Quand libertin voulait dire… libertaire :
un bref aperçu du
mouvement libertin
De nos jours, le terme de libertin
désigne une personne qui se livre aux plaisirs charnels tandis que celui de libertinage
est devenu synonyme de débauche, de dévergondage.
Or, aux XVIIème et
XVIIIème siècles, ces deux termes avaient des acceptions différentes
: le premier désignait celles/ceux[1]
qui mettaient en doute les dogmes de la religion catholique, professaient l'athéisme,
revendiquaient le droit de la liberté de pensée et d'expression ainsi que
celle des mœurs, notamment de nature sexuelle, et se plaisaient à tenir des
propos et avoir un comportement de type blasphématoire, le second définissant
alors tout à la fois le courant de pensée correspondant aux convictions et
pratiques des précédents ou, plus précisément, un certaine courant - la pensée
libertine – au sein du mouvement philosophique humaniste ainsi
que l'ensemble des pratiques sociales et des codes d'identification et de
représentation en résultant.
La première remarque qui
s'impose est donc de noter que, contrairement à ce qui est généralement
admis, le mouvement libertin n'est pas né avec le XVIIIème siècle
et, plus précisément, avec la Régence[2]
et qu'il ne se réduit pas aux seuls écrits du marquis de Sade.
En fait, la revendication de
liberté sexuelle n'est intervenue qu'au XVIIIème siècle, le
libertinage du XVIIème siècle s'en étant tenu à
l'affranchissement des disciplines de la foi religieuse et des principes et règles
de morale en résultant ainsi qu'à la revendication de la liberté de pensée
et, au nom de cette liberté, du droit à soumettre les textes canoniques
– aussi bien religieux que profanes, théologiques que philosophiques – à
l'examen critique de la raison[3].
Une autre remarque doit être
faite : d'emblée, le mouvement libertin se démarque des autres courants de
pensée par… sa mixité et la pleine et entière égalité qu'il instaure
entre les femmes et les hommes[4].
Selon Paul Bénichou, le
personnage de Don Juan de Molière peut être considéré comme la figure type
du libertin du XVIIème siècle en ce sens qu'il attestait de l'émancipation
morale de la société aristocratique de l'époque au regard des dogmes, des
prescriptions et des interdits catholiques.
Toutefois, si l'on peut admettre
que le libertin est bien "issu du divorce récent de la mentalité noble et
de la religion" (Paul
Bénichou), que ce divorce, pour bon nombre d'aristocrates libertins, s'est
traduit par l'apostasie et l'embrassement de l'athéisme, il faut également
considérer que le libertinage a des racines historiques plus anciennes, à
savoir le lent et progressif détachement d'une certaine aristocratie de l'étiquette
du code (non écrit) de la noblesse et des obligations de conformité (morale,
sociale, vestimentaire, alimentaire, affective, d'honneur…) qu'il emportait.
Dés le XVIIème siècle,
des auteurs s'inscrivent dans le mouvement libertin. Il en est ainsi, par
exemple de :
• Cyrano de Bergerac[5], disciple de Gassendi[6], et qui, dans son Histoire comique des États et Empires de la Lune, a tourné en dérision le postulat de l'immortalité de l'âme
• Gabriel Naudé[7] qui fut l'un des critiques les plus radicaux de la religion positive
• La Mothe le Vayer[8] (1588-1672), figure emblématique du scepticisme
Il serait toutefois abusif de
dire que le mouvement libertin du XVIIème siècle est athée, car
s'il y a effectivement des athées et, du point de vue philosophique, des matérialistes,
il y aussi des sceptiques – non nécessairement incroyants -, des agnostiques,
des déistes mais tous ont un corpus commun de valeurs : l'humanisme.
Parmi les libertins déistes, le
plus célèbre d'entre eux fut assurément Fontenelle[9]
qui récusait le dieu de la Bible, en raison de ses nombreuses contradictions
– tant historiques qu'éthiques, philosophiques et… théologiques – au
profit d'un Être suprême dont la conception s'épanouira avec… Robespierre.
Un autre liberté déiste méritant d'être cité est Saint-évremond[10]
qui, du point de vue éthique, a renoué avec l'épicurisme pour établir une
morale rigoureuse.
Athées, matérialistes,
sceptiques, déistes ou agnostiques, tous les auteurs libertins du XVIIème
siècle ont eu également en commun de procéder à une critique radicale
des religions positives[11],
en engageant notamment, de longues et sévères polémiques avec Pascal et
Bossuet, ce qui amènera Diderot à dire d'eux qu'ils auront été les encyclopédistes
du siècle de Louis XIV. En outre, en épousant la cause des Modernes contre les
Anciens, ils ont profondément contribué, et pas seulement en France, à la
transformation radicale de la pensée occidentale moderne et ce, malgré la
relative confidentialité avec laquelle, de leurs vivants, leurs œuvres ont
pu/dû circuler.
Quelques
rares auteurs libertins du XVIIème siècle, principalement des poètes,
ont étendu leurs revendications libertaires à la sexualité (amour libre ;
homosexualité ; érotisme…) et ont même eu recours, en véritable précurseurs
du marquis de Sade, à l'obscénité et au blasphème comme arme dans leurs
luttes contre les oppressions religieuses, sociales et politiques. On citera
ainsi :
•
Théophile
de Viau[12]
qui failli être envoyé au bûcher pour son Parnasse satyrique du sieur Théophile
•
Claude
Le Petit qui, lui, professa ouvertement un athéisme radical et qui, ayant littéralement
éreinté la religion et la monarchie dans son Bordel des Muses, finit
sur le bûcher en Place de Grève
Ces deux
derniers exemples montrent que, au XVIIème siècle, le mouvement
libertin, s'il était toléré au sein de la (grande) aristocratie, en revanche,
fut généralement soumis à une répression féroce de la part du pouvoir
temporel en raison des multiples pressions exercées en ce sens par la hiérarchie
catholique.
Mais c'est
bien au XVIIIème siècle, et, plus précisément, à partir de la Régence,
que le mouvement libertin prit son véritable essor et connut un rayonnement
nullement négligeable par la publication d'un nombre croissant d'ouvrages, désormais
écrits en prose.
Avec cette
évolution du genre littéraire, le mouvement libertin, à l'exception de
quelques auteurs marquants, comme le marquis de Sade, glisse de l'obscénité à
l'allusion, du défi à une dialectique subtile et de l'affirmation des
exigences du corps à celle des droits de l'esprit. En même temps, elle développe
sa dimension sociologique en procédant à la critique exhaustive des mœurs du
siècle.
