The
Prisoner, série allégorique
(*)
Myriam
Guinot et Baptiste Marcel
Histoire
Pour une raison inconnue, un
agent, interprété par Patrick McGoohan, démissionne des services secrets
britanniques. De retour dans son appartement, à Londres, alors qu'il fait sa
valise, un jet de gaz à travers la serrure le plonge dans l'inconscience. A son
réveil il se retrouve dans un ravissant petit village au style
architectural bigarré et à l'ambiance de villégiature. Il s'aperçoit
rapidement qu'il est dans un endroit des plus étranges; il est impossible de
passer des appels téléphoniques vers l'extérieur, les taxis n'assurent que la
desserte locale, les cartes de l'endroit ne portent aucune indication géographique...
Un personnage étrange, le Numéro 2,semble commander le Village et lui
dira bientôt que son maître, le mystérieux N°1, veut connaître les raisons
sa démission, qu'il restera ici le temps qu'il faudra, et qu'il est le "N°6".
Mais le Prisonnier n'est pas un numéro, il est un Homme Libre!
Ce petit village fleuri et bariolé
aurait tout d'un coin de paradis si ses habitants n'étaient pas des numéros
dont les moindres faits et gestes sont épiés par des caméras de surveillance.
Refusant toute intégration, toute soumission, le N°6 n'aura de cesse de
chercher à s'échapper, luttant pour cela contre une communauté étouffante et
entièrement sous la coupe du tout puissant et omniprésent pouvoir des
dirigeants du Village.
Origines
Si
l'on applique aujourd'hui le terme d'œuvre d'art à des productions télévisuelles,
c'est sans conteste grâce à la série The Prisoner. Artiste de génie,
à la fois comédien, réalisateur, scénariste et producteur, Patrick McGoohan,
arrive à faire parler la télévision et faire réfléchir le public. En effet,
sa série ouvre à chaque nouvel épisode un vaste champ de réflexion. Comme
toute véritable oeuvre d'art, cette série n'a pas vieilli et garde toute sa
profondeur et tout son actualité.
Début d'année 1966, lassé de
son rôle dans DangerMan, Patrick McGoohan, star absolue du petit écran
britannique, profite de son statut de vedette pour tenter la folle entreprise de
The Prisoner. George Markstein, qui avait déjà travaillé sur la première
série, imagine une histoire d'espionnage, celle d'un agent secret démissionnaire
que l'on kidnappe afin de lui faire avouer les raisons de sa démission.
McGoohan, enthousiasmé par ce projet, accepte d'en être le héros à condition
d'en être aussi le producteur, ce qui lui donne un contrôle quasi total de la
série. Bien plus qu'un nouveau rôle, The Prisoner est pour l'acteur
l'occasion rêvée d'exprimer ses idées sur la liberté, la société,
l'individualisme... McGoohan prend donc le tournage en mains et transforme
l'histoire d'espionnage de Markstein en une véritable œuvre philosophique. En
effet, chacun des 17 épisodes que compte la série traite un sujet bien
particulier tel que la liberté, la mort, les dangers de la science... Comme le
but recherché par Patrick McGoohan est de faire réfléchir le téléspectateur
sur ce qu'il voit, l'acteur fait en sorte de donner à son oeuvre un côté mystérieux.
Pour cela, il imagine des gimmicks tous aussi surprenants les uns que les
autres, comme le Grand Bi, vélo archaïque emblème du Village, ou le Rover,
cette boule blanche qui étouffe, au propre comme au figuré, toute
tentative d'évasion. Et comme l'approximatif n'a pas de place dans une telle
oeuvre, chacun de ces éléments cache derrière son apparence "non-sensique"
une réelle valeur symbolique qu'il convient à chacun d'interpréter à sa
guise. C'est ce qui fait de The Prisoner, malgré ses 30 ans
d'existence, une série toujours aussi fascinante. Incomprise en 1968 car jugée
trop déroutante, elle a enfin trouvé un public qui se sent plus que jamais
concerné par la lutte d'un individu face à une société; qui l'opprime et qui
le traite en simple numéro.
La
reconnaissance de l'individu
Un des
thèmes clés de ce chef-d'œuvre, c'est la reconnaissance de l'individu en tant
que tel et non pas en tant qu'élément reproductible et remplaçable de la
communauté. Le N°6, c'est soi-même, le Village, c'est la société, une société
oppressante digne du 1984de George Orwellou du Fahrenheit 451de
Ray Bradbury. L'Individu, surveillé, manipulé, est gavé de culture bon marché
(The General), engagé dans la farce politique de la démagogie (Free
for All),abreuvé de guimauve populaire telles la joie et les loisirs forcés
(Danse of the Dead,c'est carnaval, mais on n'a pas le choix du déguisement...).
