Les Chevaliers du Travail

 

Cette planche n'est pas à proprement parler philosophique mais historique mais, à l'image d'autres comme celles, par exemple, relatives à l'anti-maçonnisme, elle pourra donner lieu, c'est du moins ce que j'espère, à une réflexion, pertinente ou… impertinente, sur la F...M...

Et, pourquoi pas, à un questionnement des FF... sur la pratique de la F...M... ?

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 En France, la Chevalerie du Travail s'est rattachée aux Knights of Labour États-uniens et canadiens. C'est donc vers l'Amérique du Nord qu'il nous faut d'abord nous retourner :

 Aux États-Unis, alors qu'il n'y avait pas encore de véritables syndicats, la première organisation nationale de travailleurs fut l'Ordre des Chevaliers du Travail. Fondé en 1868, cet ordre s'inspira de la tradition des loges opératives, véritable combinaison de corporations et de syndicats, qui, au Moyen-Âge en particulier, avaient servi de cadre d'organisation à diverses professions, comme celles du "bâtiment" ou, plus exactement, de la construction. Cet Ordre rassemblait, au sein d'une localité, tous les travailleurs, Blancs et Noirs (mais ni les Indiens, ni les Chinois), femmes et hommes, Américains de "souche" et immigrants : ouvriers qualifiés et non qualifiés, ouvriers agricoles, mais aussi artisans, petits commerçants, agriculteurs et travailleurs indépendants, à l'exception notoire des avocats, des banquiers ainsi que tous ceux qui vivaient, d'une façon ou d'une autre, du commerce de l'alcool. Malgré une répression, autant légale que sauvage, immédiate, l'Ordre, sans doute à cause de son universalisme et de la probité légendaire de ses membres, était très populaire et se développa rapidement. Un peu partout, il initia des Assemblées locales qui étaient les instances d'organisation des membres et de direction des grèves et organisa la solidarité ouvrière dans la lutte mais également le quotidien (logement, santé, secours…). En outre, il développa des actions dites philanthropiques et, en particulier, de formation aussi bien générale que professionnelle. Les rites des cérémonies d'initiation, les signes, les mots de passe, les sceaux, les symboles… étaient de facture maçonnique.

 L'Ordre se développa rapidement, de façon foudroyante et, à son apogée, en 1886, regroupa plus de 700 000 adhérents. Organisé par localités, l'Assemblée locale[1] étant ainsi la cellule de base, par districts et Etats, on ne peut toutefois pas considérer que l'Ordre était doté d'une véritable autorité centrale, car la direction nationale n'avait pas de pouvoir réel sur les Assemblées locales dont les permanents étaient élus et payés par les adhérents de base. Le développement de l'Ordre fut tellement prodigieux que, en 1886, le congrès de Richmond Congrès de Richmond, réunissant 658 délégués, dut prononcer un moratoire sur l'affiliation de nouvelles Assemblées locales !

 Lors de la maîtrise du premier Grand Maître Stephens, le ton était à la paix et à la conciliation, mais avec l'accession de Powderly, le ton changea : désormais, c'était l'heure de la lutte et, en particulier de la grève. L'Ordre fut une société secrète jusqu'en 1878. Dés 1880, les Chevaliers étaient présentés par de nombreux journaux comme de dangereux terroristes et il y a fort à parier que les archives de la Police peuvent plus nous apprendre à leur sujet que le peu d'archives de l'Ordre dont disposent les historiens !

 J'indiquerai, pour mémoire, que, à la même époque, en revanche, l'ancêtre direct de l'American Federation of Labor (Fédération Américaine du Travail)[2], la FOTLU (Fédération des Métiers Organisés et des Syndicats de Travailleurs), qui ne regroupait, sur la base exclusive du métier (trade union), que des ouvriers qualifiés et, de surcroît, que des hommes, blancs et américains de souche (des… WASP !), ne comptait fin 1884 que 50 000 adhérents. Elle était même moribonde lorsque, le 1er mai 1886, elle lança le premier mot d'ordre de grève générale interprofessionnelle de l'Histoire Etats-unienne dont la revendication était la journée de huit heures.

