Les
théories de la nécessité de l'organisation sociale
La vie sociale serait organisée, nécessairement,
et repose sur certains comportements sociaux. En effet, si l'être humain est
l'animal politique (polis, la Cité) que l'on sait, selon le philosophe grec
Aristote (384-322), c'est qu'il obéit parce qu'il s'attache, mais c'est aussi
parce qu'il est à la recherche du Juste, que sa quête est celle du Juste dans
la conformité comme dans l'innovation.
1 - L'attachement
La théorie de l'empreinte mène à l'attachement,
un phénomène de nature organique qui facilite l'obéissance et la conformité
(dont on parle infra). Konrad Lorenz en est à l'origine.
Qu'est-ce que l'empreinte ? Elle est le phénomène
par lequel, dans les premiers instants de la vie, un jeune animal, par
apprentissage quasi-instantané, s'imprègne du premier objet en mouvement qu'il
rencontre. Il s'agit habituellement de sa mère mais il peut s'agir d'un
substitut. Le jeune animal va désormais le suivre, ce que les éthologues
appellent une réaction de poursuite - qui serait un comportement inné. L'imprégnation,
ou fixation, dure très longtemps, certains auteurs pensant qu'elle peut durer
toute la vie.
Quelles en sont les conséquences ? Au cours de la
réaction de poursuite le jeune animal apprend à reconnaître sélectivement
les caractéristiques de sa mère ou du substitut. A l'âge adulte il aura donc
tendance à préférer fréquenter les individus ayant les mêmes caractéristiques
que sa "mère d'empreinte". Chez les humains, nous dit Lorenz (Studies
in Animal and Human Behavior, Cambridge University Press 1970-1971, Essais
sur le comportement animal et humain, Seuil, Paris 1970), l'empreinte permet
d'acquérir les racines culturelles qui permettront de faire la différence
entre les siens et les autres, de s'attacher aux siens et à leurs valeurs.
Au sens technique étroit du terme, l'attachement
est, selon le psychologue britannique John Bowlby (John Bowlby, Attachment
and Loss. I : Attachment,
The Hogarth Press. and Institute of Psychoanalysis,
Ces contacts corporels sont indispensables à la réussite de la relation
"mère"-enfant.
L'absence d'attachement ne serait pas sans conséquence
tant pour l'individu que pour la société : le fait pour un enfant de n'avoir
pas pu s'attacher à quelqu'un pendant sa période critique de développement[1]
entraînerait son inadaptation sociale, par manque de "racines". En
outre, le fait d'avoir perdu, pendant la période critique, la personne à
laquelle on était attaché serait un facteur d'anxiété, d'angoisse, qui
pourrait conduire à de l'agressivité négative. Cette conception technique
étroite de l'attachement est critiquée par Hubert Montagner qui lui préfère
la conception large.
Au sens large l'attachement est, selon le
psychologue Français Hubert Montagner (Hubert Montagner, L'Attachement, les
débuts de la tendresse, Odile Jacob, Paris, 1988 ; L’Enfant acteur de
son développement, Stock, Paris, 1993) le lien affectif privilégié qui
unit une personne à une autre, et/ou, par substitut, à des valeurs sociales,
à des croyances, à des idées. Hubert Montagner est d'avis "qu'il faut
abandonner le concept de période critique et l'idée que l'empreinte est irréversible"(Hubert
Montagner, L’Attachement, pp. 62-71). C'est pourquoi sa conception de
l'attachement est une conception large, qui prend en compte l'ensemble des liens
qui s'établissent entre les individus. Pour lui l'attachement de la première
enfance ne doit pas être exclusif des autres, les racines culturelles peuvent
être multiples et successives. Dans les sociétés modernes, qui sont des sociétés
en évolution technologique, dans lesquelles les valeurs traditionnelles elles-mêmes
sont amenées à évoluer, il est bon que les individus puissent s'attacher sans
difficulté. Mais il est néfaste qu'ils restent attachés toute leur vie et
exclusivement aux mêmes personnes et aux mêmes valeurs, aux mêmes
"racines".
S'il est bon, et même primordial, selon les
psychologues, que les humains s'attachent sans difficulté c'est que cela permet
leur socialisation, leur adaptation à la vie sociale. En conséquence, le
respect des normes sociales et donc juridiques sera facilité.