L'individu (ou plutôt le "mouton") est contraint au conformisme :
contraint de sourire en même temps que les autres, d'écouter les niaiseries de
la radio qu'il est impossible d'éteindre ("Good morning all, it's
another beautiful day..."), d'applaudir et rire au signal convenu
(comme dans les sitcom TV). Le Village a donc un régime totalitaire ?
Non, et c'est là toute l'horreur. Tout comme les habitants de Brave New
World (Le Meilleur des mondes) ou, dans une moindre mesure, les
ouvriers de Metropolis, chacun est soumis, chacun est heureux de vivre
dans cette joie artificielle, mécanique, aseptisée, où la vie ne se valorise
plus par ses tourments et ses joies, puisque la lutte est annihilée et que le
bonheur est forcé, chacun étant fondu dans une masse homogène, chacun n'étant
plus qu'un numéro... Même le chef du Village, le N°2, ne semble être qu'un
fantoche devant son supérieur, le N°1, qui reste invisible. Le N°2,
d'ailleurs, n'est pas le même d'un épisode à l'autre, car ce n'est pas lui,
l'ennemi. L'ennemi ce n'est pas un homme, c'est la société elle même :
l'Administration, la technocratie, la paperasserie, comme dirait Harry Tuttle
dans Brazil. Le
N°6 va se rebeller, et le clamera violemment: "I will not be pushed,
filed, stamped, indexed, briefed, debriefed or numbered. My
life is my own..." Outre celui de
partir, dès le premier épisode, il réclamera le droit de s'isoler, de
s'exprimer, surtout d'avoir un comportement personnel et d'être un
individualiste.
L'arrivée
Le premier épisode (Arriva ) nous
présente le monde fantastique du Village et ses habitants, ainsi que le
personnage du Prisonnier, qui évoquera sur bien des points le John Drake de Danger
Man. Lorsque le premier épisode fut diffusé, le 29 septembre 1967 sur ATV
Midlands, on croyait à une simple série d'espionnage. Pourtant, au fil des épisodes,
le N°6 n'arrivait pas à s'évader, et ce n'est que vers le troisième ou
quatrième épisode que l'on comprend que le thème de la série, l'éternelle
lutte vers la liberté, implique que ce n'est qu'au dernier épisode que le héros
doit s'échapper. Possible... Quoi qu'il en soit le premier épisode campe
parfaitement tous les protagonistes : le Prisonnier rebelle et opiniâtre, la
grosse boule blanche du Rover, les N°2 sadiques et serviles, le superviseur, le
maître d'hôtel et surtout... le Village. Celui-ci est omnipotent et contrôle
tout depuis les souterrains par caméra, microphones, ordinateurs... Le N°6 en
fera l'amère expérience, et se retrouvera à la case départ pour avoir
sous-estimé les capacités de manipulation des dirigeants du Village. La grille
qui se referme sur son visage à la fin de l'épisode fait froid dans le dos.
Une grande communauté mondiale
Sur le Village, la V.O. restitue
justement toute une thématique de la série que le doublage avait
volontairement effacé, le côté international du Village, le côté
"grande communauté mondiale" et sa connotation utopique. Dans Arrival,
lorsque le N°6 interpelle le taxi, le chauffeur, une asiatique, lui répond
en français, et lui explique par la suite que le Village est un creuset de
cultures internationales, où se mêlent de multiples langues. Par la suite, le
N°6 entre dans la boutique du Village et surprend une conversation dans une
langue inconnue (espéranto, catalan...on ne le saura pas), à la fin de l'épisode,
c'est avec un laconique Auf Wiedersehen que l'employé du N°2 quitte le
Village. De même, à plusieurs moments d'autres épisodes, on trouvera un étranger
ou une réplique en langue étrangère, sans explications ! Pas d'explication
non plus sur les raisons pour lesquelles les traducteurs ont gommé ces répliques,
les remplaçant par des silences ou des dialogues inventés...
La V.O. éclaire donc la série
d'idées nouvelles. Le N°6 se demandera longtemps quel côté gouverne le
Village, si ce sont ses chefs, ou le camp adverse. Personnellement, il me semble
que ce ne sont ni les uns ni les autres, et en même temps les deux. Les deux
camps veulent savoir pourquoi il a démissionné (Do Not Forsake Me Oh My
Darling),et d'ailleurs l'histoire elle même est inspirée d'un fait réel révélé
par George Markstein, sur des maisons de repos où étaient mis au vert (lire
"au secret") les agents retraités.
