d'états de décomposition[5].
Si cela signifie que la mort a cessé d'être publique, il faut objecter que la
publicité de la mort n'a jamais été aussi étendue et prégnante
qu'aujourd'hui : en témoignent la mise en valeur de la mort d'hommes d'État,
relevée au demeurant par Ariès, mais aussi de celle, presque quotidienne, de
personnalités diverses. En réalité, la question n'est pas de savoir si la
mort est publique ou non ; elle est d'interpréter la signification d'une
publicité devenue massive.
Peut-être faut-il comprendre
que les effets conjugués de l'hospitalisation, de la technicisation, de la médiatisation
et de la diffusion du savoir médical confèrent seulement une configuration
nouvelle au phénomène, à propos duquel il est opportun de rappeler la déclaration
de Pascal : "Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie
en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour
jamais".
Bien que de nombreux moralistes
aient abondamment traité de l'attitude à avoir devant la mort, la sienne ou
celle des autres, la mort n'est pas à proprement parler une question
philosophique. Cependant, elle s'inscrit dans les réflexions sur la nature de
l'homme et l'on peut en distinguer diverses conceptions.
Pour les doctrines opposant le
monde sensible au monde intelligible, les apparences à la vérité, le temps à
l'éternité, l'homme est fait d'un corps périssable et d'une âme immortelle.
Ainsi Platon, Descartes ou Malebranche considèrent-ils – avec des divergences
notables, bien qu'on les rapproche souvent en les englobant sous le qualificatif
de dualistes – que la mort n'est que la fin de la vie terrestre, non la
rencontre avec le néant. La croyance en l'immortalité ou en l'éternité de l'âme
se retrouve dans les religions. Un autre dualisme, celui d'Aristote par exemple,
ne conçoit pas la survie de l'âme, forme et principe actif de la matière, séparée
de cette matière.
Pour le matérialisme antique,
l'âme est constituée d'atomes qui se dissipent dans l'Univers "comme la
fumée dans l'air". Marx et Comte, niant l'existence d'une réalité
spirituelle, ne reconnaissent comme immortalité à l'homme que celle de la mémoire
de l'humanité en devenir. C'est là, bien entendu, la position de l'athéisme.
L'existentialisme considère la
mort comme une dimension constitutive de l'existence (Heidegger définit l'homme
comme l'être pour la mort) qui lui donne un caractère absurde.
Quelle que soit la rationalité
avec laquelle on aborde la question, elle n'élimine pas l'angoisse
ressentie devant le phénomène et qui certainement est exprimée avec le plus
de justesse par les poètes, sachant que cette angoisse n'est pas la peur de la
mort mais le doute que l'on peut avoir sur sa propre vie et qui est de savoir
si, au moment voulu, on l'aura… bien vécue.
Le suicide est une forme
particulière de mort. Dans la plupart des sociétés, il fait l'objet d'une
condamnation absolue[6]
même s'il y en a qui l'ont élevé au rang de vertu héroïque, même si
d'autres, notamment celles fondées sur un code strict de l'honneur, l'imposent
dans certaines circonstances[7].
De nos jours, les sociétés
occidentales ont une position ambiguë relativement au suicide : elles réprouvent
toujours le suicide de madame et monsieur tout le monde mais glorifient
celui de certaines personnalités – et, notamment, des stars ou idoles[8]. La réprobation du
suicide d'enfants et de jeunes reste unanime alors même qu'il ne cesse de se développer
et que, dans certains pays, pour cette catégorie de la population, il constitue
la première cause de mortalité, avant même les accidents de la circulation !
Il est évident que pour ceux
qui considèrent que la vie n'est pas une affaire personnelle mais l'œuvre
de dieu et que la vie d'un individu n'appartient pas à cet individu
mais au troupeau[9], le suicide n'est pas non
plus une affaire personnelle et qu'il n'est ni un droit, ni une liberté.
Pour un athée, le suicide,
comme la vie est une… affaire personnelle. Une liberté de choix assumée par
un individu. Un choix de vie en quelque sorte. Un choix qui ne saurait
emporter quelque jugement de valeur que ce soit : ni réprobation, ni valorisation.
Comme tout fait le suicide ne peut donc qu'être admis, constaté,
reconnu…
On peut certes discuter à
l'infini sur la pertinence du choix qui est ainsi fait quand, soi-même,
dans les mêmes circonstances, on pourrait faire un autre choix. On peut tout
autant discuter sur l'effectivité de la liberté qui a présidé au choix ainsi
fait. Peu importe. Encore une fois, il ne saurait être question de porter un
jugement de valeur parce que la vie, comme la mort d'un individu sont en dehors
de la Morale[10] et ne relèvent que de la
seule éthique de celui/celle qui, assumant sa dignité et sa liberté humaines,
fait tel ou tel choix.
En outre, il faut savoir que, dans certaines circonstances, un être humain, soucieux de vivre debout peut ne pas avoir d'autre choix possible que de mourir debout ![11.
[1] Au regard d'une telle analyse, logiquement, la secte catholique devrait être favorable à l'incinération mais ce serait oublié que la mort est aussi un marché – au sens commercial du terme – ; ce marché ne s'arrête pas à l'instant de la mort et, au plus, à l'inhumation ; il se poursuit après la mort elle-même avec le cimetière qui permet le renouvellement quasi infini – tant qu'il y a des descendants – de rites funéraires et donc… de prestations de services !
[2] Ainsi, aux U.S.A., très rapidement, la mort a été désacralisée pour pouvoir être… marchandisée. Cf. par exemple, la traditionnelle publicité que l'on rencontre au bord des autoroutes américaines : "Mourrez, nous ferons le reste". Cette marchandisation de la mort est sinon universelle, du moins étendue à toute la sphère capitaliste. Ainsi, par exemple, la Ville de Pau, il y a quelques années, s'est payée en Angleterre une campagne de presse sur le thème de "Mourir à Pau".
[3] Rappelons que Georges BRASSENS regrettait les bonnes vieilles funérailles d'antan qui étaient, somme toutes, souvent, des cérémonies fort paillardes, voire… mécréantes !
[4] Qui n'exclut nullement le commerce de la mort et donc… la publicité sur et pour ce commerce !
[5] De nombreux sociologues ont toutefois relevé que, chez les spectateurs, un amoncellement de cadavres n'était pas perçu comme le spectacle de la mort, la mort n'étant réellement perçue comme mort que lorsqu'elle est celle d'un individu. On peut donc être insensible au spectacle d'un amas de cadavres et de pas supporter la vue du corps d'un défunt ! Dans le même ordre d'idées, un seul suicide est plus choquant qu'un suicide ou un massacre collectif ! La conscience de la Mort serait donc… individuelle parce que seule la mort individuelle renvoie à sa propre mort ?
[6] Rappelons que tant que les cimetières étaient sous le contrôle de l'ordre religieux les corps des suicidés n'y avaient pas leur place. Comme ceux d'autres réprouvés d'ailleurs, à commencer par ceux qui avaient péri sur les bûchers de ce même ordre !
[7] Circonstances qui font que la réprobation sociale porte sur le refus du suicide et non sur le suicide !
[8] On peut considérer que les fans se livrent à une véritable appropriation anthropophage de l'idole qui s'est suicidée !
[9] Que celui-ci soit de nature religieuse ou profane.
[10] Qui est toujours celle des autres.
[11] Et, quoi qu'on dise ou pense, il y a bien un choix : celui de mourir debout plutôt que de vivre couché !