 Les Chevaliers du Travail, parmi lesquels de nombreux militants anarchistes, jouèrent un rôle prépondérant dans la grève générale et les manifestations du 1er mai 1886 alors même que la direction de l'Ordre l'avait condamnée ; c'est pourquoi, les dirigeants des Assemblées générales ainsi que les adhérent(e)s furent, avec les anarchistes, les principales victimes de la répression qui suivit le massacre de Haymarket (Chicago). A cette occasion, et contrairement à celle de l'American Federation of Labour, la direction de l'ordre refusa de venir en aide aux accusés, puis aux condamnés de Chicago alors qu'elle était en mesure de faire jouer en leur faveur son puissant lobbying politique.

 Par la suite, la Direction de l'Ordre élue lors du congrès de Richmond, rejeta clairement et définitivement l'idée d'un syndicalisme de classe fondée sur la notion de salariat. En rompant avec son passé de et de luttes syndicales, l'Ordre des Chevaliers du Travail sonna alors le glas de sa mort. La plupart de ses membres rallièrent alors la FOTLU, puis l'AFL[3], le Congress of Industrial Organisations (CIO) et, surtout, plus tard, l'Industrial Workers of the World (IWW)[4] créé en 1905. Certains, rallièrent également des Loges maçonniques tandis que d'autres restèrent dans l'Ordre jusqu'à sa disparition officielle, d'aucuns disant qu'il continue à exister sous une forme secrète.

 En 1882, l'Ordre des Chevaliers du Travail essaima à Montréal d'où il rayonna rapidement sur tout le Canada sous le nom de Noble et Saint Ordre des Chevaliers du Travail. Très rapidement, les Chevaliers organisèrent environ 400 assemblées locales comptant des dizaines de milliers de membres. Mouleurs, tonneliers et autres corps de métier dirigèrent les premières campagnes de recrutement des Chevaliers qui prirent soin, comme U.S.A., d'ouvrir toutes grandes les portes de leurs assemblées à tous les travailleurs, quelle que soit leur origine nationale et leur sexe, à l'exclusion des banquiers, des avocats, des joueurs et des propriétaires de saloon mais aussi des Indiens, des Chinois et des autres asiatiques. Compte tenu de la spécificité linguistique du Canada, l'Ordre permit la tenue d'Assemblées locales distinctes pour francophones et anglophones.

 En 1885, l'évêque Elzéar-Alexandre Taschereau obtint du Vatican l'interdiction des Chevaliers du Travail au Québec qu'il présenta comme une secte maçonnique (sic).

 Au Canada encore plus qu'aux États-Unis, les Chevaliers s'investirent également dans la vie de la Cité. Dans de petites localités comme Galt et Saint Catharines, en Ontario, tout comme dans les grandes villes de Toronto, Montréal, Winnipeg et ailleurs, ils créèrent des Assemblées locales pour satisfaire leurs revendications syndicales (salaires, conditions de travail…) mais aussi aborder, traiter et faire progresser des questions plus générales touchant la santé, le logement, l'éducation, la formation de leurs membres et, au-delà, de l'humanité. Dans leur opposition au monopole industriel, ils lancèrent de nombreuses coopératives de producteurs et de consommateurs.

 Il faut toutefois noter que, à la différence de ceux des Etats-Unis, du moins jusqu'au Congrès de Richmond, les Chevaliers du Canada, à l'origine, considéraient que le déclenchement d'une grève ne devait être qu'un ultime recours, la priorité d'action étant accordée à la persuasion morale exercée d'ailleurs davantage auprès du Gouvernement que du patronat afin d'obtenir une réglementation protectrice, voire même protectionniste du Travail. C'est pourquoi, les Chevaliers canadiens furent régulièrement très présents et actifs sur la scène politique municipale où ils militèrent pour un amalgame de réformes radicales pour l'époque : abolition du travail des enfants ; ; égalité des hommes et des femmes selon la formule "à travail égal, salaire égal" ; instruction publique…, associé, selon les Assemblées locales, à une critique du système capitaliste, tout particulièrement de l'exploitation salariale : "nous ne croyons pas que l'émancipation des travailleurs réside dans l'augmentation des salaires et la réduction des heures de travail; nous devons aller beaucoup plus loin que cela, et nous n'y parviendrons que si le régime du salariat est aboli". Ils peuvent être considérés comme à l'origine des premiers partis ouvriers indépendants mais également des courants communautaristes (au sens canadien du terme), mutuelliste[5] et municipaliste (ou communaliste) qui perdurent de nos jours et, enfin, de la problématique écologique, notamment en terme de développement durable.

