Réflexions personnelles sur la locution "Libre et de bonnes mœurs"

 

Remarques préalables :

 

  1. Décidément, le millénarisme frappe toujours : en effet, en quoi le début d'un nouveau siècle est-il plus propice pour s'interroger sur la signification de la locution "libre et de bonnes mœurs" ? ou bien encore en quoi serait-il nécessaire de se poser une telle question seulement à l'aube d'un nouveau siècle ? Pourquoi prendre le prétexte d'un début de siècle pour légitimer un tel questionnement ? Le questionnement du vocabulaire maçonnique et, au-delà, du sens de ses principes, de ses valeurs, de ses règles, de ses certitudes comme de ses doutes… ne peut-il se faire qu'en début de siècle ? Les réponses apportées en début de siècle autorisent-elles un endormissement des consciences, de la réflexion, de l'analyse, de la critique, du questionnement, voire de l'interpellation… pendant… tout un siècle ?

 

  1. Le terme de locution[1] est-il pris dans son acception sémantique ("Expression, tour de langue". Exemple : une locution familière) ou bien grammaticale ("groupe de mots figés constituant une unité sur le plan du sens". Exemple : une locution adverbiale comme "tout de suite", conjonctive comme "pour que…) ? Cette interrogation, qui pourra paraître… impertinente ou oiseuse, n'est pas innocente : le questionnement d'une locution sémantique est une affaire de sens, de fond et intervient dans les champs de la philosophie, de l'éthique, de l'histoire, de la sociologie… tandis qu'un questionnement grammatical relève de la forme, de la règle et intervient dans le champ clos de l'Académie, pour ne pas dire de l'académisme[2]. Interrogation d'autant moins innocente que la question porte sur la signification[3] de la locution et non sur son sens quand la signification d'un mot, d'une locution, d'une chose, d'un fait… renvoie à une définition[4], c'est-à-dire à l'énoncé d'une règle et, si débat il y a à cette occasion, au mieux, à un commentaire, une exégèse, alors que le sens est une question d'idée(s), de signifiance, autrement dit soit un débat, une confrontation d'idées, soit à un discours et, dans les deux cas, à un engagement, une prise de position, un choix…

 

Introduction :

 

Une question à l'étude me semble relever de la réflexion, de l'analyse, de la critique… et non du commentaire. Du… questionnement, de la recherche, de la quête et non de la… réponse !

 

Il convient donc de poser la question du sens des expressions libre et de bonnes mœurs de manière analytique (chacune étant étudiée séparément) et synthétique (la combinaison associative des deux expressions) et ce, d'un point de vue philosophique et éthique qui n'est pas neutre puisqu'il est celui de mon engagement : l'humanisme.

 

Ces premiers éléments de réflexion posés ne manqueront alors pas de soulever une autre… question : faut-il être libre et de bonnes mœurs pour (pouvoir) devenir maçon ou bien devient-on libre et de bonnes mœurs une fois devenu maçon ?

 

Qu'est-ce qu'être libre ? :

 

Si, comme nous le rappellerons plus loin, il n'y a pas de définition légale des bonnes mœurs, en revanche, le Droit positif a régulièrement défini l'état de liberté des gens.

 

Ainsi, à l'époque de la naissance de la F...M... une personne physique[5] était dite libre quand elle n'était pas assujettie et qu'elle disposait pleinement de ses droits civils, ce qui excluait les esclaves, les serfs, les juifs, les handicapés et… les femmes[6] placés sous la tutelle de suzerains, de maîtres, de maris…

 

L'état de liberté résultait de la naissance ou bien d'une franchise ou d'un affranchissement accordé par une autorité et celui de servitude de la naissance également mais aussi d'une déchéance[7] ou bien d'une voie de fait (capture, enlèvement…).

 

Les Free Masons opératifs étaient donc des personnes libres d'un point de vue juridique en ce qu'ils disposaient de leurs droits civils[8] du fait de leur naissance (ils étaient nés d'hommes libres) ou d'une franchise. Dans le cadre du droit féodal, ils disposaient donc de certaines capacités juridiques, comme celle, principalement, de se réunir dont, bien entendu, étaient dépourvus (ou dépossédés) les serfs, les esclaves, les juifs, les excommuniés, les handicapés et… les femmes. Et ce sont des hommes libres, aristocrates et bourgeois, qui, plus tard, deviendront des maçons acceptés par les Free Masons.