On trouve dans ce Village des
Allemands, des Russes, des Anglais, des Français... Tous sont là pour des
raisons différentes. Les chefs du Village semblent en bons termes avec les
anciens chefs duNo6 (The Chimes of Big-Ben), et semblent bénéficier de
complicités même en Grande-Bretagne (Many Happy Returns). Les paroles
du N°2 dans The Chimes of Big-Ben:"The whole earth as the
Village"sont sans équivoque. Le Village n'est pas l'émanation du KGB
ni du MI6, mais d'une convergence d'intérêt entre l'Est et l'Ouest. A la fois
laboratoire d'expérimentation en vue d'une société nouvelle et centre de mise
au pas d'éléments récalcitrants. Il n'y a donc pas d'échappatoire, que l'on
s'enfuie en Autriche (Do Not Forsake Me Oh My Darling), en Albanie (The
Chimes of Big-Ben)ou à Londres (Many Happy Returns),on reste sous le
contrôle du Village, les dernières images de Fall Out,dernier épisode,
ne sont pas sans étayer cette thèse.
Dualité No1/No6
Un artiste, c'est une personne qui
perçoit les choses différemment, plus intensément que nous et qui ressent le
besoin d'exprimer ces sensations. Patrick McGoohan n'échappe pas à la règle.
En tant qu'artiste il a aussi envie de proclamer tout haut des idées qui lui
sont propres. Le domaine qui l'intéresse par-dessus tout, c'est l'Homme. Rien
de plus normal puisque l'acteur est aussi philosophe ! En tant que tel, il est
donc ouvert au monde qui l'entoure, montrant un vif intérêt pour les problèmes
de la société et son devenir. Le jugement qu'il porte à ce sujet, il le met
en image sous forme d'allégorie. Mais avant tout, le philosophe est à l'écoute
de l'être humain, et par conséquent de lui même. Attentif aux différentes
passions qui l'animent, McGoohan se sent tiraillé par deux sentiments
antagonistes; le Bien et le Mal. Selon lui, ces deux forces subsisteraient en
chacun de nous et chaque individu lutterait sans cesse contre la partie
"maléfique" de son être.
Il est intéressant de constater
que cette théorie de l'homme qui combat sa mauvaise nature appartient au
domaine religieux. Patrick McGoohan aurait-il trouvé son inspiration dans la
Bible ? C'est fort probable quand on sait qu'il reçut une éducation catholique
rigoureuse au point de vouloir devenir prêtre ! Quelle que soit son origine,
cette conception du Mal et du Bien témoigne de la complexité de la personnalité
de l'acteur: "Nous sommes tous prisonniers de nous-mêmes et des besoins
que nous avons de manger, dormir... pour vivre." Ces propos laissent penser
que McGoohan souffre de sa situation de "détenu à vie". Le combat
qui l'oppose à son propre N°1 serait-il plus important qu'il n'y paraît?
"Nous avons chacun notre propre Village", ajoute-t-il, l'alcool
constituerait-il le sien ? Dans ce cas, il serait partagé entre sa croyance (le
Bien) et sa maladie (le Mal)! Un jour, quelqu'un a dit: "l'alcool a un côté
schizophrénique. Avant de boire il y a Jekyll, après il y a Hyde." Est-ce
de cela dont souffre l'acteur?
D'après un philosophe (irlandais
qui plus et), "l'écriture est une tentative de mettre de l'ordre dans un
brouillon." En mettant en scène son "théâtre intérieur",
McGoohan aurait donc tenté d'y voir plus clair ? The Prisoner aurait été
pour lui une manière de conjurer le mal qui l'habitait: une sorte de
psychanalyse en fait. Ceci dit, ce chef d'oeuvre garde une grande part de mystère
et c'est ce qui le rend encore plus fascinant.
*****
Comment
ne pas penser à Proudhon ? :
"(...) Être gouverné, c'est
être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé,
parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré,
commandé, par des êtres qui n'ont ni le titre, ni la science, ni la vertu.
Être gouverné, c'est être, à
chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré,
recensé, tarifé, timbré, toisé, cotisé, patenté, licencié, autorisé,
apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est, sous
prétexte d'utilité publique, et au nom de l'intérêt général, être mis à
contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné,
pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de
plainte, réprimé, amendé, vilipendé, taxé, traqué, houspillé, assommé, désarmé,
garrotté, emprisonné, fusillé, mitrailler, jugé, condamné, déporté,
sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré.
Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !"
Proudhon, in Idée générale
de la Révolution au XIXe siècle, 1851.
(*) Piqué sur : http://bibliolib.net/Prisoner.htm