 En 1889, les débardeurs investirent massivement l'Ordre ; il en résulta rapidement un conflit avec les premiers Chevaliers qui, contrairement aux idéaux de l'Ordre, s'étaient constitués en une sorte d'élite ouvrière locale (les maîtres) et qui tentèrent en vain de vider l'Ordre de tout substrat syndical pour l'orienter vers la seule action philanthropique avec la création de sociétés de secours mutuels, moins militantes et revendicatives.

 Pour les débardeurs et, plus généralement, les ouvriers de l'Ordre le projet était de "réunir l'ensemble des producteurs dans un vaste mouvement pour l'abolition du salariat et le rétablissement d'une société nouvelle fondée sur la coopération et la petite propriété[6]". La direction de l'Ordre, à l'image des maîtres, ne manqua pas de s'inquiéter de ce projet et de la turbulence de plus en plus incontrôlable d'une base fortement anticapitaliste et anticléricale[7]. Le conflit alla en s'aggravant et finit par une véritable scission entre révolutionnaires et réformistes, légalistes et illégalistes et, au-delà syndicalisme et politique. Cette scission fut fatale à l'Ordre qui finit par en mourir, du moins officiellement, car au Canada comme aux U.S.A., certains estiment que l'Ordre vit toujours mais dans le secret de la clandestinité ! Les Chevaliers d'en bas s'en allèrent vers les syndicats[8] et les partis ouvriers tandis que ceux d'en haut rejoignirent la F...M... régulière, l'Armée du Salut et d'autres sociétés philosophiques d'une part et, d'autre part, la Politique et les partis sociaux-démocrates, voire libéraux.

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 La première implantation européenne de l'Ordre des Chevaliers intervint en Belgique en 1880[9]. En France, l'Ordre de la Chevalerie du Travail fut fondé le 23 novembre 1893, grâce à la persévérance de Chauvière, F...M... par ailleurs et qui en sera le premier G...M....

 A la différence des U.S.A. et du Canada, l'Ordre est strictement masculin. Les Chevaliers sont organisés en chantiers dirigés par un chef de chantier ou maître et dont les noms sont placés sous le patronage des Lumières : Voltaire, Diderot, Rousseau… ; de la Révolution (Marat…) ou de révolutionnaires plus récents (Marx, Eugène Varlin[10]…). Les chantiers sont regroupés en sections départementales et ceux-ci en districts régionaux.

 Plusieurs conditions devaient être remplies pour devenir Chevalier : être présenté par un répondant (le recrutement se faisait donc uniquement par cooptation), avoir 18 ans ou plus ou seulement 16 si un parent l'était déjà, subir une enquête relative aux opinions et engagements politiques ou associatifs et prêter le serment suivant : "Je promets sur mon honneur que jamais je ne révèlerai à qui que ce soit aucun des signes ou des travaux secrets de notre ordre qui peuvent m'être, maintenant ou plus tard, donnés ou confiés, aucun acte, fait, aucun objet ou projet conçus, excepté si j'y suis autorisé par mes fonctions ou par une commission spéciale accordée par l'Ordre". Le nouveau Chevalier était accueilli par un discours de réception.