C'est pourquoi un système éducatif qui facilite l'attachement social va dans
le sens de la prévention de la délinquance (Cela est vrai pour l'attachement
étroit comme pour l'attachement large, la différence étant que l'attachement
étroit conditionne la conservation des traditions alors que l'attachement large
conditionne l'évolution des traditions).
L'attachement social va dans le sens de l'obéissance et dans le sens de la
conformité.
C'est un phénomène bien établi, les être
humains sont, sauf exceptions, relativement obéissants. On s'interroge
quant aux causes du phénomène et on en apprécie les conséquences.
Pour le politologue Bertrand de Jouvenel des
Ursins (1903-1987) (Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, Genève, 1945,
Hachette, Paris, 1972, Hachette-Pluriel 8503, 1987; Itinéraire d’un
curieux encyclopédique (1928-1976), anthologie présentée par Eric Roussel,
598 p., Plon, Paris, 1993. Julien Freund, L'Essence du Politique, Sirey,
Paris, 1965, Chap.III, Le commandement et l'obéissance, pp.101-216) l'obéissance
des dirigés envers les dirigeants serait l'un des faits sociaux les plus
surprenants qui soient. Selon lui il serait "miraculeux" de voir des
milliers et des millions d'hommes et de femmes se plier aux règles et aux
ordres de quelques uns et, éventuellement, de quelques unes. Même si le point
de vue de Jouvenel paraît exagéré, car il ne faudrait pas oublier non
seulement la délinquance connue mais surtout la délinquance inconnue, il
semble bien que l'on puisse dire qu'il y a là un phénomène effectivement
assez étonnant, au premier abord et en apparence.
L'obéissance semblerait résulter de plusieurs
causes différentes et complémentaires : l'habitude, la crainte de la sanction,
les récompenses et surtout la confiance :
§
L'habitude : Dès la naissance l'être humain est
en présence de personnes qui ont plus ou moins d'autorité, qu'il faut plus ou
moins respecter, ses parents ou leurs substituts. Ensuite il trouve l'Autorité
à l'école avec les maîtres et professeurs, dans la rue et les lieux publics
avec les agents et officiers de police, dans l'armée avec les sous-officiers et
officiers, dans la profession avec les petits et les grands chefs.
L'être humain correctement socialisé constate donc qu'obéir est naturel, et
prend l'habitude d'obéir.
§ La crainte de la sanction : La sanction existe partout, sous une forme ou sous une autre, plus ou moins rigoureuse selon les Etats et leurs idéologies. Dans les sociétés modernes libérales, y compris social-démocrates, après la deuxième guerre mondiale, l'idée s'est répandue que la sanction n'était pas dissuasive, que le principe de l'exemplarité de la peine n'était pas valable (En France sous l’influence de Marc Ancel (1902- 1990) , la doctrine dite de " la défense sociale " inspire la politique criminelle. M. Robert Badinter, ministre de la Justice sous le premier septennat de M. François Mitterrand, puis président du Conseil constitutionnel jusqu’en 1995, est un disciple de Marc Ancel. La doctrine de " la défense sociale " croit à la réhabilitation des délinquants, défend les droits des condamnés, entend améliorer les conditions de la vie carcérale, préconise des mesures de substitution aux peines privatives de liberté, la dépénalisation de certaines infractions (avortement-ivg, drogues " douces ", infractions " mineures "). Marc Ancel, La Défense sociale nouvelle, 1954, 3ème éd., Cujas, Paris, 1981 ; La Défense sociale, PUF, QSJ n°2204, 1985, 1989).
En conséquence certaines
peines, comme la peine de mort, ont été supprimées dans certains Etats, puis,
du fait de l'accroissement de la criminalité (Maurice Cusson, Croissance et
décroissance du crime, PUF, Paris, 1990), éventuellement rétablies comme
aux Etats-Unis à partir de 1976 ; les peines privatives de liberté ont été
allégées puis, du fait de l'accroissement des faits délictueux, allourdies.
Dans les sociétés traditionnelles et les sociétés socialistes marxistes léninistes,
au contraire, on reste généralement convaincu de l'effet dissuasif des peines
les plus lourdes.
