André
Breton et la Franc-Maçonnerie[1]
Jean-Pierre Lassalle
Le titre pourra surprendre[2]
car il est toujours hasardeux d'associer un homme à une institution dont, en
l'occurrence, il ne fit jamais partie. André Breton ne s'est, du reste, jamais
prononcé directement pour ou contre
Breton et Aragon, tous deux fils de maçons - on
le sait, évidemment pour le père d'Aragon, Andrieux[3],
qui eut la dent dure contre
Il reste que Breton et Aragon écrivirent en 1928 une pièce, Le Trésor des Jésuites[4], sorte de revue de fin d'année qui devait être jouée par l'actrice du muet qu'apprécièrent tant les Surréalistes, Musidora. Le projet capota, mais le texte fut publié dans Variétés en 1929. Il y eut des articles racontant à peu près la pièce et ce qui se préparait. Il est donc un peu excessif d'écrire, comme Marguerite Bonnet dans son édition des OEuvres de Breton, que la pièce publiée " n'eut pas beaucoup d'écho ". En fait, Breton, évoquant cette aventure, me confiait qu'il avait surtout été surpris que les Francs-maçons n'aient pas réagi. Et, par une ironie de l'Histoire, la véritable première représentation publique du Trésor des Jésuites eut lieu en 1935 à Prague, dans cette Tchécoslovaquie créée par des Francs-maçons et où tous les dirigeants, de Masaryk à Benes, étaient maçons ! [p. 85]
Dans cette pièce, le troisième tableau avait
pour décor " pour les deux tiers gauches la salle du Conseil du
Grand-Orient de France ; pour le tiers droit une terrasse de café ". Un
personnage, l'explorateur Simon - probable allusion à Alain Gerbault - doit être
reçu au Grand Orient, et, plusieurs fois, résonne la réplique " Où est
le Grand Orient ? ", avec des réponses plaisantes et parodiques. La place
du Grand Orient est présentée comme celle de
On en arrive à la cérémonie. Curieusement, au lieu d'une parodie de l'initiation aux trois premiers degrés, on est brusquement projeté au cœur d'une réception au 33ème grade, stade ultime du développement scalaire du Rite Écossais. Étant de formation médicale, Breton et Aragon ne pouvaient manquer de plaisanter sur le chiffre 33 :
Comme le malade reçoit la santé du médecin qui lui fait compter 31, 32, 33 dans les grandes affections du système respiratoire, de même j'attends de vous l'accession au fatidique 33
et ils ajoutent la superbe formule poétique :
" ce chameau du nombre ". Les noms des officiers sont tantôt exacts,
" Souverain Grand Commandeur ", " Grand Capitaine des Gardes
" - de même que les grades, " Chevalier Kadosch ", "
Sublime Prince du Royal-Secret " -, tantôt parodiques, comme le " Très
Sinistre Illustre Inconnu Autorité Suprême ". À ces éléments du Rite
Écossais se mêlent aussi des détails provenant des rites pseudo-égyptiens de
Cagliostro, avec des allusions à Corneille Agrippa et à Nicolas Flamel,
adeptes que Breton a toujours appréciés. Beaucoup de bouffonnerie, toutefois,
dans ce tableau où l'on passe de
La pièce Le Trésor des Jésuites mériterait d'être à nouveau montée. Elle garde toute sa vis comica, et sa satire est multiple, visant les Jésuites et les Francs-maçons, mais de manière peu méchante. Il conviendrait de ne pas en exagérer la portée, car, en définitive, les Francs-maçons des hauts-grades écossais ne s'en tirent pas si mal.
Je ferai une simple allusion au milieu dans lequel évoluait Paul Valéry et qui était peuplé de maçons, comme Édouard Lebey qui l'employait, et comme son fils André Lebey, homme de lettres assez peu doué mais maçon très sympathique et très apprécié. Breton les a connus et fréquentés, de même qu'il a eu comme amis les principaux peintres cubistes. Parmi ces derniers, un franc-maçon [p. 86] fort assidu, Juan Gris, dont les relations avec Breton seraient à préciser, au regard de la correspondance, encore non disponible.
