Réflexions
sur la grégarité
Il est courant de dire – et,
dans mon cas, d'entendre dire – que les humains ont un instinct… grégaire.
Qu'en est-il exactement ?
Grégaire vient du latin grex,
gregis, troupeau et qualifie une espèce animale qui vit en groupe ou en
communauté sans être nécessairement sociale. Pour les éthologues, l'instinct
grégaire est donc une part héréditaire et innée des tendances
comportementales de certains qui les pousse à former des groupes, à
vivre ensemble au sein de ces groupes et à adopter le même comportement, de façon
permanente ou saisonnière (de nombreuses espèces animales cessent d'être grégaires
pendant la période de reproduction ou, plus précisément, pendant la lutte des
mâles pour s'approprier les femelles).
D'aucuns – et ils-elles sont
nombreux(ses) – considèrent que cet instinct grégaire est également le
propre des humains alors même que, pour des raisons notamment religieuses,
ils-elles considèrent que les humains ne sont pas des animaux mais une
espèce unique et particulière, tant il est vrai qu'ils-elles considèrent
aussi que les humains ne sont jamais que le troupeau du se(a)igneur qui les a créés
et que, cette création – cette créature - étant à l'image de son créateur,
ne saurait renvoyait le géniteur à… l'animalité !
Certain(e)s précisent que cette
instinct grégaire est la caractéristique d'une impulsion pré-humaine – en
somme, une réminiscence, un vestige, un fossile – de l'animalité,
pour ne pas dire la bestialité, originelle des humains qui, souvent
irraisonnée, détermine l'être humain dans ses actes, son comportement. Cette
impulsion, avec d'autres (mauvais ?) instincts animaux d'ailleurs, comme celui
de… l'agressivité, se tapirait dans la partie reptilienne du cerveau
humain, c'est-à-dire dans les bas-fonds du fragile homo sapiens
sapiens, et ne manquerait pas d'en surgir régulièrement pour fondre sur sa
proie – la raison mais encore la… foi – pour transformer le doux
agneau en vile bête, le bon Docteur Jekyll en un monstrueux Mister Hyde[1].
Ainsi, pour Cicéron, la res publica est la
chose du peuple, étant précisé que par peuple il faut entendre, non
tout assemblage d’humains groupés en troupeau d’une manière quelconque,
mais un groupe nombreux d’humains associés les uns aux autres par leur adhésion
à une même loi et par une certaine communauté d’intérêts. La cause première
de ce groupement n’est pas tant la faiblesse qu’une sorte d’instinct grégaire
naturel car le genre humain n’est point fait pour l’isolement et une vie
errante, même dans l’abondance, et son effet premier est la civilisation car,
d’une multitude errante et dispersée la concorde – la grégarité -, fait
la Cité, ce qui laisse supposer qu'en dehors de l'urbanité point
d'humanité[2].
Dans le Gai savoir, rédigé
en 1887, peu de temps avant la Généalogie de la morale, Nietzsche
affirme, dans l'aphorisme 344, que tous les humains pieux[3]
puisqu’il n’y a pas de science ou de savoir sans présuppositions, que la
tromperie peut très bien se substituer à la vérité et que, en définitive,
notre croyance en la science repose sur une croyance métaphysique. Un
peu plus loin, dans l’aphorisme 354, il déclare que la conscience
humaine, du point de vue tant de l'individu que du groupe, n’a pu se développer
que sous la pression du besoin de communication, par le jeu des relations
d’utilité communautaire et grégaire et que, par conséquent, la mort de
dieu, en entraînant la dislocation
du troupeau, fait que la morale disparaît pour faire place au nihilisme.
Le mouton est, à l'évidence,
l'archétype de l'animal grégaire[4].