En 1704, dans ses Mémoires
du comte de Gramont, Antoine Hamilton[13]
affirme que "Pourvu que la raison conserve son empire, tout est permis et
que "c'est la manière d'user des plaisirs qui fait la liberté ou la débauche".
Cette déclaration est
significative : elle inscrit le mouvement libertin au cœur du débat
philosophique du siècle par la revendication d'une liberté absolue qui n'a
d'autre limite que la raison, considérant que c'est seulement la raison qui
permet la maîtrise effective des instincts et non les interdits juridiques,
moraux et religieux.
Ainsi, à Don Juan qui affirmait
sa souveraineté sociale, économique et sexuelle, succède, au plan des mœurs
sexuelles, un nouveau héros - le séducteur - qui, ne se
contentant plus de l'action pure, se pose comme conscience réflexive, veut se
regarder agir et accorde moins que jamais une quelconque place au sentiment dans
le libre exercice de ses passions.
Mais alors, d'emblée, un malentendu s'installe qui
connaîtra son paroxysme avec le marquis de Sade : en effet, si pour ce nouveau séducteur, la femme est bien le
miroir de son plaisir et s'il se sert bien de l'amour pour assurer le triomphe
de sa fantaisie aux dépens de sa partenaire, on oublie trop facilement que le
libertinage pose la réciprocité absolue de ce postulat en faveur… des
femmes.
Ce sont ces héros – et héroïnes – que décrivent alors les ouvrages de Crébillon fils[14], qui, sans conteste, fut l'auteur érotique le plus célèbre du siècle, bien plus que ne l'a été Sade – du moins, de son vivant -, de Choderlos de Laclos[15]… mais aussi Mirabeau[16]
Dans ces œuvres, le héros
libertin incarne une démarche critique, absolument négatrice de la morale établie,
d'inspiration exclusivement religieuse alors, et des codes sociaux. Ses actions
ont toujours la valeur définitive d'une démonstration et si la liberté
sexuelle est bien l'une de ses revendications, au titre d'une Liberté plus
universelle - celle de la pensée, de l'expression et, plus généralement, de
l'être -, l'érotisme n'est jamais que le prétexte à un discours
philosophique sur la liberté, l'égalité, l'humain, l'athéisme…
Le héros libertin, s'il s'ouvre
toujours cyniquement au lecteur qu'il rend spectateur/complice de sa séduction,
en revanche, s'avance toujours masqué, en se voilant, en exagérant son
immoralité… - vers ses partenaires. Cette duplicité littéraire se décompose
en une multiplicités d'attitudes ou de masques, de rôles. La quête du
libertin, sous le voile froid du cynisme le plus implacable et d'un désenchantement
aussi tragique que froid, a pour objet, au-delà du plaisir - et, notamment, du
plaisir sensuel - une implacabilité ultime de l'esprit.
Le héros libertin connaîtra
son modèle le plus achevé avec le héros sadien. Toutefois, cet achèvement ne
sera réellement reconnu et même théorisé que, beaucoup plus tard. C'est
pourquoi, et même si, de notre point de vue contemporain, le marquis de Sade
est la figure emblématique du mouvement libertin au point de le représenter
pour ainsi dire à lui seul, dans l'immédiat, je n'en ferai pas mention, préférant
le traiter à part. Cet à part – ou ailleurs – qui, du
reste, a toujours été le sien de son vivant.
La littérature libertine du
XVIIIème siècle n'est plus seulement aristocratique. Elle est
devenue, pour une large part,… bourgeoise et prend ainsi une nouvelle
dimension politique : à la revendication aristocratique de liberté contre la
religion et, accessoirement, contre l'ordre temporel défenseur de l'ordre
religieux et de ses interdits, succède la revendication bourgeoise de libération
contre l'ordre aristocratique autant que contre l'ordre religieux !
De nombreux auteurs modernes ont
relevé la dimension initiatique de la démarche libertine qui, comme le
héros lui-même dans ses propos et ses actes, avance… masquée derrière une
symbolique polymorphe : les périphrases, les litotes, les métaphores, les
non-dits, les allusions… Le masque… comme révélateur du réel, de
l'essence !
La littérature libertine insiste sans cesse sur la nature véritable de l'humain qui est celle du… désir. D'où la violence du processus initiatique – de la (re)naissance à soi-même, de la révélation de soi à l'autre… -. Violence tout autant littéraire qu'érotique : violence de l'initiation de l'héroïne vertueuse par le séducteur expérimenté, violence de la fascination de la victime pour son bourreau…
Pour tous les auteurs
libertins, la nature est un champ de forces qui s'affrontent, un univers
de proies et de prédateurs, un monde sans morale car en dehors de toute moralité[17].
Mais un monde dont on peut découvrir les lois qui le régissent, par
l'observation, l'expérimentation…, afin de pouvoir, au fur et à mesure de
l'avancée des connaissances scientifiques et techniques, agir sur les causes
ou, du moins, les effets.
Ainsi, les
libertins, au regard désenchanté, pessimiste, tragique… qu'ils posent sur la
saga humaine, opposent un optimisme dont ils témoignent à l'égard de
la nature.
En même
temps, et préfigurant ainsi le naturalisme de Zola, les auteurs libertins
considèrent la littérature comme un véritable laboratoire où il est
possible d'expérimenter les passions humaines afin d'en découvrir les lois
et, dans la continuité de la pensée libertine du XVIIème siècle,
permettre aux humains, en toute liberté, de soumettre leurs instincts à la
seule raison.
En même temps qu'ils
voulaient expérimenter l'humain et faire de la littérature un véritable
laboratoire de science naturelle, les libertins ont voulu se saisir de l'érotisme
comme champ de création artistique. Leurs excès érotiques préfigurent
en quelque sorte ce long et lent dérèglement de tous les sens que
prescrira plus tard le jeune Rimbaud comme mode opératoire de libération de
l'imagination, de l'invention. L'érotisme, dans ses excès les plus violents,
poussé à l'art extrême - et sublime - de la provocation : les dadaïstes, les
sur-réalistes, de nombreux peintres - comme Dali - ne s'y sont pas trompés
quand ils ont reconnus leur filiation au… libertinage.
Par
ailleurs, il ne faut pas oublier que la violence de l'érotisme libertin est
aussi – et sans doute surtout – la dénonciation du relativisme, dans le
temps comme dans l'espace, du licite et de l'illicite, de l'interdit et de la
liberté, tels qu'ils sont (im)posés par la religion et le politique au nom de
Vérités prétendant à l'universalité en raison de leur révélation. Au-delà,
la provocation de la violence de l'érotisme libertin est donc mis au service
d'une critique radicale et absolue de la religion et, en même temps, d'une
revendication libertaire qui, parce qu'humaniste, est… athée.