 

Ce rappel historique n'est pas inutile car, dans le contexte du droit féodal, qui fut celui de la naissance de la F...M... il ne pouvait y avoir de maçons que parmi les hommes juridiquement… libres. Ainsi, dans ce contexte, non seulement les hommes non libres ne pouvaient ni se réunir, ni s'associer mais encore il était interdit aux hommes libres d'ouvrir leurs réunions et associations à des hommes non libres, sous peine, dans les deux cas, de condamnations sévères : bannissement, excommunication, condamnation à mort…

 

Sous l'influence des philosophes, la liberté est devenue un état naturel, caractéristique et constitutif d'une essence universelle – l'humanité – sinon compatible, du moins objectivement coexistant avec un état juridique de non-liberté. Ainsi, si tous les hommes étaient théoriquement libres, les esclaves, les serfs, les juifs, les étrangers[9], les excommuniés, les handicapés, et… les femmes continuaient de ne pas être légalement libres !

 

Il ne s'agit pas là d'une simple extension de sens mais bien d'une révolution philosophique, d'un chambardement de la cosmogonie sociale : la non-liberté n'est en effet plus une privation de liberté mais une… aliénation, c'est-à-dire l'incapacité d'un individu à user de son entendement, de sa… raison. Est donc libre celui qui sait raisonner, ce qui exclut les… sauvages, c'est-à-dire ces être qui, parce que leur société n'a pas d'Histoire, n'ont pas encore franchi le seuil de l'humanité et, comme de bien entendu, les… femmes parce qu'elles obéissent à leurs émotions, à leurs (im)pulsions[10] et non à la Raison !

 

De nos jours, un individu[11] libre est un individu qui a su se libérer[12] des préjugés, des représentations, des superstitions de l'ignorance pour, par la seule force de son raisonnement, réfléchir par et pour lui-même et, en toute conscience, assumer pleinement la responsabilité de ses actes, autrement dit s'engager en connaissance de cause. L'individu libre est l'Homme sartrien quand l'individu est le salaud ou l'aliéné mental.

 

Qu'est-ce qu'être de bonnes mœurs ? :

 

Pour les zoologues et, plus précisément, les éthologues, les mœurs sont les habitudes de vie d'une espèce animale, le comportement aussi bien collectif qu'individuel.

 

Appliqué à la société humaine, le terme de mœurs a deux acceptions :

 

 

Si les premières peuvent être observées, décrites objectivement selon une démarche scientifique ou… persane, les secondes, en revanche, renvoient nécessairement à la conception établie (dominante) du bien et du mal. Ainsi, si les premières, sauf à faire dans l'anthropomorphisme pour les animaux ou dans le moralisme[13] pour les humains, ne sont ni bonnes, ni mauvaises, les secondes sont soit bonnes, soit mauvaises, mais jamais non qualifiées parce qu'inqualifiables.

 

Le Droit positif[14] qualifie de bonnes[15] les mœurs, collectives ou individuelles, qui sont conformes à la… morale sociale alors qu'il se veut a-moral, c'est-à-dire objectif parce que, justement… positif ! Pour autant, le Droit positif ne définit jamais ce que sont les bonnes mœurs et a contrario, ce que sont les mauvaises moeurs (comportements, propos, images…)[16].

 

Je noterai au passage que ce vide juridique, qui est une constante du Droit, du moins depuis le début de l'époque moderne[17], outre qu'il révèle que, in fine, la qualification des mœurs est de nature morale et religieuse et non juridique, atteste de la relativité, dans le temps comme dans l'espace, de la normalité prévalant en la matière[18], présente un danger évident, celui de la… tyrannie. En effet, de nos jours encore, le Droit punit l'outrage aux… bonnes mœurs alors que, contrairement aux principes mêmes du Droit positif[19], il ne définit ni les bonnes mœurs, ni les éléments constitutifs de l'infraction, ce qui est la porte ouverte à tous les excès de zèle moraliste et, par exemple, à la censure et, partant, à la violation de la liberté de conscience et d'expression.

 

De nos jours, les mœurs, bonnes ou mauvaises, ont une connotation essentiellement sexuelles alors qu'il n'en a pas toujours été ainsi et, en particulier, lors de la naissance de la F...M... et de ses premiers développements.