 En France comme en Belgique, la Chevalerie du Travail se rattacha, dés sa naissance, à la tradition révolutionnaire et avait pour projet l'abolition du capitalisme. Elle admettait le sabotage et la grève générale comme moyen de lutte. Aristide Briand, théoricien de cette forme d'action[11], était Chevalier du Travail. L'Ordre était également anticlérical et adhérait au coopératisme et à l'autogestion. Antiparlementariste, ses membres détenteurs d'un mandat politique étaient interdits de maîtrise : les élus ne peuvent et ne pouvaient recevoir de délégation qu'impérative, limitée et révocable à tout moment.

 En plus des allemanistes[12], de nombreux membres des Bourses du Travail firent partie de l'Ordre (les frères Pelloutier et, notamment, Fernand, le fondateur des Bourses du Travail, Désiré Colombe…) ainsi que du Parti Ouvrier socialiste Révolutionnaire.

 De nombreux Chevaliers étaient F...M... par ailleurs : Marcel Sembat (fondateur de la Loge "La raison" et auteur d'une conférence, intitulée "Nécessité absolue pour le F...M... d'être socialiste", qu'il prononça, lors de l'inauguration, en 1904, de la Loge "L'Internationale"), Emile Chauvière, Adien Veber[13], Emile Pasquier[14], Charles Brunellière[15]…tout comme deux de ces trois derniers G...M... : Jobert, du G...O...D...F... et Lévy-Oulman, de la Grande Loge.

 Les Chevaliers s'appelaient entre eux FF... et T...C...FF...;  utilisaient les trois points dans leurs écrits et avaient des mots secrets et des signes de reconnaissance. Selon Charles Brunellière; l'Ordre était une F...M... ouvrière et socialiste même si, pour Arthur Groussier[16], il n'y avait aucun lien entre les deux. Selon Augustin Hamon, qui fut Chevalier du Travail et F...M... : : "Nous sommes sûrs que les Chevaliers du Travail français n'avaient pas de rapport, en tant qu'Ordre avec la F...M... française. Beaucoup de Chevaliers du Travail étaient F...M... ; c'était là le seul lien qui unissait les deux ordres dont les buts, encore qu'assez semblables, n'étaient pas identiques".

 En outre, de nombreux Chevaliers du Travail étaient également membres d'une société de libre pensée, d'un syndicat, d'une coopérative ou d'un groupe libertaire, formel ou non. Selon Maurice Dommanget[17], la Chevalerie du Travail a préfiguré et même favorisé l'unité syndicale et l'unité socialiste.

 La Chevalerie du Travail française était essentiellement présente à Paris, dans la Seine et la Seine et Oise. Mais de nombreuses villes de province avaient un chantier : Angers, Rennes, Le Mans, Nantes, Alès, Decazeville, Figeac, Amiens, Toulouse, Lyon… En 1896, l'Ordre comptait 1 500 membres, ce qui atteste d'une discrétion certaine. Ayant toujours eu des effectifs modestes, l'Ordre, 20 ans à peine après sa création, était déjà moribond. Il fut officiellement dissout en 1910.

 Toujours restée volontairement discrète, pour ne pas dire secrète, il est difficile de dire si la Chevalerie du Travail française avait des liens avec les Ordres des autres pays (Belgique, USA, Canada…) même si, selon certains auteurs, syndicalistes et/ou anarchistes, ces liens existaient, notamment, pour assurer, dans les deux sens, des filières de passage permettant à des Chevaliers de se mettre à l'abri de la répression policière.

 En France, d'emblée elle s'est heurtée à l'existence d'un mouvement syndical fort et ancien. C'est pourquoi, l'hypothèse d'une FM ouvrière est plus probable quant à son origine. En somme, elle aurait pu être la dimension "philanthropique et philosophique" du mouvement des Bourses du Travail.