Dans leur critique de la
religion, les libertins s'attachent tout autant à démontrer l'inexistence de
dieu en se fondant sur des arguments de Raison ainsi que sur les lois de la
nature que l'impossibilité de prouver l'existence de dieu en arguant d'un
humanisme qui remet l'humain à la mesure de toute chose mais une mesure qui, au
regard de la nature, n'est pas… une démesure.
Au XVIIIème
siècle comme au XVIIème siècle, les deux ordres
en place - la monarchie et la religion catholique - ne se sont pas trompées et
s'ils n'ont cessé de poursuivre de leurs foudres -emprisonnement, internement
psychiatrique, bannissement, exécution capitale - le mouvement libertin ce
n'est pas pour ses excès érotiques - son libertinage - mais bien pour ses revendications libertaires et la critique
radicale et absolue qu'il faisait d'eux.
L'athéisme des libertins,
pour une large part, ne s'est pas contenté d'être une critique de l'aliénation
- de l'imposture - religieuse faite au nom d'un humanisme épris de justice dont
les revendications n'auraient été que de réparation. Il a aussi été un projet
révolutionnaire de transformation des humains - de l'humain - et de
destruction de l'ordre établi - temporel comme religieux -. Bien qu'avançant masqué
derrière un érotisme exacerbé et l'apparence d'un propos blasphématoire dénué
de toute intention opératoire, le mouvement libertin, d'une simple philosophie
de l'homme – même si c'était déjà beaucoup ! – s'est érigé en un
projet politique.
C'est
pourquoi, nombre de libertins rallieront avec enthousiasme et ferveur les
rangs de la Révolution de 1789 en revendiquant d'emblée l'abolition de la
monarchie et de la religion et que plusieurs d'entre eux payeront fort cher le
prix de cet engagement. Mais c'est pourquoi aussi la plupart seront déçus - désenchantés
– de ce qui, à leurs yeux, sera une véritable trahison de l'idéal et du
projet révolutionnaires quand la Révolution renoncera à l'abolition de
l'Ordre – de tous les ordres – pour substituer son propre ordre – avec son
cortège de terreur liberticide – et instaurer la religion de l'Homme en place
de celle de Dieu.
C'est
pourquoi, les différentes réactions qui ont suivi - et qui suivent encore - la
générosité et l'absolutisme de l'élan révolutionnaire de 1789 ne se
sont pas trompés non plus en assignant le mouvement libertin à la résidence
infamante - mais infamante pour qui ? - de la pornographie, dans sa forme
achevée qu'est le sadisme[18],
pour en faire oublier la dimension politique, et, en quelque sorte, tuer dans l'œuf
son poison révolutionnaire : un athéisme de combat au service d'un
projet libertaire.
L'origine étymologique de libertin
est liberté. C'est pourquoi, dans le contexte sémantique qui est le
nôtre, et pour éviter toute confusion abusive, volontaire ou non, à
l'expression de mouvement libertin, en définitive, je préfère celui de
mouvement libertaire et à celle de libertinage - comme
philosophie, étique, projet politique, théorie et méthodologie d'action, mode
de vie… - celle d'anarchisme.
*****
A présent,
venons en au cas "Sade".
Et, d'abord,
voyons le personnage historique :
Sade,
Donatien Alphonse François, comte de Sade, dit le marquis de, écrivain français
(Paris, 1740 ; Charenton, 1814). Issu d'une vieille famille provençale, il
entre chez les jésuites de Louis-le-Grand (1750-1754), puis fréquente le collège
de Cavalerie royale. Nommé capitaine, il participe à la guerre de Sept Ans
(1756-1763). Démobilisé après le traité de Paris, Sade épouse Renée de
Montreuil (17 mai 1763) avec "l'agrément de la famille
royale". Un ordre (29 octobre 1763) le fait interner au donjon de
Vincennes "pour débauche outrée". Désormais, Sade est "repéré".
Sa singularité s'affirme, en même temps qu'une inquiétante réputation
s'attache à sa personne. Ses multiples liaisons, ses libertinages lui valent de
nombreuses incarcérations.
En 1768
éclate l'affaire Rose Keller, une ouvrière réduite à la mendicité qui s'échappe
par la fenêtre d'une maison que Sade occupe à Arcueil. Elle se plaint dans le
village d'avoir été séquestrée puis flagellée. Une peine frappe Sade. En 1772,
à Marseille, où il vit avec son valet Latour, il est accusé de flagellation,
d'homosexualité et d'utilisation de pastilles empoisonnées. Quatre filles
publiques, qui souffrent de douleurs d'entrailles, accusent Sade de sodomie[19]. Il fait un nouveau séjour en prison,
mais il s'évade et voyage en Italie sous le nom de comte de Mazan.
En 1774,
Madame de Montreuil, sa belle-mère[20], le fait enfermer à Vincennes. Il semble
aujourd'hui que l'importance des délits de Sade soit exagérée; on en
commettait bien d'autres à l'époque, qui n'ont pas valu à leurs auteurs la
malédiction qui a frappé Sade. Aussi l'hostilité de Mme de Montreuil
peut-elle être considérée comme déterminante. On notera, de surcroît, que
les rapports de Sade et de son épouse étaient bons, comme le prouve sa
correspondance avec elle.
En 1784,
le prisonnier est transféré à la Bastille, puis à Charenton, hospice public
pour malades mentaux. C'est durant cette période qu'il écrit les Cent
Vingt Journées de Sodome ou l'École du libertinage (1785) et Justine ou les
Infortunes de la vertu (1787).
Libéré
(1790), il publie Justine (1791). Arrêté pour "modérantisme", il
est conduit aux Madelonnettes puis transféré aux Carmes, à Saint-Lazare et à
la maison de santé de Picpus. De nouveau libéré, il publie la Philosophie
dans le boudoir (1795), Aline et Valcour (1795), la Nouvelle Justine (1797), les
Crimes de l'amour (1800). Ces ouvrages font scandale et l'auteur de "l'infâme
Justine" se retrouve emprisonné par le régime bonapartiste, d'abord à
Sainte-Pélagie, à Bicêtre, enfin à Charenton, où il meurt misérablement,
au milieu des malades, en 1814[21].