C'est sans doute pour cette raison que la secte vaticanesque n'a pas manqué de
le prendre comme symbole de l'ouaille, de l'ancien français oeille
venant du latin ovis, brebis, pour désigner le fidèle dont le pasteur
assure la garde pour le compte du dieu-maître. Mais il existe un autre mammifère
très grégaire et sensible aux appels et aux mouvements de ses congénères :
l'éléphant qui présente toutefois cette particularité que, tant en Afrique
qu'en Asie, le troupeau, qui se déplace en… file indienne, est toujours
conduit par une femelle âgée appelée matriarche et que, souvent, les mâles
sont chassés des troupeaux et condamnés à vivre seuls ou en groupes de célibataires.
Mais la symbolique et le raisonnement par analogie ne dit rien de la grégarité humaine : existe-t-elle ? dans l'affirmative, est-ce un instinct autrement dit, un non-choix puisque, sauf à être maîtrisé, un instinct est nécessairement subi et échappe donc au champ de la liberté ou, au contraire, un mode opératoire, organisationnel…, une superstructure…, c'est-à-dire un choix, un acte de liberté…
Je ne suis ni savant, ni… idéologue. Je ne saurais donc répondre à de telles questions et d'ailleurs n'estime pas devoir y répondre tant elles peuvent être… méta-physiques ou, pour faire plus simple… à côté de la plaque. Il n'empêche que, anarchiste, j'ai nécessairement un point de vue sur… le troupeau.
Les primitifs, tout comme les modernes et les enfants ont compris qu'il y a beaucoup de choses que les humains ne peuvent faire seuls et qu'il y en a tout autant qui gagnent à être accomplies ensemble. C'est ainsi que, de tous temps, les humains ont développé des modes opératoires relevant de la coopération. Ainsi, la chasse et la cueillette ont été et son toujours l'œuvre de groupes humains allant de la famille à la tribu en passant par le clan. Plus tard, l'agriculture et l'élevage, dans de nombreuses régions, ont continué de faire l'objet de modes organisationnels collectifs avec, il est vrai mais c'est une autre histoire, un nouveau compère, l'État.
De nos jours, dans les sociétés
dites civilisées et à ne s'en tenir qu'à la sphère privée, de
nombreuses activités sont conduites collectivement à l'instar de ces jeux coopératifs
dont le but est de faire ensemble et de réussir (à faire et en faisant)
ensemble et non de gagner, autrement dit de vaincre un concurrent,
un ennemi, un autre… un non-moi/nous.
Mais il est vrai aussi que les scientifiques ont (dé)montré et que l'Histoire et l'actualité quotidienne ne cessent de démontrer que si les foules sont capables des plus grandioses actes héroïques, elles sont aussi et, sans doute surtout, capables des pires choses[5].
Il est tout aussi vrai que toutes les formes d'autorité se construisent toujours sur l'asservissement d'une minorité ou même d'une majorité qu'elle asservit, qu'elle réduit à l'état de… troupeau.
Il est encore plus vrai que grégarité est souvent synonyme de docilité, de renoncement, de résignation, de fatalisme, de courtisanerie, de (mauvais) calcul égoïste… et que, souvent, il n'y a de servitude que… volontaire par paresse, facilité, aliénation… ou… imbécillité savamment entretenue par un obscurantisme systématique dont on sait qu'il est toujours le lit des pires totalitarismes.
Force est de constater que, souvent, le paisible troupeau, pour plaire à son maître et/ou excité, aiguillonné par lui se mue en hordes furieuses, criminelles, brutes, brutales, barbares, sauvages (hyper civilisées ?)… et se livre aux pires exactions qui sont autant de déchéances de l'humanité des individus le composant.
Les scientifiques l'ont démontré et l'Histoire et l'actualité ne cessent de le démontrer : les foules – les troupeaux – ont des comportements irrationnels dans la mesure où elles annihilent la capacité individuelle de distanciation à l'égard de soi, des autres, de ses actes, de l'action, distanciation qui est la condition nécessaire à la rationalité, autrement dit à la possibilité de… raisonner et, de ce fait, d'agir librement et d'assumer sa liberté. Et c'est pourquoi les autorités, toutes les autorités aspirent à réduire les individus à l'état de troupeau et, par la violence, la persuasion, le charme, l'imposture, le mensonge…, font ainsi qu'il en en soit ainsi.