 

En effet, en ces temps, les bonnes mœurs ne consistaient pas en des pratiques sexuelles conformes à une norme sociale excluant, par exemple, l'homosexualité masculine ou féminine, l'onanisme, l'échangisme…, mais à un comportement social, dans les sphères publique et privée, conforme à la vertu, laquelle était "la force avec laquelle l'homme tend[ait] au bien ; la force morale appliquée à suivre la règle, la loi morale définie par la religion et la société"[20]. L'homme de bonne mœurs d'alors était vertueux[21], honnête[22] : il était celui qui se conformait aux principes de la probité, du devoir, de la vertu (XIème siècle), aux bienséances, ou à certaines normes raisonnables (XIIème siècle), aux Lois de la patrie et, surtout, à l'autorité du Souverain (XVIIIème siècle), aux règles du savoir-vivre et du bon esprit (XVIIème), qui faisait habituellement le bien par volonté du fait de ses qualités morales (X-XIèmes siècles) et qui, à l'instar des Romains, était courageux, vaillant, noble et exerçait un métier honorable[23] ou avait des ressources de provenance honnête lui permettant de subvenir à ses besoins (XVIIIème siècle).

 

A contrario, l'homme de mauvaises mœurs n'était pas l'individu sexuellement dépravé mais le… libertin[24] qui ne suivait pas les lois de la religion au niveau des croyances et/ou des pratiques [25] mais qui n'était pas pour autant athée, c'est-à-dire incroyant  faisant a fortiori profession d'athéisme[26]. En somme, un incrédule, un impie, un irréligieux, un libre penseur; un contestataire, un an-archiste[27]

 

Ainsi, comme le soulignait déjà Émile Littré, si "le sens particulier qu'a pris libertin par rapport aux moeurs a, dans le langage moderne, mis en désuétude les autres sens qui étaient si vivants au XVIIe siècle", nous ne devons pas oublier que, à la naissance de la F...M... un libertin était une personne sinon de mauvaises mœurs, du moins n'ayant pas de bonnes mœurs, du fait, non de ses pratiques sexuelles, mais de son irrespect de l'ordre, politique et religieux, établi et qui, par conséquent, n'était pas honorable et donc digne de respect.

 

Cette évolution, autant sémantique que morale, nécessite donc une réinterprétation de cette qualité particulière requise d'un maçon : être de bonnes mœurs. Je le ferai plus loin.

 

Qu'est-ce qu'être libre ET de bonnes mœurs ? :

 

Les Constitutions d'Anderson[28] stipule que :

 

"I. Concernant DIEU et la RELIGION. Un MAÇON est obligé par sa Tenure d'obéir à la Loi morale et s'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais un Athée stupide, ni un Libertin irréligieux (*). Mais, quoique dans les Temps anciens les Maçons fussent astreints dans chaque pays d'appartenir à la Religion de ce Pays ou de cette Nation, quelle qu'elle fût, il est cependant considéré maintenant comme plus expédient de les soumettre seulement à cette Religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière, et qui consiste à être des Hommes bons et loyaux ou Hommes d'Honneur et de Probité, quelles que soient les Dénominations ou Croyances qui puissent les distinguer; ainsi, la Maçonnerie devient le Centre d'Union et le Moyen de nouer une véritable Amitié parmi des Personnes qui eussent dû demeurer perpétuellement Éloignées.

[…]

5. CONDUITE Chez Vous et dans votre Entourage. Vous devez agir comme il convient à un homme sage et de bonnes mœurs (*); en particulier n'entretenez pas votre Famille, vos Amis et Voisins des Affaires de la Loge, etc., mais soyez particulièrement soucieux de votre propre Honneur, et de celui de l'ancienne Fraternité, ceci pour des Raisons qui n'ont pas à être énoncées ici. Ménagez aussi votre Santé en ne restant pas trop tard ensemble ou trop longtemps dehors, après les Heures de réunion de la Loge; et en évitant les excès de chair ou de boisson, afin que vos Familles ne souffrent ni désaffection ni dommage, et que vous-même ne perdiez pas votre capacité de travail".

(*) Souligné par moi, JC.

 

Dans sa "déclaration de Principes", le Manifeste du Convent de Lausanne (6-22 septembre 1875) indique que :

 

[…] La Franc-Maçonnerie proclame, comme elle a proclamé dès son origine, l'existence d'un principe créateur, sous le nom de Grand Architecte de l'Univers. Elle n'impose aucune limite à la recherche de la vérité, et c'est pour garantir à tous cette liberté qu'elle exige de tous la tolérance. La Franc-Maçonnerie est donc ouverte aux hommes de toute nationalité, de toute race, de toute croyance. Elle interdit dans les ateliers toute discussion politique et religieuse; elle accueille tout profane, quelles que soient ses opinions en politique et en religion, dont elle n'a pas à se préoccuper, pourvu qu'il soit libre et de bonnes mœurs (*). La Franc-Maçonnerie a pour but de lutter contre l'ignorance sous toutes ses formes; c'est une école mutuelle dont le programme se résume ainsi : obéir aux lois de son pays, vivre selon l'honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l'humanité et poursuivre son émancipation progressive et pacifique (*). Voilà ce que la Franc-Maçonnerie adopte et veut faire adopter à ceux qui ont le désir d'appartenir à la famille maçonnique.