Sade
reconnut l'aspect excessif, outrancier, provocateur… de son expérience,
littéraire et existentielle, dans une lettre qu'il adressa à sa femme, du
donjon de Vincennes, le 20 février 1791 : "Oui, je suis un
libertin, je l'avoue : j'ai conçu tout ce qu'on peut concevoir dans ce genre-là,
mais je n'ai certainement pas fait tout ce que j'ai conçu et ne le ferai sûrement
jamais. Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un
meurtrier".
Dans
son testament, admirable, il exprime sa volonté de ne laisser aucune trace de
son passage sur la Terre et demande à être enterré dans le parc de sa propriété,
sans aucune inscription[22].
"Chef-d'œuvre
de l'infamie et de la débauche", comme l'écrit Maurice Blanchot, la vie
du "divin marquis" fut celle d'un "coupable de pur et simple
libertinage".
L'œuvre
sadienne :
Héritier
du naturalisme de Diderot et de Rousseau, Sade, "l'esprit le plus
libre" (Apollinaire), a poussé cette philosophie jusqu'à ses extrêmes
conséquences. Il s'en est servi pour justifier l'expansion sans limites de
l'individu. "Si la nature désapprouvait nos goûts", proclame un des
personnages, "elle ne nous les inspirerait pas". Aussi la débauche et
la cruauté prennent-elles chez lui les dimensions de la folie et du mythe. L'œuvre
peut inspirer l'épouvante. En y projetant, sans retenue, ses obsessions et ses
fantasmes, Sade n'en a pas moins apporté aux philosophes un document
exceptionnel, et les surréalistes ont reconnu en lui le
symbole de l'homme qui s'insurge contre tous les interdits.
De
fait, la
pensée de Sade a un caractère politique,
ce qui le rapproche de tout le courant libertin, si vigoureux au XVIIIème siècle.
Sade,
qui veut réconcilier Éros et Nature
("Tout est dans la nature", soutient-il), au nom d'un athéisme
absolu, sans concession, s'est opposé au déisme, à l'Être suprême de
Robespierre, qu'il a accusé d'étouffer la révolution
totale, laquelle devait être aussi celle des mœurs.
C'est ce qu'il exprime dans son texte célèbre, "Français,
encore un effort !
", inclus dans la Philosophie
dans le boudoir mais aussi dans sa lettre au cardinal de Bernis
"Contre
l'Être Suprême (extraits)".
L'esprit
du crime s'apparente chez Sade à un rêve démesuré de la négation que les
lointaines possibilités pratiques dégradent : le projet destructeur dépasse
infiniment les hommes. Si le héros sadien[23] paraît singulièrement libre à l'égard
de ses victimes, dont dépendent ses plaisirs, la violence envers ces victimes
vise autre chose qu'elles et ne fait que vérifier frénétiquement l'acte
destructeur par lequel "il a réduit Dieu et le monde à rien"
(Maurice Blanchot)[24].
La
facilité du crime est dérisoire. L'acte destructeur est simple. Mais le monde
où le héros sadien s'avance est un désert. À l'aube des Cent Vingt Journées,
le duc de Blangis dit aux femmes réunies pour le plaisir de quatre libertins :
"Vous êtes enfermées dans une citadelle impénétrable, qui que ce soit
ne vous y sait, vous êtes soustraites à vos amis, à vos parents, vous êtes déjà
mortes au monde".
Sade
introduit dans le roman une nouvelle dimension qui veut "offrir partout le
vice triomphant et la vertu victime de ses sacrifices […]
dans la seule vue d'obtenir l'une des plus sublimes leçons de morale que
l'homme ait encore reçues : c'était, on en conviendra, parvenir au but par une
route peu frayée jusqu'à présent".
C'est
ainsi que Sade, voulant prouver que la vertu est la seule raison du malheur de
Justine, fait alterner les scènes d'orgies (succession de viols, d'incestes, de
monstruosités sexuelles) et les "dissertations morales". Jean Paulhan
a souligné ce mode de l'accumulation répétitive, qui fait songer "aux
livres des grandes religions".
La pensée sadienne
:
La pensée sadienne n'est
pas… la théorie du sadisme. Le sadisme n'est le reflet ni de la pensée, ni
des faits et gestes de Sade mais une perversion sexuelle – une maladie
psychologique – que Sade, en tant qu'écrivain naturaliste a dépeinte au
même titre que d'autres perversions, psychologiques, sociales et politiques.
Sade n'était pas un sadique
- et, a fortiori, le sadique par excellence, voire le chantre, pour ne
pas dire le dieu du sadisme – mais un être humain, ayant les mêmes
forces et les mêmes faiblesses que n'importe quel autre être
humain, ainsi qu'un écrivain et un penseur dont la pensée humaniste relevait
à la fois de l'athéisme et de l'anarchisme.
S'il
fut libertin au sens dérivé du terme, il fut d'abord et avant tout un…
libertaire. Un amoureux et un militant passionné de la liberté, un adversaire
farouche, indomptable et indompté de tous les liberticides. Mais un libertaire
qui fut, contre son gré, bien entendu, un… perpétuel prisonnier.
Pour prouver
ces affirmations, je n'ai pas la place de me livrer ici au travail monacal d'une
exégèse de copiste[25].
Je me contenterai donc d'énoncer un certain nombre de repères afin que les éventuelles
sceptiques puissent plus facilement orienter leurs propres travaux de vérification
:
•
dans
l'œuvre sadienne, le discours philosophique et politique prend nettement plus
de place que les descriptions orgiaques
•
ces
discours n'ont pas nécessairement un rapport avec l'action en cours ; en
particulier, ils ne sont pas nécessairement la théorisation/justification de
cette action
•
le
principal objet de ce discours est la négation de dieu et de l'Autorité,
qu'elle soit temporelle ou religieuse, d'une part et, d'autre part, la
revendication d'une liberté absolue et, en même temps, du Bonheur comme droit
universel et inaliénable
•
il
y a chez Sade autant d'héroïnes que de héros et la réification du partenaire
comme objet sexuel est le fait aussi bien de femmes que d'hommes
•
femmes
et hommes se partagent les rôles de bourreaux et de victimes
•
Sade
donne une définition du bonheur fondée sur la plus élémentaire sagesse :
"ne pas faire à l'autre ce que l'on ne veut pas que l'autre vous
fasse"
•
il
y a souvent des contradictions immédiates entre la générosité du
discours tenu et l'action en cours, notamment lorsqu'il s'agit d'une action
violente. Ainsi, de deux choses l'une : ou bien Sade ne savait pas ce qu'il écrivait,
ce dont on ne peut que douter quand on sait la minutie qu'il apportait à sa rédaction
et que, la plupart du temps, il mettait plus de temps à rédiger ses plans et
consigner ses annotations qu'à écrire l'histoire elle-même ; ou bien cette
contradiction est l'un des masques sous lequel Sade avance à l'instar de la
quasi totalité des écrivains libertins du XVIIIème siècle.