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 Discussion :

 La Chevalerie du Travail, en Amérique du Nord, s'est constituée en l'absence d'un véritable syndicalisme alors que la F...M... y était encore fort discrète, pour ne pas dire élitiste. D'initiative ouvrière et non ouvriériste, son objectif originel n'était pas tant la défense des travailleurs que le changement radical de la société. Fortement empreinte de moralité et de moralisme, elle avait indéniablement aussi une dimension philosophique, philanthropique et progressiste mais l'organisation des travailleurs aux fins de lutte était bien sa mission première. D'emblée, elle est entrée en concurrence avec les traditionnelles sociétés philanthropiques qui, d'obédience religieuse, avait pour objet de tempérer les excès et les conséquences du système économique tout en veillant à ce qu'il ne soit pas remis en cause. C'est pourquoi, d'emblée, la Chevalerie du Travail s'est heurtée à l'opposition à la fois aux autorités politiques et religieuses et au patronat. Mais c'est pourquoi aussi, elle s'est développée sans aucun lien avec la F...M... et qu'elle a disparu au profit non de cette dernière mais des syndicats au fur et à mesure que ceux-ci se sont constitués et se sont démarqués de toute finalité politique et philosophique.

 Au vu de sa brève (mais tumultueuse) histoire, il ne serait pas excessif de considérer que, d'une certaine manière, elle a été une parenthèse moyenâgeuse ouverte à l'ère de l'essor du capitalisme. N'a-t-elle pas été, en effet, une sorte de compagnnonisme interprofessionnel à l'heure, non plus de l'apprenti, du compagnon et du maître mais de l'ouvrier, du contremaître et du patron ? N'est-ce pas cette nostalgie de la maîtrise du métier (et non du travail) qui expliquerait la dérive élitiste de la Chevalerie canadienne vers le corporatisme et le protectionnisme ? Prônant l'abolition, non du travail, mais du salariat, n'a-t-elle pas, d'une certaine manière, un lien de parenté avec le corporatisme de Pétain, la participation de de Gaulle, la nouvelle société de Chaban Delmas… ?

 En revanche, la Chevalerie française et belge est née dans un autre contexte : celui de la préexistence et du syndicalisme et de la F...M... L'implication forte de syndicalistes et de révolutionnaires dans sa création et son développement doit nous faire exclure l'intention de la substituer autant aux syndicats alors en plein essor et en pleines luttes qu'aux partis en train de naître et, déjà, de se déchirer. Que de nombreux acteurs des Bourses du Travail, à commencer par leur père, Fernand Pelloutier, doit nous amener à exclure cette autre hypothèse qui serait de considérer la Chevalerie du Travail comme l'École de la lutte ouvrière et, notamment, de l'action directe, mais aussi de la promotion ouvrière puisque ce rôle était justement, aussi, dévolu aux Bourses du Travail.

 On ne peut non plus admettre que la Chevalerie du Travail ait été l'arrière-boutique, discrète et même secrète, de la lutte politique ouverte, celle des tribunes comme des barricades, des joutes oratoires comme des émeutes et des révolutions, des manifestations, sinon autorisées, du moins officielles parce que publiques, comme de la grève et du sabotage, en somme, une sorte d'école de la Révolution et des révolutionnaires. En effet :

 Dés lors, pourquoi aurait-il été nécessaire de créer une organisation particulière de combat lorsque les armes déjà utilisées étaient suffisantes ?

 Personnellement, je suis enclin à partager l'avis de Charles Brunellière : la Chevalerie du Travail s'est constituée en France et en Belgique comme une F...M... ouvrière, la preuve la plus immédiate en étant qu'elle s'en est donnée la plus grande apparence possible et que sa création comme son développement – même s'il a été fort court – ont impliqué de nombreux FF... La question est donc alors de savoir pourquoi une F...M... spécifiquement ouvrière quand il existait une F...M... tout court à vocation et prétention universelle et universaliste.

 Les statistiques des différentes Obédiences sont claires : la présence ouvrière au sein des Loges a toujours été très marginale et il en est toujours ainsi du reste. A cela plusieurs raisons peuvent être avancées : l'élitisme de certaines Loges faisant la part belle aux intellectuels, aux professions libérales, à la… bourgeoisie et rendant ainsi leur accès culturellement difficile aux… prolétaires ; l'implantation urbaine des Loges dans les beaux quartiers dont on sait qu'ils ne sont fréquentés par les prolétaires qu'à l'occasion de l'exercice de leur métier ou de manifestations ; les préjugés de bon nombre d'ouvriers à l'égard de la F...M... ; l'opposition de certaines organisations politiques à la F...M... (le Parti Communiste Français par exemple qui, pendant longtemps, interdisait à ses membres d'adhérer à la F...M..., les partis troskystes continuant de maintenir cet interdit) ; le missionnarisme de certains FF... qui considèrent que le troupeau doit rester à sa place, en dehors de la Loge, puisqu'ils se sont donnés pour mission de l'éclairer et de le conduire dans la bonne voie du progrès[18]