Quoi qu'il en soit, la sanction, sous une forme ou sous une autre, persiste évidemment,
qui peut avoir un effet dissuasif, selon la personnalité et la position sociale
(Quelle est en principe (il peut y avoir des exceptions ...) la sanction la plus
dissuasive : 1 jour de prison ferme pour un professeur de droit ou 1 an pour un
multirécidiviste ?) de chacun.
§
Les récompenses : Dans tous les systèmes sociaux
l'on récompense d'une manière ou d'une autre les obéissants : félicitations,
décorations, considération sociale, avantages matériels.
§
La confiance : Pour Jouvenel c'est le facteur
principal. Les dirigés, sauf exceptions, font naturellement confiance aux
dirigeants, lorsque leur socialisation a été réussie, et qu'ils sont bien intégrés
dans la société. Les dirigés pensent naturellement que les dirigeants
oeuvrent dans l'intérêt général. Ils leur font crédit. Ils considèrent
qu'ils sont légitimes et qu'en conséquence il faut, dans l'intérêt de tous,
leur obéir. Si les dirigés ne sont pas portés à obéir c'est qu'ils sont mal
socialisés et/ou qu'ils ont été convaincus par des opposants que les
dirigeants n'oeuvraient pas réellement dans l'intérêt général. Donc, en définitive,
c'est la croyance en la légitimité du Pouvoir qui serait la cause première du
phénomène obéissance.
Sans contester le bien fondé des arguments sus-présentés
il est permis de se demander si l'obéissance ne résulterait pas également de
la personnalité du décideur, du commandeur, du style de commandement et de la
technique utilisée. La personnalité de celui qui commande ne saurait être négligée.
Perçu comme étant légitime par le sujet un commandeur ayant une personnalité
"à la Louis XVI" peut-il être obéi comme un commandeur ayant une
personnalité "à la Napoléon 1er" ? Le style de commandement, très
lié à la personnalité du commandeur (Peut-on nier que certains commandeurs
ait une autorité "naturelle" alors que d'autres doivent se satisfaire
d'une autorité qui n'est qu'"institutionnelle") mais également
fonction de l'environnement et de l'objectif à atteindre, ne doit pas davantage
être négligé. Le style militaire n'est pas le style ecclésiastique, par
exemple. La technique de commandement s'accompagne nécessairement d'un certain
apparat, toujours destiné à impressionner et parfois à subjuger les
destinataires. L'impressionnement et/ou la fascination subjugante, par une mise
en scène appropriée, sont notamment systématiquement recherchés par les sociétés
traditionnelles et socialistes alors que les sociétés libérales sont plus réticentes
à utiliser de tels moyens pour obtenir l'obéissance des masses, car la
manipulation hypnotique des masses peut être dangereuse, y compris pour les
dirigeants.
Les conséquences de l'obéissance peuvent être
vitales pour les groupes sociaux et les personnes qui les composent. Mais elles
peuvent être également mortelles, ainsi que le démontre l'expérience bien
connue de Stanley Milgram. :
Grâce à l'obéissance la cohésion sociale des
groupes peut être assurée et/ou renforcée. Donc leur mobilisation dans le
sens souhaité par les dirigeants peut être entreprise. Les conséquences
peuvent en être vitales de trois points de vue : du point de vue structurel, du
point de vue de l'action finaliste (de la praxis) et du point de vue du résultat
final qui a été obtenu.
Du point de vue structurel, il est vital que le
groupe soit mobilisable parce que cohérent. Les dirigeants doivent pouvoir
compter sur une masse de manoeuvre en principe constamment disponible.
Du point de vue de l'action finaliste, il importe
que le groupe puisse être effectivement mobilisé : il ne suffit pas que la cohérence
du groupe le rende mobilisable, il faut que le degré d'obéissance obtenu soit
suffisant pour que la mobilisation soit effective pour une action finaliste déterminée,
pour une praxis.