Et alors, il n'importe pas de pointer la contradiction mais… de lever le
masque. Les appels sadiens au bonheur, à la tranquillité de l'âme, au stoïcisme,
à l'égalité, à la Justice, à la Liberté, à un Droit humain universel, à
l'abolition des privilèges, à la libération de l'aliénation religieuse, à
la condamnation de la violence, à la Raison… sont trop nombreux, trop martelés
pour que soit mise en doute l'intention humaniste et libertaire de l'auteur. Ils
sont trop redits, dans des formes différentes mais avec le même fond, trop
scandés pour qu'ils soient niés, anéantis par la contradiction dont il
s'agit. Ils sont trop bien construits selon un développement d'une logique méticuleuse[26],
savamment ordonnancée, hiérarchisée… pour être écartés d'un revers de la
main. Ce n'est pas cette contradiction qui a du sens mais la juxtaposition,
l'affrontement, l'opposition qu'il y a entre ce discours humaniste et la
violence de l'action. Or, si l'on s'attache non plus à l'action mais aux
acteurs on constate que, certes, il y a parfois des victimes au sein des classes
dominantes – aristocratie, bourgeoisie et clergé – mais que, en général,
elles sont toujours du… peuple quand leurs bourreaux
sont toujours des classes dominantes. Les dénonciations et
revendications du discours prennent alors tout leur sens : elles sont dirigées
contre les classes dominantes qui, légitimant leur domination sur une autorité
soit-disant divine, s'autorisent, par la force, l'argent, la morale, l'ordre
politique et religieux…, à commettre tous les excès possibles et imaginables
contre le peuple. Et ce discours n'est alors plus seulement un discours de dénonciation,
de protestation mais un appel à la révolte contre les classes dominantes. Un
appel à la révolution pour détruire l'ordre en place et construire une utopie
où il n'y aurait plus de contradiction entre les mots et les actes[27]
•
même
si c'est anecdotique, il convient de rappeler que Sade a fait l'objet d'une véritable
persécution de la part de sa belle-famille. Or, jamais, à aucun moment de sa
vie, il n'a commis le moindre acte… sadique à son encontre alors même
que, s'agissant de son épouse, il en avait parfaitement le loisir
•
jusqu'en
1789, Sade a fait l'objet de poursuites et même de persécutions judiciaires
sur l'initiative privée de sa belle-famille. Or, lorsque la réaction a dénaturé
l'intention du projet révolutionnaire de 1789, ces poursuites et persécutions
se sont poursuivies mais, alors, du chef du pouvoir en place et pour des motifs
qui ne relevaient plus du libertinage mais du trouble
apporté à l'ordre public, d'atteinte à la sécurité de l'État, de complot
girondin…, bref… du politique, ce qui, historiquement, démonter
bien que le danger que représentait Sade était dans son discours sadien et non
dans son écriture sadique.
•
de
son vivant, Sade n'a jamais véritablement été reconnu comme un écrivain
libertin et, en matière de littérature érotique, c'était Crébillon fils
qui était considéré comme le chef de file de ce genre littéraire. En
revanche, de son vivant, et plus particulièrement à partir de 1789, Sade a été
reconnu – par la Police et la Justice – comme un dangereux
agitateur politique, un auteur politique et, ne pouvant pas être accusé de
révolutionnaire par les fils (indignes) de la Révolution, de factieux,
de séditieux, toutes accusations qui, de nos jours, se résumeraient en
celle… d'anarchiste.
•
Sade
a fait l'objet de plusieurs internements psychiatriques sur décision de
justice ou à la discrétion de l'autorité administrative ou du pouvoir
politique. Or, à cette époque le libertinage, même dans sa forme
excessive qu'est le sadisme, n'était pas considéré comme une maladie
mais comme une dépravation morale[28].
Il n'était donc pas justiciable d'un traitement médical mais de la prison et,
au besoin, en ce qui concerne notamment la sodomie, du bûcher ou du gibet. En
revanche, à cette époque, comme de nos jours encore, l'internement
psychiatrique était une mesure, discrétionnaire et discrète, qui permettait
de régler des problèmes familiaux – notamment de nature patrimoniale
– ou de museler des oppositions politiques sans que l'opinion publique et
celle de l'intelligentsia en soit
informée. Si Sade avait été considéré comme un sadique et qui, plus
est, l'apôtre du sadisme, il n'aurait eu droit qu'à l'emprisonnement,
voie à une exécution capitale.
•
malgré
toutes les dépravations sexuelles dont il a été accusé[29]
et la multitude d'opportunités légales qui pouvaient s'offrir pour se débarrasser
de ce suppôt de Satan, Sade n'a été condamné à mort que pour un
motif politique - complot girondin - [30].
Sade, avant
de mourir, a voulu jouer un ultime tour aux hommes et à l'Histoire en
organisant la disparition mystérieuse de son crâne. Ce tour de passe-passe a réussi
mais ce sont les hommes et l'Histoire qui, en définitive, auront joué un sale
tour posthume au divin marquis en confondant l'humanisme sadien avec le
sadisme et réduisant son anarcho-athéisme à une perversion sexuelle
aggravé d'une dépravation morale.
Il n'empêche
que, une fois de plus, malgré tout, l'Histoire a retenu le nom de la victime - Sade,
Donatien Alphonse François, comte de Sade, dit le marquis de, dit encore le divin
marquis – et non ceux des juges, des gardiens et des bourreaux.
Il n'empêche
que, de nos jours encore, ce sont les livres de Sade qu'on lit avec le frisson
jouissif de la désobéissance, du
blasphème, de l'interdit bravé, du tabou enfreint et non ceux de ses détracteurs
et de ses accusateurs.
L'homme Sade, libertaire de
conviction et de pratique, athée conséquent jusqu'à sa son dernier souffle de
vie, est mort prisonnier. La pensée sadienne alors pu prendre pleinement son
envol et, depuis, elle ne cesse de
sillonner librement cet espace infini qu'est celui de la libre pensée.
[1]
Il s'agissait essentiellement d'aristocrates - noblesse d'épée -,
de grands bourgeois – noblesse de robe – et, au XVIIIème
siècle surtout, de dignitaires de l'Église catholique, d'origine
aristocratique, n'ayant généralement pas prononcé les vœux de prêtrise.
[2] Période de… libertinage par excellence !