 À la fin du XIXème siècle, certains FF..., refusant que la FM... soit à l'image d'une société faisant peu, voire pas de place à la classe ouvrière dans l'Enseignement secondaire et supérieur, les équipements culturels (théâtre, opéras, bibliothèques…), la représentation parlementaire…, ont estimé que les ouvriers ne venant pas à la FM..., ils se devaient d'aller aux ouvriers.

 D'où, à mon sens, la création de cette FM... de substitution que fut la Chevalerie du Travail et, de ce fait, son habillage maçonnique poussé souvent dans les moindres détails[19] avec, toutefois, un soin particulier à la rattacher à sa forme dite opérative et originelle, le compagnonnisme du Moyen-Âge qui, à travers le compagnonnage toujours vivant, pouvait mieux parler aux ouvriers. Une création faite à l'initiative, en France comme en Belgique et en opposition avec l'exemple d'Amérique du Nord, non d'ouvriers mais de révolutionnaires, ou de FF... et, le plus souvent, de FF... révolutionnaires !

 Mais d'où également son inévitable sort, celui de l'échec et d'une mort quasi née. En effet, la Chevalerie du Travail, dés son origine, s'est trouvée enfermée dans une contradiction mortelle : comment se prétendre maçonnique et donc universelle et ne s'ouvrir qu'aux seuls ouvriers ? Autrement dit, était-il pertinent, au seul motif de l'usage de moyens différents, de créer une organisation particulière ayant le même projet que la FM... mais aussi que certains partis politiques comme le Parti communiste ?

 Au-delà du projet révolutionnaire de la Chevalerie du Travail qui, à l'évidence, n'est pas nécessairement partagé par tous les FF... – et toutes les SS... – cette initiative, malgré son échec, somme toute consommé assez rapidement, me semble interroger de nos jours encore la pertinence de la revendication universelle et universaliste de la FM... : quelle place la FM... fait en son sein aux prolétaires – ouvriers, personnels de service, public et privé, manœuvres… - et, a fortiori, à celles et ceux que l'ont nomme, à juste titre, les précaires et les exclu(e)s de la Société ? Est-ce que la FM... est vraiment ouverte à ces… publics ? Est-ce que leur nombre est conforme à leur poids statistique dans la population ? Que fait-elle pour s'ouvrir à eux ? Est-elle au demeurant si accessible que cela  si l'on prend en compte d'autres groupes sociologiques comme, par exemple, celles et ceux que l'on dits de la deuxième, voire de la troisième génération d'immigrés et, singulièrement, d'immigrés d'origine non européenne ? Est-ce qu'en poursuivant son travail dans le monde profane un F... ou une S... n'a pas aussi pour obligation d'ouvrir le chemin de la FM... – et donc de la Loge – à celles et ceux qui ne le connaissent pas et qui risquent fort de l'ignorer toujours ?

 A ces questions, je ne tenterai pas de chercher de réponses dans l'exemple de la Chevalerie du Travail française mais dans celui des Knights of Labour d'Amérique du Nord : ces simples manuels, qui, sans la moindre lumière maçonnique, ont su se défaire de ces préjugés sexistes, sociaux et racistes dans lesquels, à l'aube de ce troisième millénaire, bon nombre de citoyen(ne)s – et, point d'interrogation, de FF... et de SS... – sont toujours empêtré(e)s.



[1] En 1879, l'Ordre comprenait 1 300 assemblées locales et 23 assemblées de district.