Du point de vue du résultat, s la conséquence
vitale principale résulte évidemment de la mise en oeuvre de la mobilisation
dans un sens positif par les dirigeants, pour un objectif positif. Or les
objectifs des dirigeants ne sont pas nécessairement biophiles, ils peuvent être
nécrophiles, avec les conséquences que cela peut avoir - ainsi que tendent à
le démontrer les recherches du psychologue américain Stanley Milgram
(1933-1984)( Stanley Milgram, Obedience to authority : An experimental view,
Harper & Row, New York, 1974, Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy,
Paris, 1974. Pour une illustration filmique : Henri Verneuil (Achod Malakian), I
comme Icare, 1979).
Si les conséquences de l'obéissance peuvent être
vitales, elles peuvent être également mortelles.
L'expérience de Milgram permet de constater que
l'être humain est, sauf exception, soumis à l'autorité, est obéissant, même
si l'ordre donné est nécrophile. Elle a été effectuée en laboratoire, à
l'Université Yale (New Haven, Connecticut), au début des années soixante. Les
sujets de l'expérience sont 40 américains de sexe masculin, âgés de 20 à 50
ans, représentant un large éventail de professions et de niveaux culturels.
Ils sont payés pour leur participation et leurs frais de déplacement, qu'ils
poursuivent ou qu'ils abandonnent l'expérience en cours de route. L'expérience
met en présence deux personnes : un sujet, non initié, et une fausse victime
qui est la complice (compère) du psychologue, de fait un comédien.
Officiellement le thème de l'expérience est l'étude de la relation présumée
devant exister entre la punition et l'enseignement : un professeur-maître doit
administrer à un élève des électrochocs chaque fois que celui-ci commet une
erreur en répondant à une question et augmenter l'intensité de la décharge
à chaque erreur suivante. En réalité le but de l'expérience est de voir
jusqu'où acceptera d'aller le maître dans l'administration de la peine.
Au début de l'expérience les sujets tirent au
sort qui sera le maître et qui sera l'élève, mais le tirage au sort étant
truqué le sujet non initié est toujours le maître.
Ensuite, l'expérimentateur-psychologue, le maître et l'élève se rendent dans
une pièce où est installé une sorte de chaise électrique sur laquelle l'élève
est attaché mais de telle sorte qu'il puisse appuyer sur un bouton électronique
pour répondre par oui ou par non aux questions qui lui seront posées. L'expérimentateur
et le maître s'installent dans une pièce voisine. Le maître est assis devant
un tableau de commande comprenant un voltmètre et permettant d'administrer les
électrochocs de 15 à 450 volts par tranche d'augmentation de 15 volts.
Le maître, à chaque fois qu'il augmente l'intensité de la décharge, doit
annoncer le voltage qui est atteint et peut lire sur le tableau de commande à
quelle catégorie de chocs il correspond : choc léger, choc modéré, choc
fort, choc très fort, choc intense, choc extrêmement intense, attention : choc
dangereux, XXX. L'élève, qui encore une fois est le compère de l'expérimentateur,
à partir de 75 volts et jusqu'à 105 volts pousse un léger gémissement. A 120
volts il crie à l'expérimentateur que les chocs deviennent douloureux. A 135
il hurle et à 150 il implore :"Monsieur, laissez-moi partir! Je ne veux
plus participer à l'expérience! Je refuse de continuer!" A 180 l'élève
s'exclame :"Je ne peut plus le supporter!" A 270 il a un cri d'agonie
et à 300 volts il dit d'une voix désespérée qu'il ne fournira plus aucune réponse.
A 315 et 330 il hurle de douleur et après 330 il garde le silence.
Si le maître refuse de poursuivre l'expérience
l'expérimentateur dispose de quatre renforcements qu'il utilise les uns après
les autres pour convaincre le maître de reprendre l'administration des électrochocs
: n°1 "Je vous prie de continuez !" ; n°2 "L'expérience exige
que l'on continue !"; n°3 "Il est absolument indispensable de
continuer !"; n°4 "Vous n'avez pas le choix, vous devez
continuer!".
Deux renforcements particuliers sont encore utilisés :
- si le maître demande s'il y a un risque de dommage physique permanent pour l'élève à poursuivre l'expérience, l'expérimentateur répond : "Même si les chocs sont douloureux, ils ne peuvent provoquer aucune lésion durable ; en conséquence, continuez !",
- si le maître fait remarquer que l'élève en
cessant de répondre refuse de continuer, le psychologue réplique : "Que
cela lui plaise ou non, vous devez poursuivre jusqu'à ce qu'il apprenne
correctement ... . Je vous prie donc de continuer."