[3] "Le libertin [du XVIIème siècle] n'était aucunement un sacripant mais un homme qui se réservait de ne pas suivre servilement ni les idées ni les coutumes du jour" (Rémy de Gourmont).
N.B. Gourmont (Remy de), écrivain français (Bazoches-au-Houlme, Orne, 1858 ; Paris, 1915). Esprit raffiné et anticonformiste (il fut exclu de la Bibliothèque nationale, en 1891, pour un pamphlet antinationaliste, "le Joujou patriotique"), il fut le principal collaborateur du Mercure de France et le critique du mouvement symboliste. On lui doit des poèmes, des romans (Sixtine, 1890 ; Un cœur virginal, 1907), des pièces de théâtre et surtout des études et des essais (le Latin mystique, 1892 ; le Livre des masques, 1896 ; le Problème du style, 1902 ; Promenades littéraires, 1904-1927). Il a également laissé une importante correspondance (Lettres à l'amazone, 1923).
[4] Du moins, celles et ceux faisant partie du mouvement.
[5] Cyrano de Bergerac (Savinien de Cyrano), essayiste et dramaturge français (Paris, 1619 ; id., 1655). Fils d'Abel de Cyrano, écuyer, le gentilhomme Savinien de Cyrano, dit de Bergerac (fief proche de Chevreuse), fit ses études au collège de Beauvais, où Jean Grangier, personnage qu'il ridiculisa dans sa comédie du Pédant joué, lui enseigna la rhétorique. Par la suite, Cyrano mena à Paris une existence agitée, cédant à un libertinage effréné, s'adonnant avec Chapelle et Molière aux idées philosophiques sous la direction de Gassendi et fréquentant le cercle de Campanella et Michel de Marolles, par lesquels il fut considérablement influencé. Vers 1638, il s'engagea dans la Compagnie des gardes de M. de Casteljaloux, s'y rendit célèbre très vite par sa bravoure militaire, participa au siège de Mouzon (1639), où il fut blessé d'un coup de mousquet, puis à celui d'Arras (1640), où il fut de nouveau blessé d'un coup d'épée à la gorge. Il quitta la carrière militaire, accumula duels, querelles, incartades, brouilles et fureurs parfois burlesques (il pourfendit le singe du bateleur Brioché, aventure rapportée dans la relation bien connue: Combat de Cyrano de Bergerac contre le singe de Brioché au bout du Pont-Neuf), indisposa la gent littéraire parisienne. Il vécut un temps chez d'Assouci, entra au service de Mazarin, écrivit d'incongrues et violentes "mazarinades". En 1653, il se plaça sous la protection d'Arpajon, qui le nomma secrétaire. En 1654, il fit représenter sa tragédie la Mort d'Agrippine à l'Hôtel de Bourgogne, œuvre colorée et forte qui fut interdite pour ses audaces. Mais il se fit surtout connaître par une œuvre singulière d'inspiration baroque : Histoire comique des États et Empires de la Lune. Ce "voyage imaginaire", inspiré de l'Utopie de Thomas More et de la Cité du Soleil de Campanella, transporte notre auteur, à la faveur d'une machine de son invention (des fioles remplies de rosée, attachées autour du corps et que la chaleur du soleil parvient à soulever), dans un monde qui ne peut s'apparenter qu'à celui de la Lune. Dans ce livre d'aventures, où se mêlent la philosophie et la satire, la poésie et la polémique, les scènes cocasses et piquantes (par exemple, celle des alouettes tombant toutes rôties grâce au «feu» d'une arquebuse spéciale), succèdent aux discussions sur l'origine du monde, l'immortalité de l'âme et l'éternelle folie de l'homme. Dans un second ouvrage, inachevé, Histoire comique des États et Empires du Soleil (1662), Cyrano gagne le Soleil, où les oiseaux vivent heureux grâce à leur parfaite organisation politique. Une nuit, une poutre tomba d'un toit sur sa tête. Il mourut peu après, et une de ses parentes, mère Catherine, le fit enterrer dans son couvent, rue de Charonne. Visionnaire aux œuvres singulières, modernes, pleines d'aperçus de génie, de bizarreries et de pensées originales, il devait inspirer les plus illustres écrivains: Molière (les Fourberies de Scapin), Voltaire (Micromégas), Swift (Gulliver), Fontenelle (De la pluralité des mondes), Rostand (Cyrano de Bergerac).
[6] Gassendi (Pierre Gassend, dit), philosophe, astronome et physicien français (Champtercier, près de Digne, 1592 ; Paris, 1655). Il obtint son doctorat en théologie à Avignon (1614) et entra dans les ordres en 1617. Prévôt de l'église de Digne (1626), il résida la plupart du temps à Paris. Ce rationaliste, contemporain de Descartes, fut aussi professeur de mathématiques au Collège royal de 1645 à 1648. En posant le finalisme de l'Univers, il invoque l'atomisme d'Épicure et de Lucrèce (De vita et moribus Epicuri, 1647) qu'il prétend compatible avec la doctrine chrétienne d'un monde créé par Dieu, et affirme la possibilité d'une science des apparences, non démonstrative, s'appuyant sur les mathématiques. Il cherche ainsi une voie moyenne entre dogmatisme et scepticisme (Objections aux méditations de Descartes, 1641) et aura une grande influence sur Locke et Bayle. Il se livra d'autre part à de nombreuses observations en acoustique et en astronomie et fut un admirateur de Galilée.
[7] Naudé (Gabriel), médecin, historien et bibliographe français (Paris, 1600 ; Abbeville, 1653). Libertin érudit, il fut bibliothécaire de Mazarin. Il est le premier à avoir abordé le problème de l'organisation des bibliothèques.
[8] La Mothe Le Vayer (François de), écrivain français (Paris, 1588 ; id., 1672). Précepteur du jeune Louis XIV, esprit sceptique, il fut l'un des représentants du libertinage érudit (Dialogues d'Orasius Tubero, 1698). Il critiqua les commentaires linguistiques de Vaugelas (Considérations sur l'éloquence française de ce temps, 1638). (Acad. fr., 1639.)