[2] L'American Federation of Labor (AFL) fut fondée en 1886 par Samuel Gompers, l'un des dirigeants du syndicat des cigariers. Regroupant les syndicats d'artisans, l'AFL atteignit 1.750.000 adhérents en 1904, ce qui en faisait alors l'organisation syndicale la plus importante du pays.

[3] Peu après 1920, des tensions surgirent au sein de l'AFL entre les artisans qualifiés et les ouvriers des usines. Le conflit entraîna la création d'une nouvelle centrale syndicale, le Congress of Industrial Organizations (CIO), ouvert aux seuls ouvriers. L'organisation se développa rapidement et, à la fin des années 1930, elle comptait plus de membres que l'AFL. par la suite, l'AFL et le CIO ont fusionné pour donner l'AFL-CIO.

[4] L'Industrial Workers of the World (IWW), syndicat créé en 1905 par les représentants de 43 groupements qui s'opposaient à la politique, réformiste, voire collaborationniste, de l'AFL est une version révolutionnaire du mouvement ouvrier qui réclamait le renversement du capitalisme par les grèves, les boycotts et les sabotages. Il s'opposa à la participation américaine à la Première Guerre mondiale. Après avoir réuni plus de 100.000 membres en 1912, l'IWW faillit disparaître en 1925 à cause des poursuites judiciaires engagées par les autorités fédérales contre ses dirigeants, de la répression publique et privée (patronat) de ses membres, de l'hostilité orchestrée de l'opinion publique à l'encontre de l'esprit révolutionnaire et des rouges. Une nouvelle vague de répression s'est abattue sur elle avec le maccarthysme mais l'IWW existe toujours bel et bien. Il existe des IWW dans de nombreux pays, en particulier anglo-saxons et anglophones (Canada, Australie, Afrique du Sud…) membres de l'Association Internationale des Travailleurs. Les IWW et, singulièrement l'IWW des Etats-Unis ont nourri des liens étroits avec la CNT espagnole lors de la guerre civile de 1936 ; ainsi, de nombreux wobblies – membres de l'IWW – s'engagèrent dans les Brigades internationales. Ces liens sont toujours actuels et on notera que, en France, par exemple, la CNT a repris pour emblème le chat de l'IWW. Comme figure emblématique de l'IWW, je citerai Joe Hill mais également Sacco et Vanzetti.

[5] Au sens proudhonien du terme et donc dans son acception libertaire.

[6] Jacques Rouillard, historien du mouvement ouvrier québécois.

[7] "Il y a tant d'anarchistes au Canada ! Ils [ceux au pouvoir] ont raison de se méfier. Les Français sont bien plus difficiles à manier que les autres peuples. Nous avons aussi un certain nombre d'anarchistes aux États-Unis, mais il ne sont pas du genre dangereux. Le tempérament français est très différent. Massez nos gens sur toute la longueur de Market Street, vous n'aurez rien à redouter. Mais faites la même chose avec un nombre égal de Français, alors le pire est à craindre".

[8] A l'instigation des Chevaliers, en 1886, est créé, le premier regroupement syndical d’importance au Québec, le Conseil des métiers et du travail de Montréal, devenu depuis le Conseil régional de la Fédération des Travailleurs Québécois du Montréal métropolitain.

[9] Exclu de sa centrale syndicale et du Parti Ouvrier Belge en 1921, Julien Lahaut relança les Chevaliers du Travail et fondit un Chantier qui fut le point de départ de la future Centrale révolutionnaire des Mineurs.

