La sémantique générale
"Pour
comprendre la situation ici, vous devez vous efforcer d'atteindre en esprit les
limites extrêmes de vos conceptions de la démocratie. Il n'y a pas de président
sur Vénus, pas d'Assemblée, pas de groupes directeurs. Tout est volontaire ;
chacun vit pour lui-même, seul, et cependant coopère avec les autres pour que
le travail indispensable soit fait".
Alfred E. Van Vogt, Le monde des
–A, traduit de l'anglais par Boris Vian.
On raconte que dans sa jeunesse, alors qu'il était officier de l'armée
polonaise, Alfred Korzybski aurait participé à une manœuvre de campagne :
À la fin d'une journée de manœuvre, le groupe de jeunes
officiers auquel il appartenait se serait réuni dans une des tentes de l'État-major
pour étudier la carte du territoire que le régiment allait parcourir le
lendemain. Penchés sur cette carte, les officiers débattaient de la meilleure
façon de traverser une rivière dans l'hypothèse où les ponts avoisinants
auraient été détruits par l'ennemi. Après plus d'une heure de discussion
enflammée, Korzybski se serait glissé à l'extérieur de la tente sans se
faire remarquer afin d'aller constater de visu l'état des lieux. De retour
moins d'une heure plus tard, il aurait déclaré à ses camarades :
– Ce n'est pas la peine de se demander comment traverser la rivière... elle
est pratiquement à sec!
Et il aurait ajouté :
- La carte ne correspond pas au
territoire...
Cette formule lapidaire résume la démarche de la pensée d'Alfred
Habdank Skarbek Korzybski, le fondateur de la "sémantique générale". Mais,
avant d'essayer de voir ce qu'est la "sémantique générale", voyons
qui était Alfred Korzybski :
Né à Varsovie, le 3 juillet 1879, il fait des études d'ingénieur chimiste à
l'Institut polytechnique de Varsovie, études qu'il approfondit en Allemagne et
en Italie, particulièrement à Rome. En 1914, il s'engage comme volontaire dans
la 2ème armée russe et, en raison d'une blessure, se voit affecté à l'État-major
du service des renseignements. En 1915, il est envoyé au Canada et aux U.S.A.
en tant qu'expert d'artillerie de l'armée russe, puis devient officier de
recrutement pour l'armée franco-polonaise aux U.S.A. et, en même temps, conférencier
pour le compte du gouvernement américain. A la fin des hostilités, il s'établit
aux États-unis et en 1921, y publie son premier ouvrage, "Manhood of
Humanity : The Science and Art of Human Engineering". Pendant les 12 années
qui suivent, il travaille à développer ses théories et, en 1933, publie
"Science and Sanity : An Introduction to Non-Aristotelian Systems and
General Semantics" : la sémantique générale est alors née du double
point de vue théorique et expérimental [Les prémisses de la théorie se
trouvent dans les deux articles de Time-Binding: The General Theor, publiés, respectivement, en 1924 et 1926]. En 1938, il
organise, en tant que directeur, l'Institut de Sémantique Générale, à
Chicago, Illinois (U.S.A.).
Jusqu'à sa mort, le 1er mars 1950, Korzybski s'emploie à développer
et diffuser la sémantique générale en donnant des cours, organisant des séminaires
et des congrès, initiant et supervisant des recherches théoriques et appliquées,
en développant les applications de sa théorie dans de nombreux domaines de la
connaissance.
La renommée de Korzybski et, surtout, de la sémantique générale vint de…
la science fiction ! En effet, à la fin de la deuxième guerre mondiale, A. E.
van Vogt, très impressionné par "Science and Sanity", publia en épisodes
dans le magazine "Astounding" ce qui devint en 1948 le premier roman
de la série des Non-A : "Le Monde des Non-A",
dont le héros, Gilbert Gosseyn ("go sane " : celui qui va sainement,
en référence à la "sanité" de Korzybski) vit dans un monde où
l'entraînement à la sémantique générale est devenu le critère de sélection.
Dans ce monde, mes individus les mieux entraînés sont envoyés sur la planète
Vénus, monde… anarchique où les heureux élus travaillent de concert sans
avoir besoin d'un quelconque système de gouvernement, ni de police.
En France, c'est Boris Vian qui, en 1953, assura la traduction de l'œuvre de
van Vogt et qui, se faisant, tout autant passionné par la théorie de Korzybski,
se fit un ardent propagandiste de la sémantique générale auprès du Collège
de Pataphysique mais aussi, du grand public à travers ses divers écrits.
Raymond Queneau mais aussi Léo Campion
s'emparèrent de cette théorie et s'en firent d'ardent praticiens.
Mais qu'est-ce que la sémantique Générale ? Il s'agit d'une discipline
scientifique qui s'intéresse en particulier au langage dans la mesure où il
structure nos relations en montrant comment le langage (la carte), loin d'être
un outil neutre, constitue une grille de lecture d'une communauté linguistique,
mais aussi comment, au plan individuel, les mots véhiculent le plus souvent une
interprétation subjective de la réalité plutôt qu'elle ne la cerne. Elle
permet d'enrichir la réflexion et l'action dans les domaines les plus divers :
sciences (mathématiques, physique, biologie, astronomie, anthropologie,
psychologie…) mais aussi logique, éthique, poésie, littérature…
Selon la sémantique générale, il faut apprendre à faire la différence entre
la connaissance factuelle et la connaissance inférentielle. Si les affirmations
factuelles reposent sur une observation et des règles acceptées et peuvent
donc être vérifiées, les affirmations inférentielles ne reposent sur aucune
observation objective et peuvent se ramener, le plus souvent, à de simples
opinions.