Si, malgré tous les renforcements, le maître
refuse d'obéir l'expérience est alors abandonnée.
Les résultats de l'expérience sont les suivants
: aucun des 40 sujets ne s'est arrêté avant le niveau de 300 volts, 5
seulement ont refusé d'obéir au-delà de 300 volts, 9 autres ont abandonné
entre 315 et 390 volts, tous les autres sujets, soit 26 sur 40, (65%), ont
accepté d'obéir aux ordres, c'est à dire d'administrer des chocs électriques
de 450 volts.
Il est vrai que ceux qui acceptent d'obéir jusqu'au bout le font sous une extrême
tension. Certains transpirent, tremblent, bredouillent, se mordent les lèvres,
gémissent et s'enfoncent les ongles dans les paumes des mains. L'expérience étant
achevée la plupart des sujets soupirent de soulagement, mais certains restent
calmes du début à la fin.
Notons que Milgram a réalisé vingt variantes de
son expérience, dont deux nous semblent très significatives. Dans le premier
cas les maîtres sont libres de sanctionner l'élève comme ils le veulent, et
alors seulement 2,5% d'entre eux vont jusqu'à 450 volts. Dans le deuxième cas
les maîtres donnent l'ordre d'infliger les chocs à un technicien manipulateur
et alors le résultat est inverse, 92,5% d'entre eux font infliger par le
manipulateur des chocs de 450 volts.
Milgram fait dans ses commentaires de l'expérience principale deux constations :
- 1. La tendance à l'obéissance est grande puisque 65% des sujets renoncent à la loi morale, qui leur est connue, selon laquelle l'on ne doit pas faire souffrir un innocent sans défense ;
- 2. Cette tendance s'exprime sous une extrême tension, alors que l'on aurait pu supposer que les sujets, selon leur conscience morale, auraient tout simplement renoncé ou continué.
Les commentaires de Milgram sont critiqués par
certains auteurs, comme Erich Fromm (Erich Fromm, La passion de détruire,
Robert Laffont, Paris, 1975, pp. 71-73) qui pensent que le plus étonnant ce
n'est pas que 65% des sujets obéissent mais que 35% refusent de le faire. En
effet, disent-ils, il est difficile de refuser d'obéir à Dieu lorsque l'on est
croyant.
Donc il est difficile, aux Etats-Unis dans les années soixante, de refuser d'obéir
à un expérimentateur scientifique, opérant dans un laboratoire universitaire
renommé, expérimentateur qui est considéré comme étant le nouveau grand-prêtre
de la nouvelle religion qu'est la Science.
Que l'on considère les 65% ou les 35% cela n'enlève
rien au fait que presque les 2/3 des sujets ont théoriquement tués leurs
semblables innocents sur l'ordre express et réitéré d'une autorité considérée
comme étant légitime, malgré l'opposition, sauf exception, de leur conscience
morale. Il est donc normal d'obéir à qui est légitime ou à ce qui est légitime.
Mais qui est légitime ? et qu'est-ce qui est légitime ? Par exemple peut-être
légitime ce qui est conforme, mais également peut être légitime ce qui
innovant.
3 - Conformité et innovation
Si l'obéissance est le phénomène social qui révèle
la sensibilité d'un dominé à l'influence sociale d'une autorité considérée
comme étant légitime, donc à une influence qualitative, la conformité est le
phénomène social qui révèle la sensibilité d'une personne à l'influence du
nombre, à l'influence quantitative au sein d’un groupe. La conformité est
un phénomène aujourd'hui bien défini (A/) qui s'expliquerait volontiers (B/).
Les recherches scientifiques sur la conformité
datent des années cinquante aux États-unis.
L'expérience de Solomon Elliott Asch est devenu un classique.
