Monsieur Équerre

 

Là où je travaille, il y avait un agent d'entretien qui passait ses journées à déambuler, les pieds à l'équerre, dans les couloirs, poussant un chariot dans lequel il entassait les sacs poubelle préparés par les femmes de ménage – pardon, les… techniciennes de surface -. Son chariot plein, il allait le vider dans un container. Parfois, il sortait un cutter pour découper les cartons en morceaux réguliers, de la taille de son chariot. Il paraissait taciturne et rien en lui n'attirait la conversation. Personnellement, je ne connaissais pas son nom. Pas même son prénom. Discret et poli, il tapait toujours à la porte des bureaux avant d'entrer. Alors, il disait, discrètement, "bonjour" et "au revoir" en repartant.

Il était toujours seul. Ne semblait pas parler à qui que ce soit. Il arrivait au travail seul et en partait aussi seul. Dès qu'il arrivait, il allait se changer pour revêtir son bleu de travail et ses chaussures de sécurité. Lors de ce qui semblait être sa pause, en bleu, il allait faire un petit tour dehors, sans doute pour s'acheter un gâteau car, à la cantine, paraît-il, il était très dessert, surtout sucré.

La semaine dernière, un matin, discrètement, sans doute honteux de déranger, il a eu un malaise et il est tombé. "On" l'a alors invité à rentrer chez lui om il s'est rendu sans doute… seul. L'après-midi, il est revenu au travail, comme si de rien était. Une femme de ménage (idem) lui a lors dit que ce n'était pas sérieux et qu'il aurait dû rester chez lui. Il lui répondit qu'il se sentait bien et que, d'ailleurs, il n'avait jamais été malade de sa vie. Il a terminé la semaine comme d'habitude, en déambulant, les pieds à l'équerre, dans les couloirs.

Lundi, chose extraordinaire, il ne s'est pas présenté au travail. Cela a surpris car il n'avait jamais été absent. Surpris ? Sans plus et, en fait, pas tellement. Personne n'a rien dit ou fait. Deux jours ont passé. Une femme de ménage (idem), se rappelant de son malaise, s'est tout de même inquiétée et a alerté le responsable du Service d'entretien. Elle a tellement insisté que, finalement, ledit responsable , faute d'avoir un moyen quelconque de le contacter, a demandé à la Police municipale d'aller faire un tour chez lui. Et c'est là qu'on l'a trouvé… mort depuis quelques jours !

Monsieur Équerre, dont j'ai appris aujourd'hui qu'il s'appelait Paul de prénom, est donc mort seul comme il a vécu seul. Dans l'indifférence.

Je n'ai jamais échangé d'autres mots avec lui que "bonjour" et "au revoir", les seuls mots qu'il partageait avec l'ensemble du personnel.

Je ne sas donc rien de Monsieur Équerre , sauf qu'il était l'arrière-petit-fils d'un chansonnier patoisant de la région, qu'il voyageait et lisait beaucoup et que derrière son bleu de travail qui le rendait quasiment… invisible se cachait quelqu'un de très cultivé, qui, comme me l'ont dit les femmes de ménage (idem) "savaient beaucoup de choses".

Monsieur Équerre s'en est donc allé. Il ne déambulera plus dans les couloirs. Si, jusqu'alors, en déambulant ainsi, il semblait se fondre dans le décors, depuis ce matin, il me semble que le décors est… vide.

Monsieur Équerre ne dira plus "bonjour" et "au revoir". Il n'ouvrira et ne fermera plus les portes avec délicatesse, pour ne pas déranger, comme s'il était gêné d'entrer et de sortir.

Monsieur Équerre est mort. Je l'envie.

Monsieur Équerre avait 53 ans. J'ai trois ans de retard sur lui.

Salut et fraternité à toi Paul !

 

10 mai 2006


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