Mais à côté de cette déclaration de principes, le Convent a besoin de proclamer les doctrines sur lesquelles la Maçonnerie s'appuie; il veut que chacun les connaisse. Pour relever l'homme a ses propres yeux, pour le rendre digne de sa mission sur la terre, la Maçonnerie pose le principe que le Créateur suprême a donné à l'homme, comme bien le plus précieux, la liberté; la liberté, patrimoine de l'humanité toute entière, rayon d'en haut qu'aucun pouvoir n'a le droit d'éteindre ni d'amortir et qui est la source des sentiments d'honneur et de dignité (*). Depuis la préparation au premier grade jusqu'à l'obtention du grade le plus élevé de la Maçonnerie écossaise, la première condition sans laquelle rien n'est accordé à l'aspirant, c'est une réputation d'honneur et de probité incontestée (*).

Aux hommes pour qui la religion est la consolation suprême, la Maçonnerie dit: Cultivez votre religion sans obstacle, suivez les inspirations de votre conscience ; la Franc-Maçonnerie n'est pas une religion, elle n'a pas un culte; aussi elle veut l'instruction laïque, sa doctrine est toute entière dans cette belle prescription : Aime ton prochain.

A ceux qui redoutent avec tant de raison les dissensions politiques, la Maçonnerie dit : Je proscris de mes réunions toute discussion, tout débat politique; sois pour ta patrie un serviteur fidèle et dévoué (*), tu n'as aucun compte à nous rendre. L'amour de la patrie s'accorde d'ailleurs si bien avec la pratique de toutes les vertus ! (*)

On a accusé la Maçonnerie d'immoralité ! Notre morale, c'est la morale la plus pure, la plus sainte; elle a pour base la première de toutes les vertus : l'humanité. Le vrai Maçon fait le bien, il étend sa sollicitude sur les malheureux, quels qu'ils soient, dans la mesure de sa propre situation. Il ne peut donc que repousser avec dégoût et mépris l'immoralité. (*) […]

(*) Idem.

 

Au motif que le texte fondateur, le Livre de la Loi, "les Constitution d'Anderson", précise que nul ne peut entrer en F...M... s'il n'est pas "libre et de bonnes mœurs", la quasi-totalité des rituels et des obédiences se déclarent ouverts à toute personne "libre et de bonnes mœurs" et, a contrario, fermés à toute personne qui ne serait pas "libre et de bonnes mœurs".

 

Or, sans faire dans la casuistique ou le jésuitisme (!?!), je noterai d'abord qu'Anderson n'écrit pas qu'un maçon ne doit pas être un "Athée stupide, ni un Libertin irréligieux" mais qu'il ne le sera jamais[29]. Il ne s'agit pas là d'une simple… nuance car,si on peut admettre que, dans le contexte de l'époque, il ne serait pas venu à l'esprit d'un "athée stupide" ou un "libertin irréligieux" de frapper à la porte d'une Loge, on ne peut pour autant en conclure, sauf à interpréter et non à traduire le texte original, qu'il est fait interdiction à un "athée stupide" ou à un "libertin irréligieux" d'entrer en F...M... En revanche, on peut déduire de ce texte que la F...M... doit permettre à un maçon de ne jamais devenir "athée stupide" et/ou "libertin irréligieux" et que, si, malgré tout, il le devenait, il cesserait d'être un maçon.

 

Ceci dit, il n'en demeure pas moins que la Tradition considère que pour devenir maçon il faut être "libre" ET "de "bonnes mœurs". Quel sens donner à cette impérative association ? Pourquoi pas seulement l'un ou l'autre de ces deux termes ?

 

Assurément, on ne peut pas(plus) admettre que la liberté requise est celle d'une simple capacité juridique - la pleine jouissance de ses droits civils - et qu'il faut dont l'entendre au sens de doué de conscience et de raison, non tant dans son acception médicale et, plus précisément, psychiatrique, que dans sa conception philosophique : l'aptitude qu'a a priori[30] tout être humain de penser et d'agir librement par la seule force de son raisonnement et d'en assumer en toute conscience les conséquences.