Le psychologue social américain Solomon E. Asch (1907-1996)(Solomon E. Asch, Social Psychology, Prentice Hall, New York, 1952, Oxford University Press, New York 1987) a réuni en laboratoire des groupes de personnes devant théoriquement participer à une étude traitant de la perception visuelle. Il s'agit de comparer la longueur de trois lignes à la longueur d'une ligne étalon de référence. Or, manifestement, l'une des lignes est rigoureusement de la même longueur que la ligne étalon alors que les deux autres sont de longueur différente.
Chaque groupe expérimental est composé de 7 à 9
personnes dont une seule n'est pas initiée. Les initiés doivent donner des réponses
unanimes volontairement erronées dans les 2/3 des cas. Chacun donne sa réponse
en présence de tous les autres. Le sujet non-initié intervient toujours en
avant-dernière position, subissant ainsi la pression des initiés.
Une expérience de contrôle, effectuée en laboratoire mais en dehors du
groupe, permet au sujet non-initié de donner ses réponses sans subir
l'influence sociale des compères du psychologue, l'influence sociale des initiés,
et permet au psychologue de faire des comparaisons.
Les résultats sont spectaculaires. Les sujets
non-initiés, subissant la pression du groupe, commettent 6 fois plus d'erreurs
que dans l'expérience de contrôle. Ces résultats furent considérés par les
psychologues sociaux comme étant très significatifs. De très nombreuses expériences
(Serge Moscovici et autres, Psychologie sociale, PUF, Paris, 1984, 1988
pp. 27-43, 1992, 2000) confirmèrent l'existence du phénomène, que l'on définit
de manière précise.
Ainsi, la conformité est le fait pour une
personne de renoncer à un comportement, qu'elle considérait comme étant
correct, pour adopter le comportement, qu'elle estimait pourtant incorrect, d'un
groupe social qui fait pression sur elle. Dans la vie sociale l'adoption se fait
selon une procédure qui n'est pas sans conséquences.
Dans la vie sociale l'adoption par la personne qui est sous influence du comportement du groupe se fait de deux manières distinctes :
- soit par soumission publique du sujet, qui fait savoir explicitement qu'il adhère à l'opinion générale,
- soit par acceptation privée du sujet, qui par
son comportement, montre qu'il adhère tacitement à l'opinion générale.
L'adoption de l'une ou l'autre procédure a des
conséquences sur la force d'adhésion.
La soumission publique est plus violente que l'acceptation privée :
§ Lorsque la soumission est publique il n'est pas certain qu'elle soit sincère, bien qu'elle puisse l'être. La personne qui se soumet publiquement peut, en son for intérieur, continué de penser qu'elle a raison. En conséquence, lorsque la pression sociale se fait plus légère, la personne soumise peut être tentée d'entrer en déviance.
§
Lorsque l'acceptation résulte d'un comportement
tacite la sincérité est plus évidente, sans être certaine. Mais la personne
peut être sincèrement convaincu du bien fondé de la position du groupe. En
conséquence, lorsque la pression sociale se fait plus légère, la personne
acceptante sincère maintient généralement son adhésion.
Il résulte de tout cela que les membres d'un
groupe social ont, en général, intérêt, pour renforcer la puissance du
groupe, à obtenir l'acceptation privée plutôt que la soumission publique qui
est plus traumatisante et moins sure.
Ainsi, une personne, seule face à un groupe,
constate que son point de vue entre en conflit avec l'opinion du groupe. Si elle
est influençable et plutôt passive, elle se rallie à l'opinion générale
sans grande résistance. Au contraire, si elle a du caractère et qu'elle est
active, elle peut essayer, bien que minoritaire, de convaincre le groupe du
bien-fondé de sa thèse. Si elle y parvient il y a innovation, ce dont nous
parlons infra.
Mais pourquoi se conformer ?
Celui qui rallie la majorité, qui se conforme à
l'opinion majoritaire, soit immédiatement soit après une résistance plus ou
moins longue, peut le faire en espérant profiter personnellement de son
comportement. Il peut également le faire par besoin de sécurité psychique.
Mais sa motivation peut être, aussi, d'intérêt général :
§
Le profit personnel : Le sujet peut espérer
recevoir des récompenses (une adhésion valorisante, la reconnaissance sociale,
des avantages matériels) pour son comportement de conformité, et/ou éviter
des représailles pour sa déviance. Il se rallie par intérêt.