Pendant longtemps, cette œuvre
de déshumanisation n'a pu se faire que par le recours à la force, éventuellement
ma(s)quée d'un alibi religieux ; de nos jours, la force, au sens de violence
physique, est inutile ; pire encore, elle peut produire des effets pervers
comme la révolte, la dislocation du troupeau. Les armes sont désormais
plus… soft et, en ce sens, plus dangereuses car insidieuses, inodores,
incolores, insipides, invisibles… soporifiques, anesthésiantes… : les médias
et, singulièrement, la télévision qui, à la voix rajoute désormais l'image
du maître au point que l'élève, savamment entretenu dans son analphabétisme,
dans son inculture, dans son ignorance… devient une sorte de perroquet répétant
des mots qu'il ne comprend pas mais dont il sait qu'ils sont La Vérité et de
singe savant accomplissant des actes qui échappent à son entendement ;
les jeux, surtout si l'on prend soin de les assortir de quelques morceaux
(miettes) de pain, qui sont autant de miroirs aux alouettes projetant les
spectateurs-trices dans un hyper-réel effaceur de leur propre réel ; la mode,
qu'elle soit vestimentaire, artistique, culinaire, touristique, sexuelle,
idiomatique… et dont l'effet immédiat est que l'on ne peut plus sortir du
rang à peine de… ridicule, d'ostracisme, d'anormalité, de
monstruosité… ; le sport ou, plus exactement, les jeux sportifs, version
moderne des jeux romains mais aussi des sacrifices expiatoires des Anciens comme
l'holocauste ; l'astrologie qui n'est pas l'affaire que des seuls sorcier(e)s,
marabout(e)s et autres devin(e)s mais aussi de tou(te)s ses expert(e)s
qui, ignorant parfaitement ce dont ils-elles parlent, se croient autorisé(e)s
à révéler Le Vrai et donc à proscrire Le Faux ; la médecine,
pourvoyeuse de nirvanas ou, à défaut, de camisoles de force chimiques avec ses
neuroleptiques, hypnotiques… ; la politique qui n'est jamais que la sécularisation
de l'imposture religieuse ; la Bourse qui a piqué la place mec saint pierre et
promet des allers simples pour le paradis mais délivre aussi des ordres de
descente, non moins définitive, aux enfers ; les sectes religieuses bien sûr
et encore, comme toujours…
Pour une autorité, quelle
qu'elle soit, point de salut pour elle sans la réduction des humains à l'état
de troupeau car en dehors du troupeau c'est… l'anarchie, c'est-à-dire
l'absence d'autorité, de pouvoir, de contrainte…, la sphère de la liberté
des individus – de l'Un(e) comme de l'Autre, autrement dit de TOU(TE)S -,
d'une liberté raisonnée et assumée qui, seule peut être constitutive de la spécificité
de l'animal humain : l'humanité.
Dans le troupeau, point de
consciences individuelles mais une grégarité lobotomisante, normante, désumanisante,
a-humanisante, totalitaire… et donc, parce que point de liberté, point…
d'humanité. Mais aussi point de fraternité, point de solidarité, point d'égalité…
puisque, l'individu n'existant pas, l'Un n'existe pas et… l'Autre n'existe
pas, ne peut exister[6].
Il n'y a de fraternité, de solidarité, d'égalité et donc, aussi, de liberté
que… premières, a priori, choisies, voulues, délibérées, conscientes… Et
s'il est une affirmation de Soi qui se reconnaît dans l'Autre, qui s'enrichit
dans la/les différence(s) de l'Autre, un art de vivre
avec Soi, pour Soi et par Soi tout autant qu'avec l'Autre, pour l'Autre
et par l'Autre, l'humanisme est spontané, pré-acaquis, pré-partagé…
ou n'est pas.