Le franc-maçon qui a eu les relations les plus étroites
avec Breton a été le docteur Pierre Mabille[5],
dont il fit connaissance en 1934. Dès lors, Mabille ne cessa de participer à
la vie du mouvement surréaliste. En juillet 1940, il accueillera Breton à
Salon-de-Provence et lui fournit une " couverture " vis-à-vis des
autorités pétainistes en le déclarant son " laborantin ". Mabille
avait été le médecin accoucheur de Jacqueline Lamba, la deuxième épouse de
Breton, qui donna le jour à Aube. Le couple Mabille et le couple Breton
allaient essayer de quitter
Mabille avait atteint les plus hauts grades dans
le Rite Écossais. En Haïti, il fit connaître à Breton les dignitaires
locaux. Et je pense qu'à plusieurs reprises, il demanda à Breton d'entrer dans
l'institution. Un poème de Breton fait de cette hypothèse une certitude. Il
s'agit de Pleine Marge, écrit à Salon et dédié à Mabille, poème crypté où
le lecteur ordinaire ne s'aperçoit de rien. Proposons-en quelques clés : les
premiers vers ou versets contiennent la réponse négative : " Je ne suis
pas pour les adeptes ", suivi de " Je n'ai jamais habité au lieudit
La deuxième strophe du poème contient un premier vers plus allusif encore : " Je n'ai jamais été porté que vers ce qui ne se tenait pas à carreau ", avec un jeu subtil sur l'expression " se tenir à carreau ", connotant pour Breton une aliénation et une contrainte à sa liberté, mais rappelant que le fait d'entrer dans le Temple implique que l'on se tienne sur les carreaux blancs et noirs du pavé mosaïque. Plus loin, Breton évoque des " êtres engagés dans une vie qui n'est pas la mienne ", " qui est à s'y méprendre le contraire de la mienne ". Il est aussi question de ceux qui " m'entraînant m'entraînent où je ne sais pas aller ", avec la précision " les yeux bandés tu brûles tu t'éloignes " : autant d'allusions transparentes.
Malgré la force du refus d'engager sa liberté dans l'acceptation d'un processus initiatique, Breton reste fasciné par les Invisibles voyageurs, les Rose-Croix de la tradition alchimique, dont il évoque, à la fin du poème, la permanence de leur tradition. " Et vous messieurs Bonjour [...] en disparaissant vous avez laissé à ceux qui sont venus et pourront venir / Des provisions pour longtemps ". Ceci permet de nuancer la sécheresse du premier vers : " Je ne suis pas pour les adeptes ". Mais le poème nous réserve aussi le correctif : " De quelque [p. 87] manière qu'ils aient frappé leur couvert est mis chez moi ". L'allusion maçonnique au code des coups frappés à la porte est ici évidente.
On commence seulement à mesurer l'influence que Mabille a eue sur Breton qui, jusqu'au bout, a toujours admiré Le Miroir du merveilleux et Egrégores, les deux essais majeurs de cet adepte qui était aussi un ami. Les rapports de Mabille avec les autres Surréalistes comme Péret ou Paalen commencent également à être mieux connus. On pourrait avancer que, d'une certaine manière, Mabille est le maillon entre René Guénon et Malcolm de Chazal, dont Breton connaissait les liens familiaux et mystérieux avec les anciens Rose-Croix.
Lorsque Breton revient en France après la guerre de 1939-45, il reste fortement marqué par le mythe - ou la réalité, le lecteur choisira - des Supérieurs Inconnus que le martinézisme et le martinisme continuaient à véhiculer. Ainsi, comme le rappelle Sarane Alexandrian dans le texte liminaire du premier numéro de la revue Supérieur Inconnu (octobre-décembre 1995), " sous ce titre superbe et ambigu [...] André Breton voulut en novembre 1947 fonder une revue ". Ce projet, pourtant soutenu par Gaston Gallimard et Jean Paulhan, ne vit pas le jour. Sans doute, une partie des Surréalistes survivants et de ceux qui s'agrégèrent au groupe était-elle réticente à cette orientation du Surréalisme, par ailleurs sévèrement et injustement brocardée par l'entourage communiste de Tzara, où le poète et critique René Lacôte osait écrire que " Breton sombrait dans l'occultisme ".