 

De ce point de vue, force est d'admettre que l'engagement maçonnique implique d'être pris en pleine liberté et en toute conscience compte tenu de la responsabilité qu'il implique d'assumer à son égard mais également à celui des autres, maçons ou non, et qu'une personne aliénée, c'est-à-dire privée, durablement ou non, de sa liberté - essencielle et non physique – ou qui refuse de l'assumer ne peut prendre un tel engagement, sauf à signer un contrat[31] qu'elle n'a pas lu et, a fortiori, compris et qu'elle risque fort de ne pas pouvoir/vouloir respecter – honorer - par la suite et donc d'avoir à… se parjurer[32]. Pour devenir un homme – ou une femme – libre dans une loge libre un-e maçon-ne se doit, préalablement, de faire le libre choix, conscient et raisonné[33], de le devenir et, pour ce faire, d'être libre, c'est-à-dire doué de conscience et de raison.

 

Mais,si l'on comprend bien que pour assumer sa responsabilité de maçon, une personne se doit d'être libre, suffit-il pour autant d'être libre pour pouvoir devenir véritablement maçon ?

 

Sans pour autant entrer dans le détail de la réflexion du point suivant, je rappellerai que "la F...M..., institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l'étude de la morale et la pratique de la solidarité" [et qu']elle travaille à l'amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l'Humanité ; [qu']elle a pour principes : la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience ; […qu']elle a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ; [qu'elle ]a pour devoir d'étendre à tous les membres de l'Humanité les liens fraternels qui unissent les Francs-Maçons sur toute la surface du globe ; [qu'e]elle recommande à ses adeptes la propagande par l'exemple, la parole et les écrits, sous réserve de l'observation du secret maçonnique ; [et que] le Franc-Maçon a pour devoir, en toute circonstance, d'aider, d'éclairer, de protéger son frère, même au péril de sa vie, et de le défendre contre l'injustice".[34]

 

A l'évidence, l'engagement maçonnique est, pour une large part, voire pour l'essentiel la décision prise librement de servir l'humanité, d'œuvre pour elle tant sur (et pour) soi que pour l'Autre, TOU(TE)S les autres. Un tel engagement ne peut être pris que si l'on adhère à une philosophie bien précise dans ses tenants comme ses aboutissements : l'humanisme.

 

Or, l'Histoire comme notre vie quotidienne nous apprend que des personnes aux mœurs dissolues, voire tout simplement différentes, en particulier du point de vue sexuel, n'en étaient-sont pas moins des humanistes et, pour beaucoup, des… maçons. Ainsi, tel(le) humaniste, homosexuel(le), insoumis(e) aux lois (racistes, fascistes, iniques…) de sa patrie, athée, irréligieux(se) ou même mécréant(e) ou libertin(e), extravagant(e), excentrique, épicurien(ne dans l'acception vulgaire (et impropre) du terme…, bref différent(e) de la norme dominante, ayant donc des habitudes de vie différentes, une manière – un art – de vie différent… n'en était-est pas moins un véritable humaniste et même un(e) non moins véritable maçon(ne) alors même que, au regard d'un certain moralisme, ses mœurs sont… mauvaises !

 

Ceci pour dire que, compte tenu à la fois de la relativité et de l'inévitable évolution des mœurs, l'expression "de bonnes mœurs" ne me semble pas devoir être comprise et, a fortiori, comprise et imposée, au regard d'une norme comportementale, cognitive, affective, idéelle.. mais de la philosophie et de l'éthique qui ont présidé à la naissance et au développement du projet maçonnique : l'humanisme et que, par conséquent, est de "bonnes mœurs", quelles que soient ses particularités, ses différences, non le tartuffe qui pratique ce à quoi il n'adhère pas mais celui-celle qui, par la fraternité première qu'il accorde à TOUS les humains, vit véritablement son humanisme au point, parfois, d'en payer de sa vie.

 

"Libre et de bonnes mœurs" : un préalable, une conséquence ou… ?