§
Le besoin de sécurité psychique : Le sujet, qui
pensait détenir la vérité, voit s'opposer à lui tout un groupe de personnes
qui semblent compétentes. Le doute le saisit, il perd confiance en lui-même,
et pour retrouver sa sécurité psychique il adopte la vérité du groupe.
§
L'intérêt général : Il est tout à fait
possible que le sujet se rallie pour mettre fin à un conflit qu'il estime
dangereux pour la paix sociale, donc il se rallie pour ce qu'il estime être
d'intérêt général, le maintien de la cohésion du groupe.
Si l'attachement, l'obéissance et la conformité,
vont dans le sens du maintien de la cohésion statique du groupe social,
l'innovation permet l'adaptation des groupes sociaux et donc leur évolution,
leur dynamisme ("La faculté d'innovation permanente dans les domaines
écologique et culturel est la propriété la plus remarquable de l'espèce
humaine. Par la conservation orale ou écrite de son expérience, l'Homme
repousse toujours plus loin les frontières du connu. Son incessant besoin
d'exploration, son immense curiosité naturelle l'emportent sans cesse au-delà."
André Langaney, Le Sexe et l'Innovation, Le Seuil, Paris, 1979, Points
Sciences n°54, Paris, 1987 p. 159). C'est l'innovation qui a permis à l'espèce
humaine d'évoluer de l'homo sapiens sapiens d'il y a 130 000 ans à l'homo
sapiens sapiens technologique d'aujourd'hui (C'est l'innovation de certains
peuples, les autres restant dans l'état archaïque ou dans un état intermédiaire).
La source première de l'innovation est individuelle. Ce sont les individus, qui
dans une situation donnée à un moment donné, découvrent le neuf, le nouveau,
qui leur semble le mieux adapté pour obtenir un résultat déterminé optimal.
Mais l'innovation performante est celle des
groupes, c'est l'innovation des minorités actives (A/) qui imposent leur
nouveauté aux majorités, majorités qui s'adaptent ainsi au changement ou qui
disparaissent (Norbert Alter, L'innovation ordinaire, Puf, Paris
2000), une innovation qui est tributaire du comportement de la minorité mais
aussi de la réaction de la majorité (B/).
L'innovation, qu'il faut définir, est donc le
fait des minorités (Machteld Doms et Serge Moscovici, Innovation et
influence des minorités, dans Psychologie sociale (1988). Serge
Moscovici, Social Influence and Social Change, Academic Press, London,
1976, Psychologie des minorités actives, PUF, Paris, 1979, 1991). Mais
toutes les minorités ne sont pas actives, elles peuvent être passives, et
l'action des minorités peut être soit réformiste soit révolutionnaire.
L'innovation peut être définie comme étant le
processus d'influence sociale "qui s'efforce soit d'introduire ou de créer
des idées nouvelles, de nouveaux modes de pensée ou de comportement, soit de
modifier des idées reçues, des attitudes traditionnelles, d'anciens modes de
pensée ou de comportement"(Psychologie sociale, op. cité 1988 p.
55).
Au sein d'un système social les minorités se définissent
comme étant des sous-systèmes qui refusent de reconnaître la norme de la
majorité, la norme dominante. Les minorités sont donc non-conformistes. Mais
si toutes les minorités sont non-conformistes elles peuvent être classées en
deux catégories, la catégorie des minorités passives et la catégorie des
minorités actives :
§ Les minorités passives refusent la norme majoritaire, dominante, parce qu'elles ne la comprennent pas ou parce qu'elles sont incapables de l'adopter psychiquement ou matériellement, et elles ne proposent pas de norme de substitution.
§
Les minorités actives ne refusent pas la norme
dominante parce qu'elles ne la comprennent pas ou sont incapables de l'adopter
mais parce qu'elles ont une norme de rechange qui, de leur point de vue, répond
mieux que la norme dominante à leurs croyances, à leurs besoins, ou à une
situation concrète déterminée.
L'action d'une minorité active est dite orthodoxe
lorsqu'elle se situe à l'intérieur de la norme dominante et que son objectif
est de la modifier modérément sans porter atteinte à son existence. C'est une
action réformiste, réformatrice. En revanche, elle dite hétérodoxe
lorsqu'elle se situe à l'extérieure de la norme dominante et qu'elle entend la
remplacer par une nouvelle norme dominante. C'est une action révolutionnaire.