[9] Fontenelle (Bernard Le Bovier de), philosophe et écrivain français (Rouen, 1657 ; Paris, 1757). Neveu des Corneille par sa mère, il exerça quelque temps le métier d'avocat, avant de se rendre à Paris, où Thomas Corneille l'engagea, en 1677, au Mercure galant. Il se fit vite une réputation de bel esprit, dont la finesse transparaît dans les œuvres morales et satiriques (Dialogues des morts, 1693) et qu'il cultiva tout au long de sa vie dans les salons de Mmes de Tencin, de Lambert ou Geoffrin. Après l'insuccès de ses premières comédies et tragédies, il se lança dans une œuvre brillante de vulgarisation scientifique. Dernier cartésien dans un monde devenant newtonien (Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686), il défendit le fait contre la fable, les Modernes contre les Anciens (Digressions sur les Anciens et les Modernes, 1688), au nom d'un progrès infini des connaissances, qu'il fut un des premiers à concevoir. Les Éloges nombreux qu'il fit de ses collègues défunts devant l'Académie royale des sciences, dont il fut nommé secrétaire perpétuel en 1699, constituent une mine de renseignements pour l'histoire des sciences. (Acad. fr., 1691.)
[10] Saint-Évremond (Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de), moraliste et critique français (près de Coutances, v. 1614 ; Londres, 1703). Soldat lettré et homme du monde, il eut tout d'abord une brillante carrière militaire. Un écrit hostile à Mazarin (Lettre au marquis de Créqui sur la paix des Pyrénées, 1659), l'obligea à s'exiler en Angleterre (1661), où il demeura le reste de sa vie. À l'exception d'une comédie (Comédie des académistes, 1650), ses œuvres ne circulèrent en France que sous le manteau et ne furent publiées qu'après sa mort. Dans ses essais (Réflexions sur les divers génies du peuple romain [1663], qui inspira Montesquieu ; De quelques livres espagnols, italiens et français, 1668 [?] ; Réflexions sur la tragédie ancienne et moderne, 1672), ses dissertations spirituelles sur divers sujets (Conversation du maréchal d'Hocquincourt avec le P. Canaye, 1665) et sa Correspondance, il fait preuve d'une tolérance et d'une indépendance d'esprit qui font de lui l'un des principaux représentants du courant libertin et qui annoncent par bien des aspects les nouvelles tendances philosophiques du début du XVIIIe siècle, l'incrédulité et le scepticisme.
[11] Et pas seulement du catholicisme.
[12] Viau (Théophile de), poète français (Clairac, Agenais, 1590 ; Paris, 1626). Protestant converti au catholicisme, mais libertin d'esprit et de cœur (le Parnasse satyrique, 1622), il mena une vie peu conforme à la morale religieuse, ce qui le fit condamner à mort par contumace (peine commuée en arrêt d'exil). Poète lyrique, il se montra résolument hostile à l'enseignement de Malherbe. On lui doit des pièces de théâtre, dont la tragédie Pyrame et Thisbé (1621) qui remporta un vif succès, et de nombreux poèmes - odes, élégies, sonnets et satires - publiés de 1621 à 1623, dans lesquels il se montre un chantre sensible de l'amour et de la nature.
[13] Hamilton (Antoine, comte de), écrivain irlandais d'expression française (Roscrea, Tipperary, 1646 ; Saint-Germain-en-Laye, 1720). Ayant suivi Jacques II dans son exil, il brilla à la cour de la duchesse du Maine et rédigea, en 1713, les Mémoires du comte de Gramont.
[14] Claude Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils (Paris, 1707 ; id., 1777), acquit une grande réputation par ses contes licencieux, dont l'audace ne manqua pas de lui attirer des ennuis. Ainsi, l'Écumoire ou Tanzaï et Neardané (1732), avec des allusions au cardinal de Rohan, lui valut d'être emprisonné, et le Sopha (1742), conte moral dans lequel un personnage ridicule pouvait être pris pour Louis XV, l'obligea à s'exiler pendant cinq ans. Il n'en devint pas moins, comme son père, censeur royal en 1759, grâce à l'appui de Mme de Pompadour. Ce peintre de la psychologie amoureuse de son siècle (la Nuit et le Moment, 1755 ; le Hasard du coin du feu, 1763) a laissé le récit d'une éducation sentimentale (les Égarements du cœur et de l'esprit, 1736-1738) qui place le désir et la passion dans la perspective d'une lucidité désenchantée.
N.B. Le fils avait de qui tenir : Crébillon (Prosper Jolyot, sieur de Crais-Billon, dit), dramaturge français (Dijon, 1674 ; Paris, 1762), père du précédent. Il tenta de renouveler la tragédie en y faisant prévaloir la violence et l'horreur (Idoménée, 1705 ; Atrée et Thyeste, 1707 ; Rhadamiste et Zénobie, 1711). Il allia sa fantaisie de membre de la société du Caveau à ses fonctions de censeur royal. (Acad. fr., 1731.)
[15] Laclos (Pierre Choderlos de), écrivain et officier français (Amiens, 1741 ; Tarente, 1803). Son père était secrétaire de l'intendance de Picardie et d'Artois. À dix-huit ans, Pierre Choderlos de Laclos entre comme aspirant à l'école d'artillerie de La Fère, célèbre pour son enseignement mathématique. Il en sort lieutenant à vingt-deux ans après de brillantes études. Passionné par les armes, Laclos inventera plus tard un boulet creux d'une très grande puissance d'explosion. L'artillerie française est alors la première d'Europe. C'est le moment où les Anglais écrasent les corps expéditionnaires français au Canada et aux Indes. Laclos est alors à La Rochelle, en instance d'embarquement pour le Canada. Le traité de Paris (1763) met fin à la guerre. Dès lors, le jeune officier traîne de garnison en garnison : Toul, Strasbourg, Grenoble, Besançon, Valence, l'île de Ré ; sous-aide-major en 1767, il est capitaine en 1771, aide-major en 1772, et enfin capitaine commandant en 1780.
Comme le langage du temps use des mêmes mots pour la guerre et pour l'amour, Laclos s'initie à de "glorieuses conquêtes" dans les salons de province. L'échec est cuisant : il a trop l'air d'un "géomètre", et la marquise de Coigny peut écrire : "… Ce grand monsieur maigre et jaune en habit noir, qui vient si souvent chez moi…je n'y suis plus pour lui… si j'étais seule avec lui, j'aurais peur". Laclos a quarante ans. Il conçoit alors d'écrire les Liaisons dangereuses. Il demande un congé de six mois, s'enferme à La Rochelle et écrit d'un trait l'un des chefs-d'œuvre de la littérature romanesque du XVIIIe siècle. Les deux personnages du livre, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, grandes fortunes et grands noms, incarnent tout ce qui manque au jeune artilleur. Avec les Liaisons dangereuses, la bourgeoisie, classe montante, attaque l'aristocratie, classe privilégiée. C'est une bombe contre le pouvoir. Ce roman marque en outre une étape importante dans l'histoire de la sensibilité en substituant à l'amour proprement dit un amour de tête, fait d'orgueil, de cynisme, d'hypocrisie satanique, où tout ce qui est humain est calciné, et qui finit par calciner ses héros. Aussi Baudelaire a-t-il pu dire : "Livre de moraliste aussi haut que les plus élevés, aussi profond que les plus profonds". Commissaire à l'assemblée électorale des citoyens nobles de Paris, il entre au Club des Jacobins, dont il rédige en grande partie le Journal. Promu maréchal de camp après Valmy, il est arrêté comme suspect lors de la trahison de Dumouriez. Libéré lors du 9 Thermidor, il est réintégré dans l'armée par Carnot, qui le nomme général de brigade. Laclos, qui avait débuté dans les lettres en 1773 par des poèmes publiés dans l'Almanach des muses, est également l'auteur d'un traité sur l'Éducation des femmes (1783), demeuré inachevé, et d'une Lettre à MM. de l'Académie française sur l'éloge de M. de Vauban (1786).