 

Ainsi, selon moi, tout(e) humaniste est "libre et de bonnes mœurs". Par définition, l'humanisme ne peut se pratiquer dans le jardin secret de son ego, dans l'intimité de son égoïsme et l'humaniste n'est pas une sorte d'ascète ou d'anachorète qui vivrait dans le silence de sa solitude mais une personne engagée qui vit dans le fracas, le tumulte, le bruit et la fureur de ses semblables : les humains, autrement dit la société humaine aussi éloignée soit-elle de ses aspirations, de ses idéaux, de ses rêves, de ses espoirs, de son utopie, de sa… folie quand il serait si sage et, en tous les cas, prudent de ne pas s'engager, de ne pas agir mais d'attendre, de laisser faire, de renoncer, de se résigner…

 

Même si tout être humain est condamné à cette solitude ultime qu'est la mort, un(e) humaniste est nécessairement de la révolte[35] et de l'engagement au sens d'action menée dans et pour le monde, au service des humains. Par cet engagement, l'humaniste ne peut que chercher à s'associer à d'autres pour que l'action commune, par la vertu de la coopération[36] ; cette association, il-elle va la chercher et la trouver dans différents praxis - modes opératoires _ mais aussi auprès de différentes organisations, dont… la F...M...

 

Ainsi, selon moi, mais je me trompe peut-être par excès de… naïveté, la personne qui fait la démarche d'entrer en F...M... ne peut être qu'un(e) humaniste, une personne "libre et de bonnes mœurs" tandis que, à l'inverse, une personne, qui ne serait pas "libre et de bonnes mœurs" et qui n'adhèrerait donc pas à l'humanisme, n'aurait ni l'idée, ne l'envie de frapper à la porte d'un Loge, préférant suivre d'autres chemins que celui de la fraternité.

 

Dès lors, pour moi, "être libre et de bonnes mœurs" n'est pas la condition de l'entrée dans la F...M... mais le motif de la décision prise d'y entrer, sachant que, bien entendu, il n'y a aucunement obligation d'entrer dans la F...M... pour concrétiser son engagement humaniste et que, à mon sens, il y a bien plus de maçon(ne)s sans tablier qu'avec.

 

Là encore il ne s'agit pas d'une simple nuance car si, bien entendu, il importe que les FF... et SS... s'assurent de l'authenticité de l'humanisme professé par le-la postulant(e) pour se mettre à l'abri de l'entrisme de certain(e)s indésirables dont le seul art, en la matière, est la maîtrise de la… rhétorique, pour ne pas dire du marketing, de la publicité (mensongère), l'essentiel est de s'assurer ensemble que, en définitive, au regard des attentes comme des possibilités et des contraintes mutuelles, la voie maçonnique est bien celle par laquelle, même si c'est parmi d'autres, que le-la postulant(e) pourra concrétiser son engagement, son militantisme humanistes par la parole et par l'acte tant dans la Loge qu'en dehors d'elle. L'essentiel ? tout simplement parce qu'un engagement comme l'engagement maçonnique ne peut se prendre à la légère, par tromperie[37] uni ou bilatérale, que l'investissement affectif, moral et intellectuel qu'il implique n'est pas matériel, financier mais… humain et qu'en la matière une erreur radicale, parce qu'elle serait justement humaine, est nécessairement d'un prix prohibitif, celui d'une vie humaine.

 

Pour l'humanisme, la liberté est constitutive de l'essence humaine : l'humanité. S'il s'ensuit que cette essence est reconnue à chacun(e) du fait de sa seule naissance[38] et que nul(le) ne peut anéantir la liberté de qui que ce soit, il n'en demeure pas moins que, à mon sens, elle est aussi une… vertu en ce qu'elle est nécessairement conquise car, si l'on naît humain, on se doit de naître à son humanité par un acte de conscience, de volonté, de responsabilité et ce n'est qu'alors que l'on peut conquérir sa liberté parfois contre (la tyrannie, l'intolérance, le racisme…) mais toujours sur soi.

 

Mais, aussi vertueux soit-il, un humain n'a pas la solidité du roc ou du chêne. Humain parfois trop humain, il reste fragile et la conquête qu'il a fait de sa liberté n'est jamais définitive : on peut la lui ravir mais il peut aussi la perdre par paresse, endormissement, faiblesse, lâcheté, habitude, peur… Parce qu'elle se propose de chercher et non de trouver la vérité ,de bâtir des vérités, d'asséner la Vérité, de délivrer la Vraie Parole…, la F...M... peut-être cette pierre qu'enserre la grue avec sa patte repliée pour ne pas véritablement s'endormir et, ainsi, se livrer au prédateur ; elle peut-être non l'éveillé des bouddhistes mais l'éveilleur des sages antiques et, ce faisant, non la gardienne des bonnes mœurs mais le miroir dans lequel le-la maçon(n,e) peut et doit sans cesse se regarder pour s'assurer qu'il-elle ce qu'il-elle s'efforce d'être : un être humain, libre et de bonnes mœurs, un(e)… humaniste non accompli(e) mais toujours en voie d'accomplissement.