Lorsqu'au sein d'un système social une minorité
active propose l'adoption d'une norme orthodoxe ou hétérodoxe il y a généralement
conflit avec la norme dominante. La solution du conflit dépend du style de
comportement de la minorité (1°) et de la réaction de la majorité (2°).
Pour être opérant, efficace, le comportement de
la minorité doit présenter certains caractères : il doit manifester de
l'investissement, de l'autonomie et de la consistance, avec une éventuelle
flexibilité :
§
L'investissement : Tout d'abord la minorité doit
s'investir fermement dans le conflit et ne pas renoncer devant la difficulté de
convaincre, ou de vaincre, la majorité ; elle doit être particulièrement
volontaire.
§ L'autonomie : Ensuite la minorité doit faire preuve d'autonomie par rapport au point de vue majoritaire, c'est à dire présenter une thèse clairement distincte de la thèse majoritaire. Elle doit montrer clairement sa différence.
§
La consistance : 230 La minorité doit utiliser
des arguments crédibles perçus comme étant logiques, ne pas se contredire
apparemment et maintenir son point de vue sans craindre la répétition.
§
La flexibilité : La minorité active doit
persister jusqu'au résultat dans son point de vue. Mais, si son action est
orthodoxe, son point de vue ne doit pas être perçu comme étant trop rigide,
c'est à dire être perçu comme étant franchement déviant car alors il serait
inacceptable. Si l'action est hétérodoxe la flexibilité peut être une
tactique nécessaire ... pour affaiblir la majorité.
La solution du conflit dépend également du style de comportement de la majorité, de sa réaction, qui est variable selon qu'elle est ouverte ou fermée :
§ Lorsque la majorité est fermée, c'est à dire refuse purement et simplement la thèse minoritaire, deux réactions sont possibles :
- soit la majorité oblige la minorité à accepter la norme majoritaire, il y a ralliement forcé,
- soit la majorité oblige la
minorité à rejeter la norme majoritaire et il a déviance forcée ; le conflit
peut persister qui peut se terminer soit par l'élimination de la minorité soit
par la prise révolutionnaire du Pouvoir par celle-ci.
§ Lorsque la majorité est ouverte deux solutions se présentent :
- soit la majorité reste au pouvoir mais modifie, plus ou moins, sa norme dans
le sens souhaité par la minorité ; par ralliement et il y a innovation réformiste
ou révolutionnaire ; par compromis après négociation et il y a normalisation
plus ou moins innovante,
- soit la majorité succombe à l'action de la minorité qui prend le Pouvoir et
impose sa norme à l'ancienne majorité maintenant dominée : il y a innovation
réformiste ou révolutionnaire. (La minorité peut ne pas prendre le pouvoir et
avoir de l'influence sur lui, notamment par l'intermédiaire des medias[2].
[1] Pendant les trois premières années pour Bowlby et seulement la première année pour d'autres psychologues.
[2]
Ainsi, en France, la Ligue communiste révolutionnaire, trotskiste, ne détient
pas le pouvoir (encore que nombre de ses anciens militants participent au
pouvoir tels Henri Weber, sénateur socialiste, ou Julien Dray, député
socialiste et véritable fondateur de SOS racisme) mais nombre de ses
anciens membres ont une influence très importante, par exemple Edwy Plenel,
directeur de la rédaction du journal "Le Monde", Michel Field
(France 2, Canal Plus, TF1, un "journaliste citoyen" selon Alain
Krivine porte-parole de la LCR ), Patrick Rotman.... Tandis que Serge July,
ancien maoïste, contrôle le journal "Libération" et intervient
à la radio et à la télévision. Ne parlons pas des trotskistes
lambertistes, du pseudo de leur chef, Pierre Boussel dit Pierre Lambert,
parti communiste internationaliste, 115 356 voix à la présidentielle de
1995, qui auraient pénétré toutes les gauches, M. Lionel Jospin, premier
ministre, étant selon certains observateurs, lui-même un ancien
lambertiste) .