Quelques nouveaux venus, tout en étant d'esprit
ouvert, gardaient des réticences. Ainsi un des plus toniques poètes du Surréalisme
d'après-guerre, Jean-Louis Bédouin, me parla de ses préventions contre
Reprenant, d'une certaine façon, le projet de caricaturer par la dérision les rituels maçonniques, comme avant-guerre avec le Trésor des Jésuites, un peintre surréaliste dont Breton avait préfacé une exposition, Seigle - Breton avait joliment écrit : " mangez le pain de Seigle " -, qui fut maçon puis démissionna du Grand Orient, organisa au domicile de Bédouin une cérémonie parodique de l'initiation au premier grade que me décrivit ce dernier. Seigle avait disposé des chaises et, pour singer la marche du myste devant progresser sur une planche à bascule, faisait monter les invités, yeux bandés, sur une chaise, puis les faisait descendre, n'omettant pas les purifications par les éléments, agitant un carton pour l'air, trempant la main dans un bol d'eau, allumant un briquet sous la main, et autres facéties de potaches en mal de transgression. Les protagonistes avaient un peu ri, mais il en était resté un sentiment de gêne, et le rituel parodique ne fut jamais renouvelé. [pp. 88 (illustrations), -89]
Breton et la majeure partie du groupe surréaliste
furent fascinés par les remarquables conférences sur l'Alchimie données par
René Alleau, disciple de Canseliet, à partir de 1952. Dès lors, Alleau
collabora aux revues surréalistes Medium puis Le Surréalisme, même. Sa haute
figure m'amène à évoquer une Loge de
Un autre maçon de
Mabille avait bien été au cœur de telles contradictions, puisqu'il connut des périodes de foi intense, entrecoupées de crises profondes et de réactions vives contre l'Église, ce qui fait que ce médecin si spiritualiste et si tourné vers la tradition signa le tract le plus violent : À la niche, les glapisseurs de Dieu.
Il me reste à évoquer un personnage haut en
couleur, historien de formation, Jean Palou[6], qui venait assidûment au café
où se tenait le groupe surréaliste dans la décennie 1950-1960. Entré dans
Quant au belge Edouard-Louis-Théodore Mesens,
ami de Magritte, il vivait à Londres où il possédait une magnifique
collection de tableaux surréalistes, parmi lesquels dix-sept toiles de Max
Ernst. J'ai eu le privilège de bien le connaître et de parcourir avec lui
Paris, le jour comme la nuit. Il me brocardait souvent, connaissant mes liens
avec l'institution maçonnique. Un soir du 15 décembre 1959, alors que nous dînions
au Pied de cochon, célèbre restaurant des Halles, en compagnie de nombreux
Surréalistes de province venus pour l'exposition E.R.O.S. chez Daniel Cordier,
il prit une serviette en papier, posa sa main dessus, crayonna le contour de
cette main, et dessina pour moi deux signes maçonniques au centre[7]. En outre,
quand nous nous rencontrions, il levait ses deux mains et faisait, à mon grand
dam, en public, un triangle. C'était gentiment se moquer de
Cet article est originellement paru dans Histoires littéraires n°1-2000, aujourd'hui épuisé, pp. 84-90. Il est reproduit ici dans son intégralité.
La numérotation des notes (en continu) seule diffère du texte original imprimé. Afin de permettre des citations précises, les numéros de page de l'édition papier sont intégrés au texte en rouge entre crochets, à l'endroit où intervient le changement de page.
[2]
Voir cependant " Surréalisme et Franc-maçonnerie ", article d'Ariel-Pelléas
Serain dans les Cahiers de
[3]
Voir, dans le premier volume des Œuvres complètes d'André Breton par
Marguerite Bonnet (Gallimard/Pléiade, 1988), la note 2 de la page 1747 qui
rappelle que le préfet de police Andrieux avait quitté
[4] Le texte de cette pièce occupe les pages 994 à 1014 de l'ouvrage cité dans la note précédente. Les notes et variantes occupent les pages 1743-1749, dans un dossier établi par Etienne-Alain Hubert.
[5]
Voir la thèse de Remy Laville, Pierre Mabille : un compagnon du Surréalisme,
publiée en 1983 par
[6]
Auteur, entre autres livres, d'un essai chez Payot sur
[7] Il me dédicaça, ce jour-même, son recueil Poèmes publié, au Terrain Vague, chez Eric Losfeld.
Mars 2006