 

On ne devient pas "libre et de bonnes mœurs" en devenant maçon(ne) mais on devient maçon(ne) parce que l'on est "libre et de bonnes mœurs" ! Ni préalable, ni conséquence : une continuité et d'un engagement et d'un devenir, celui d'une vie humaine.

 

Ainsi, toujours selon moi, la F...M... a cet humble mérite, cette modeste vertu de permettre à celui-celle qui fait le choix d'y adhérer de rester vigilent(e) pour être non sur ses gardes, mais bien debout dans la posture humaine par excellence : debout. Et j'ajoute qu'elle n'aurait pas d'autre utilité qu'il faudrait l'inventer si elle n'existait pas encore.



[1] Du latin locutio ; de loqui, parler.

[2] Qui, je le rappelle, au XIXème siècle qualifiait un art dit… pompier, c'est-à-dire de courtisanerie, de classicisme, de commande, d'imitation (de "copier-coller" pour reprendre une formule informatique), de singerie, de conformisme…

[3] On ne manquera pas de noter le singulier !

[4] Définition in Le Petit Robert : "[…] Formule qui donne le sens d'une unité du lexique (mot, expression) et lui est à peu près synonyme. Les définitions et les exemples d'un dictionnaire. Définitions et gloses, et traductions. Une définition exacte, approximative. — Par ext. Formule qui permet de trouver un mot. Définitions de mots croisés. — Loc. adv. Par définition : par suite d'une définition donnée et acceptée préalablement. "L'inconscient, en effet, par définition est inconnaissable" (Caillois). […] Action de caractériser, de préciser une idée, une notion. "La nation française est particulièrement difficile à définir; et c'est là même un élément assez important de sa définition que cette propriété d'être difficile à définir" ( Valéry). […] Théol. Action de déterminer le sens d'un point de dogme; résultat de cette action. […]".

N.B. Les mots soulignés le sont par moi, JC.

[5] Mais également une commune, une corporation, une abbaye…

[6] Et, bien souvent, les étrangers.

[7] Civile ou religieuse.

[8] Mais pas nécessairement politiques et civiques.

[9] Ainsi, tout étranger souhaitant se fixer dans la ville de Mulhouse devait produire un congé (Abschied) délivré par l'autorité attestant de ses bonnes moeurs et conduite et prouvant qu'il était libre de toutes espèces d'engagement.

[10] En particulier… sexuelles !

[11] Homme ou femme même si, "Le poids des générations mortes [pesant] d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants" (Karl Marx), nombreux sont les hommes qui excluent les femmes de cet état essenciel de liberté au motif qu'elles en sont intellectuellement, psychologiquement, physiologiquement… incapables, faute de pouvoir/savoir raisonner !

[12] Bien qu'essence de l'humanité, la liberté n'est donc pas innée mais acquise, voire conquise notamment sur soi-même.

[13] Qui, faut-il le rappeler, n'a rien à voir avec l'Éthique.

[14] "Il ne faut pas être étonné, si les législateurs de Lacédémone et de la Chine confondirent les lois, les moeurs et les manières ; c'est que les moeurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs", Montesquieu in "De l'esprit des Lois", XIX, 16. "Il y a cette différence entre les lois et les moeurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les moeurs règlent plus les actions de l'homme", Ibidem, XIX, 16.

[15] "Avant que de parler de moeurs, commençons par déterminer les différentes idées qu'on attache à ce terme ; car, loin d'avoir des synonymes, il admet plusieurs acceptions : dans la plus générale, il signifie les habitudes naturelles ou acquises pour le bien et le mal" - "Les moeurs sans épithète s'entendent toujours des bonnes mœurs", Charles Pinot Duclos in "Considérations sur les mœurs de ce siècle".

[16] Ceci n'empêche cependant pas qu'il existe dans presque tous les pays une Police dite des mœurs qui s'occupe de la prostitution mais pas de la pédophilie, des viols, des incestes…

[17] A l'exception, toujours valable de nos jours, des états théocratiques et fascistes ainsi que des états se revendiquant constitutionnellement d'une religion.

[18] Ainsi, le bronzage et la baignade dits seins nus ne sont plus considérés comme un outrage aux bonnes mœurs et punissables comme tels alors que le port du bikini ou même du maillot une pièce a été interdit pendant longtemps et l'est même encore dans certains pays.