[16] Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti, comte de), homme politique français (Le Bignon, aujourd'hui Le Bignon-Mirabeau, Loiret, 1749 ; Paris, 1791). Député le plus en vue de la Constituante, Mirabeau était issu d'une famille de la noblesse provençale, d'origine italienne. Marqué par la petite vérole, grand orateur doué d'une voix de stentor, il imposa sa popularité à la France entière. Son père, Victor Riqueti, marquis de Mirabeau (Pertuis, Vaucluse, 1715 ; Argenteuil, 1789), économiste disciple de Quesnay, propagandiste de la physiocratie, auteur de l'Ami des hommes (1756) et partisan d'une adaptation de la noblesse aux temps nouveaux, le traita durement. Lui-même, n'ayant point besoin d'apprendre un métier, eut une jeunesse tumultueuse, multiplia les dettes, tâta de l'armée (en Corse) comme beaucoup de jeunes nobles, et, bien qu'ayant épousé la fille du marquis de Marignane, eut de nombreuses liaisons féminines. Son père le fit plusieurs fois enfermer au fort de Vincennes, et finalement exiler au château de Joux, dans le Jura, d'où il s'enfuit en Hollande avec Sophie de Ruffey, épouse du marquis de Monnier, le président de la cour des comptes de Dole. Il fut extradé, enfermé au donjon de Vincennes de 1777 à 1780, puis voyagea un peu partout en Europe, à l'occasion pour des missions d'espionnage. Au cours de ses séjours en prison et de ses pérégrinations, il écrivit quelques ouvrages licencieux, des Lettres à Sophie (adressées à Sophie de Ruffey), et une série de pamphlets et d'études historiques : Essai sur le despotisme, publié à Londres en 1775 ; Des lettres de cachet et des prisons d'État, publié à Hambourg en 1782 ; De la monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, en quatre volumes, publié à Londres en 1788 ; ainsi que des ouvrages sur les juifs ou encore sur l'organisation de la production du sel). Propagandiste du tiers état Discours d'Honoré de Mirabeau sur les finances et la banqueroute. Candidat aux états généraux de 1789, il fut rejeté par son ordre mais élu par le tiers état d'Aix-en-Provence. Son Appel à la nation provençale et ses Lettres du comte de Mirabeau à ses commettants (1789) pendant la période où le conflit entre les ordres n'était pas tranché l'imposèrent comme un propagandiste de premier plan du tiers. Son apostrophe au marquis de Dreux-Brézé, le 23 juin 1789 ("Allez dire au roi que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes"), acheva de le placer à la tête des patriotes. Orateur brillant, il s'imposa aux états généraux puis à l'Assemblée nationale constituante, dont il devint le président et où il rapporta ou intervint sur toutes les grandes questions (la Déclaration des droits, le veto royal, la loi sur la déclaration de guerre, la Constitution civile du clergé, etc.). Tout en combattant l'absolutisme, Mirabeau était cependant partisan d'un pouvoir monarchique fort, inspiré du modèle britannique. Ne pouvant accéder au ministère - le 7 novembre 1789, l'Assemblée avait en effet voté, en partie contre lui, une loi interdisant aux députés d'être ministres -, il intrigua auprès du roi et s'en fit secrètement le conseiller, dès mai 1790. Mais il ne fut guère écouté, et son double jeu fut bientôt dénoncé. Cependant, sa popularité était encore grande lorsque survint sa mort prématurée, le 2 avril 1791, laquelle fut ressentie comme un deuil national. Son corps, déposé au Panthéon, en fut retiré en 1793, lorsque les papiers découverts dans l'armoire de fer de Louis XVI prouvèrent sa collusion avec la cour.
[17] Sade ira jusqu'au terme ultime de cette vision en considérant que le crime est l'esprit même de la nature, qu'il n'y a donc pas de crime contre nature et que, en définitive, au plan humain, il n'y a tout simplement pas de crime !
[18] Par un abus de langage, par un glissement sémantique obéissant à logique d'aliénation, de totalitarisme…, on est en effet passé du mouvement libertin au libertinage et de la pensée, humaniste par excellence, libertine et, singulièrement, sadienne au… sadisme.
[19] Il a par la suite été attesté de ce que ces douleurs abdominales ne venaient pas d'un empoisonnement mais d'un. Excès… d'aphrodisiaques !
[20] Et qui, toute sa vie, le poursuivra de sa haine sans que l'on ait jamais pu comprendre l'origine et le motif d'une telle haine.
[21] On sait que son crâne disparaîtra mystérieusement et que, sans aucun doute, cette disparition a été l'ultime pied-de-nez à la Société que Sade aura lui-même organisé peu de temps avant sa mort.
[22] On sait aussi que ses dernières volontés ne seront pas respectées puisqu'il aura droit à des funérailles religieuses.
[23] Qui, souvent, est une… héroïne.
[24] L'anarchisme de Sade était aussi absolu que son athéisme et, philosophiquement, relève du nihilisme.
[25] Que les athées me pardonnent ce blasphème, laïque ou profane. A moins qu'il ne soit provocateur et… blasphématoire !
[26] Alors que, en revanche, les descriptions orgiaques sont souvent traitées de façon… légère, moins approfondies, moins contrôlées… et, il fut bien l'admettre, avec une forme littéraire laissant souvent à désirer ! Comme si, en définitive, elles n'étaient que… accessoires !
[27] Il convient de rappeler que, régulièrement, alors qu'il était emprisonné ou interné, Sade faisait passer de tels appels au peuple parisien.
[28] Sous l'influence éventuelle de… Satan !
[29] A posteriori et alors qu'il était déjà mort !
[30] Condamnation à mort à laquelle, au passage, il échappera… miraculeusement !