Refuser le troupeau, fuir le troupeau, ce n'est pas pour autant s'exiler, s'isoler, se couper de l'Autre, de tou(te)s les autres… C'est au contraire assumer pleinement son humaine condition qui est celle de la solitude ou, pour éviter toute ambiguïté, de l'individualité. L'être humain, par rapport à lui-même, n'est pas un mouton ; par rapport à l'Autre, il n'est pas non plus un loup. Il est Un ou il n'est pas. Il est Je, un ego, un solitaire librement et fraternellement solidaire des autres ou… il n'est pas pour être alors une part de cheptel, de troupeau. Un Je qui ne peut être une première personne du singulier que dans le pluriel, la diversité, la différence.
Je me révolte – j'assume ma… solitude -, donc je suis et donc nous-Je sommes. Et nous-Je sommes que parce que chacun(e) de nous-Je peut affirmer Je-nous suis et être vraiment.
Le troupeau n'est pas un pluriel qui serait l'agrégation de singuliers, de singularités. Il est un tout monomorphique qui est l'annihilation de toutes les individualités.
Faire sienne cette maxime Ni dieu, ni maître, se revendiquer et être anarchiste dans sa quotidienneté, dans son identité profonde, dans se relation à l'Autre, c'est aussi et nécessairement refuser le troupeau et œuvrer à la dislocation de tous les troupeaux, à la libération de tous les êtres humains.
Par définition, un troupeau – dans son acception sociologique et non éthologique et non de meute, de horde, de harde, de bande… - ne peut être libre puisqu'il est… possédé, objectivé, instrumentalisé, capitalisé… mais aussi surveillé, gardé, tondu, trait, mangé, reproduit, échangé, manipulé, croisé, vendu, loué, gouverné, battu, (mal) traité, déplacé, parqué, encagé, gagé, hypothéqué, marqué, tatoué, colliérisé, compté, numéroté, normalisé, bâillonné, muselé, aveuglé, harnaché, bâté, enrêné, répertorié, fiché, inséminé, fusionné, absorbé…
Ni dieu, ni maître et
donc… ni troupeau !
[1] Pour mémoire l'Étrange Cas du Dr Jekyll et de M. Hyde est un récit de Robert Louis Stevenson, publié en 1886 sous le titre The Strange Case of Doctor Jekyll and Mister Hyde. Le docteur Jekyll, respectable savant londonien, protège pour une raison mystérieuse M. Hyde (nom qui signifie "cacher" en anglais). M. Hyde est un petit homme indéfinissablement contrefait, dont la seule vue attise la haine. Dépourvu de tout sens moral, il commet des actions monstrueuses, allant jusqu’à assassiner sans raison apparente un respectable lord croisé la nuit dans une rue. La vérité est inouïe : le docteur Jekyll a découvert une drogue qui lui permet de se transformer à volonté en M. Hyde. Il assouvit alors ses instincts pervers et sa violence sans porter atteinte à sa réputation de respectabilité. Mais peu à peu, il finit par rester prisonnier de son envers satanique et, incapable de réintégrer sa propre personnalité, il met fin à ses jours, laissant une confession écrite où il raconte sa tragique histoire.
[2] Cf. le mythe du sauvage assimilé à… l'animal.
[3]
A ne pas confondre avec pieux, sortes de pals, dont
certains fous de dieu se servaient pour empaler les mécréant(e)s !
[4]
Les chèvres sont également grégaires, sauf… les vieux boucs qui, outre
(ou parce) qu'ils… puent, ont tendance à vivre en solitaires et jouent
parfois le rôle de sentinelles ou d'éclaireurs aux alentours des
troupeaux.
[5]
Et il n'est pas besoin d'en donner des exemples tant cette exemplarité
est une offense à la dignité humaine !
[6]
Lorsqu'un troupeau est conduit à l'abattoir, les premiers arrivés à
proximité du tueur prennent peur et tentent de se dérober ;
pourtant les autres continuent de pousser et poussent donc leurs pairs
entre les mains du tueur.