[19] Article 11-2 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1958 : " Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas un acte délictueux d'après le droit national ou international. […]".

Par ailleurs, en France, l’article 66 de la Constitution dispose expressément que l’autorité judiciaire est gardienne des libertés et, à ce titre, les juges de l’ordre judiciaire (juge civil et juge pénal) sont les responsables naturels de la protection juridictionnelle des droits et des libertés. Or, les mœurs, notamment sexuelles, d'une personne majeure, dès lors qu'elles ne causent aucun tort à un tiers, participent bien de la liberté de ladite personne même si elles sont contraires à la norme sociale et qu'elles sont donc…mauvaises !

[20] In Le Petit Robert.

[21] La vertu n'était synonyme de chasteté ou de fidélité conjugale que pour… les femmes !

[22] Cf. l'honnête homme

[23] A contrario, n'exerçant pas un métier non honorable, même si celui-ci était autorisé (ou toléré) par la Loi comme, par exemple, celui d'usurier.

[24] Terme apparu vers 1500, du roman affranchi et du latin libertinus. Ce n'est qu'au XVIIème siècle, puis, surtout, au XVIIIème que le terme de libertin prit le sens de licencieux, de débauché s'adonnant sans retenue, ,mais avec raffinement,  aux plaisirs charnels.

"Le latin libertinus signifiant : qui a le caractère d'un affranchi, on n'a pas historiquement l'explication des diverses significations françaises. La première fois qu'on trouve ce mot, au XVIe siècle, il a la signification de : indocile aux croyances religieuses. C'est ce fait qui a déterminé le classement des sens". Émile Littré in Dictionnaire de la langue française (4 vol. et 1 suppl., 1863–1873).

[25] Jean-Jacques Rousseau : "Je devins polisson, mais non libertin".

[26] "Libertins de Genève, parti qui, au XVIe siècle, réclama la liberté civile contre la domination religieuse. Les bourgeois s'étaient primitivement divisés en Mamelus et en Eidguenots ; les Eidguenots, vainqueurs des Mamelus, étaient divisés en catholiques et en évangéliques ; les évangéliques, vainqueurs des catholiques, se divisèrent en libertins et en calvinistes ; les libertins formèrent dans Genève le parti conservateur des anciennes moeurs et de la liberté civile". Auguste Mignet, Établissement de la réforme à Genève, p. 331, éd. 1843.

[27] "Par le mot de libertin je n'entends ni un huguenot, ni un athée, ni un catholique, ni un hérétique, ni un politique, mais un certain composé de toutes ces qualités", François Garasse (Franciscus Garascus) in Somme théologique des vérités capitales de la religion chrétienne, ebd. 1625.

[28] Dont le véritable titre est : " Les Anciennes Obligations des MAÇONS FRANCS ET ACCEPTES" et dont on sait qu'elles ont été imprégnées du puritanisme et du loyalisme de l'auteur.

[29] Dans le texte : "A Mason is oblig’d, by his Tenure, to obey the moral Law; and if he rightly understands the Art, he will never be a stupid atheist, nor an irreligious libertine".

[30] Article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité".

[31] D'abord avec elle-même mais également avec ses FF... et SS... et, plus généralement, avec TOUS les humains.

[32] L'Apprenti ne jure-t-il de "travailler avec zèle, constance et régularité à l'œuvre de la Franc-Maçonnerie , d'aimer [ses] FF... et de mettre en pratique, en toutes circonstances, la grande loi de la solidarité humaine qui est la doctrine morale de la Franc-Maçonnerie ; [de pratiquer] l'assistance envers les faibles, la justice envers tous, le dévouement envers [sa] famille, [sa] patrie et l'Humanité, la dignité envers [soi]-même ; […] de défendre l'idéal et les institutions laïques, expression des principes de raison, de tolérance et de fraternité" ?. Comment prêter un tel serment sans pouvoir peser chacun de ses termes, y adhérer et s'engager à le tenir ?

[33] Et… raisonnable ?

[34] Souligné par moi, JC.

[35] Albert Camus : "Je me révolte, donc nous sommes".

[36] Qui, appliquée à un groupement permet, notamment, de réduire les effets du principe d'entropie et donc d'accroître la force commune ainsi mise en œuvre.

[37] Non au sens de tromperie délibérée (dolosive dirait-on en droit) mais d'erreur de jugement, d'appréciation, de compréhension quand, on le sait bien et même de trop… l'erreur est… humaine !

[38] Cf. note 30.

23 septembre 2006


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