Les affirmations factuelles sont objectives et permettent d'accéder à des
certitudes, voire à des vérités dans le sens scientifique du terme,
même s'il faut rester "modeste",… "relatif puisque dans toute
observation se glisse un élément d'incertitude et que, de ce fait, deux
observations, même faites par la même personne, ne sont jamais identiques. En
revanche, les affirmations inférentielles sont subjectives, réactives,
"secondaires" (en ce qu'elles se déduisent d'un système de valeurs
et donc de codage, d'interprétation...), "réflexives"… : elles
sont du domaine de la représentation, du malentendu, de l'erreur d'évaluation….
La confusion entre le factuel et l'inférentiel, telle qu'elle émerge du
mental, est extrêmement…"troublante". C'est ainsi qu'on pense que
l'on est mal vu de l'autre [qu'il nous en veut, qu'il nous déteste…] alors
que, tout simplement, il… ne vous a pas vu ; que la situation est telle qu'il
n'y a plus d'issue possible, alors qu'elle est loin d'être compromise... La
confusion entre le factuel et l'inférentiel est la cause de méprises mais
aussi d'affrontements, de querelles, d'incompréhension... L'inférentiel ce
serait, en somme, une forme de délire... car, avec lui, on en vient souvent à
déformer la réalité (le territoire) pour rencontrer l'interprétation qu'on
en a (la carte) et en arriver à la conclusion que la carte fait le territoire,
qu'il faut "combiner" la traversée d'une rivière qui, réellement,
est à, sec…. L'inférentiel, c'est l'émotion brute qui
"raisonne"…
La sémantique générale est donc modèle théorique du processus d'évaluation
et de ses conséquences comportementales pour l'être humain, un modèle
structuré en système est dit "non-aristotélicien" (ou." –A"),
car il dépasse et englobe comme un cas particulier les "lois de la pensée"
codifiées par Aristote, et depuis fossilisées dans la structure des langages
occidentaux.
Trois axiomes peuvent résumer la théorie de Korzybski :
- la carte n'est pas le territoire : les mots ne sont
pas ce qu'ils représentent ;
- la carte ne couvre pas tout le territoire : les mots
ne peuvent pas couvrir tout ce qu'ils sont supposer représenter
;
- la carte est auto-réflexive : dans/avec le langage,
nous pouvons parler à propos du langage ; les mots décrivent et représentent
les mots eux-mêmes en tant que (pseudo)représentation du réel.
Or, la carte par excellence de ce territoire particulier qu'est le réel – le
territoire/réel de soi, c'est-à-dire le Moi, mais aussi de l'Autre – est…
le langage. Le langage, parce qu'il est des-scription, nom-mination, im-pression…,
est connaissance, mais une connaissance aussi bien factuelle qu'inférentielle.
Il peut donc être cognitif et même scientifique mais aussi… lyrique,
"poétique"… délirant. Le langage est autant la vue que la vision
du réel.
En se dégageant des approches de la psychologie et de la philosophie
classiques, Korzybski a construit une méthode d'analyse des processus
compatible avec les postulats et connaissances scientifiques modernes. Son modèle
ouvre de nombreuses perspectives qui restent encore à explorer parce qu'il est
un système ouvert qui appelle sa propre révision, voire son incorporation dans
d'autres systèmes plus généraux.
L'évolution récente de la physique interroge
la Science
– les sciences, TOUTES les sciences, qu'elles soient exactes ou… humaines.
De même, l'effondrement du bloc soviétique et son corollaire – la bipolarité
du monde -, l'hégémonie états-unienne, l'intégrisme (et pas seulement
islamiste), l'"alter-mondialisme", l'hyper-libéralisme, le recul du
syndicalisme…, doivent nous amener à nous interroger sur la pertinence de l'appareillage
dont nous disposons pour observer, expérimenter, (chercher à) comprendre, décrire,
théoriser… le monde actuel –notre
réel –. Autrement dit à nous interroger sur la part de factuel
ou d'inférentiel du discours que nous avons pour rendre compte du réel et élaborer
notre projet de transformation de ce même réel pour atteindre un autre réel
que nous ne pouvons désigner qu'avec les mêmes mots !
Autrement dit, ne devons-nous pas cesser ne nous demander comment allons nous
faire pour traverser la rivière qu'indique la carte pour aller nous rendre
compte, de visu, de l'état réel de cette rivière car, après tout, rien ne
nous dit qu'elle n'est pas à sec !
Les sémanticiens donnent parfois l'exemple du revolver "non chargé"
qui tue... Le héros ayant fait l'inférence que le revolver était vide!
Pour lui, c'est une connaissance factuelle : il n'éprouve donc pas le
besoin de vérifier. Et pan !il tire et meurt ! De même, Roméo découvre
Juliette allongée sur la dalle de la tombe. Il pense qu'elle est morte...
Et il s'enlève la vie. Mais elle n'était qu'endormie. Elle se réveille
pour découvrir que Roméo est mort et elle s'enlève la vie à son tour...
Pour revenir à la rubrique "Divers" :
Pour revenir au Plan du site :
Pour revenir à la page d'accueil :