[10] Le 5 octobre 1839, naissance d'Eugène VARLIN à Claye Souilly, près de Paris. Relieur, militant ouvrier, internationaliste et libertaire. En 1865, il participe à la fondation d'une société d'épargne et de crédit mutuel des ouvriers relieurs. A la création de l'internationale, il adhère à l'organisation et devient un des secrétaires du bureau parisien. Il sera délégué au congrès de l'A.I.T à Genève en 1868, et de Bâle en 1869. Il s'y prononce pour l'égalité des sexes ou encore pour "la collectivisation de la terre par les communes solidarisées". Il est aussi, en 1868, à l'origine de coopératives de consommation. Lorsque la répression s'abattra sur l'A.I.T, Varlin sera condamné une première fois à 3 mois de prison, puis contraint de s'exiler en Belgique pour se soustraire à une nouvelle condamnation en 1870. Il rentre en France à la chute de l'empire, devient le commandant d'un bataillon de la garde nationale, participe aux élections du 8 février 1871 puis, à partir du 18 mars, jour de l'insurrection, il fait partie du comité central de la garde nationale. Le 26 mars, il est élu membre de la commune. Il participe aux derniers combats de la semaine sanglante. Arrêté le 28 mai 1871, il est roué de coups, puis fusillé par les Versaillais, après avoir crié "Vive la république, vive la commune"!".C'est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l'exploitation, de l'agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage, la Patrie, ses malheurs et ses désastres". Eugène Varlin, pendant la commune

[11] Avant d'accéder au pouvoir !

[12] De Jean Allemane (1843 – 1935), syndicaliste et homme politique français qui fonda le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) ou allemaniste, préconisant la grève générale comme moyen d'action révolutionnaire.

[13] Né en  1861, député socialiste de Paris de 1902 à 1919.

[14] Un des principaux dirigeants de la Fédération de la Libre pensée, membre du Conseil de l'Ordre du G...O...D...F...

[15] Créateur, en 1900, de la Fédération socialiste de Bretagne.

[16] 1863-1957. Premier secrétaire de la Fédération syndicale de la Métallurgie de 1890 à 1893, membre du P.O.S.R. d'Allemane, élu député de Paris en 1893, puis en 1906 e, 1910 et 1914, fondateur de l'Alliance communiste révolutionnaire qui s'associe avec les blanquistes au sein du Comité Révolutionnaire central, adhère au Parti socialiste en 1902, entre à la S.F.I.O. en 1905. Initié en mai 1885 à "l'Emancipation", il devient vénérable maître de la Loge "Bienfaisance et Progrès" en 1896 (jusqu'en 1922). En 1902, dans le cadre de la déstabilisation des radicaux par les socialistes, Grousset propose aux convents en complément à la liste des "délits maçonniques" : le mariage religieux, le baptême, la communion, l'enterrement religieux, l'instruction des enfants de maçons dans un établissement religieux…Animateur de la "Fraternelle socialiste", il est élu au Conseil de l'Ordre en 1907 et en assure ensuite la vice-présidence en 1914. Président du Convent de 1911, il souhaite que l'Ordre s'intéresse moins à la politique et revienne à des questions purement philosophiques comme l'étude de la morale sociale laïque. De 1906 à 1924 il représente la Chambre au Conseil Supérieur du Travail. En 1923, il rédige un "Appel (du Grand Orient) à l'union des partis de gauche", manifeste qui sera la dernière implication directe de l'obédience dans les luttes politiques. En 1928, il "adjure les partisans des divers partis à ne "jamais introduire leurs querelles politiques dans le Temple". En 1929, il fait adopter une circulaire de l'Ordre qui différencie les engagements politiques et maçonniques tout en invitant les maçons à ne pas s'associer avec les ennemis de l'Ordre. En 1925,1930, de 1930 à 1934 et de 1936 à 1940, il accède à la présidence de l'Ordre. En 1934, il redevient le Vénérable de sa Loge d'origine. En 1926, il entre au Grand Collège des Rites et en devient président, en 1926, jusqu'en 1952, date à laquelle il accède à l'honorariat. Il est l'inspirateur de nouveaux rituels du Rite Français; dit Groussier.  Il préside l'Association Maçonnique Internationale de 1927 à 1930.

[17] Auteur, notamment, d'une Préface au "Droit à la paresse" de Paul-Louis Lafargue.

[18] Je rappellerai que la plupart des Lumières du XVIIIème siècle en faisaient de même en éclairant le peuple depuis les salons dorés de leurs hôtels particuliers, voire des palais des princes et des monarques !

[19] Comme celui d'en réserver l'accès aux seuls hommes, à la différence de la Chevalerie du Travail d'Amérique du Nord.