Au peuple souverain

 

La foule veut voir Jacob ; chaque jour, elle vint roder autour de l'antre des chats-fourrés dans l'espoir d'apercevoir ses victimes, car ils sont bien ses victimes, foule esclave, foule souveraine d'un jour, foule moutonnière acclameuse de sabres, de drapeaux et de politiciens.

Contemple ton œuvre, peuple roi, peuple électeur, peuple travailleur. C'est bien toi qui, par ton avilissement, ton ignorance, ta lâcheté, ton poirisme, a forgé les fers qui meurtrissent nos fiers camarades expropriateurs de tes maîtres. C'est bien toi qui bâtis leur prison et les gardes.

Tu es complice dans la fabrication des iniques lois scélérates en vertu desquelles on les enverra mourir, à petit feu, sous le soleil brûlant de la Guyane. N'est -ce pas toi qui nommes les députés fripons et les conseillers électeurs des sénateurs gagas aussi libidineux que féroces ? N'es-tu pas la meute qui se rue à la poursuite du malheureux qui a volé des aliments quand la police le pourchasse en criant "Au voleur !" ?

Et ne donnes-tu pas la main, par ta veulerie et ton approbation tacite, à la crapule enjuponnée qui le condamne inexorablement à vivre des mois et des années en prison, loin de sa femme et de ses petits ?

Si tu n'étais pas leur complice et leur meilleur soutien, est-ce que l'on pourrait voir se promener impunément en plein jour ces vieux jugeurs au faciès de gorille qui ont des milliers d'années de prison ou de bagne et de têtes guillotinées sur la conscience ?

Qui tien en définitive Jacob et ses amis ? Est-ce Regnault ou Wehekind ? Non, ce sont tes fils, tes soldats qui les menacent de leurs baïonnettes et de leurs Lebel. Les roublards commandent, toi tu obéis aveuglément en esclave.

Tu élèves péniblement tes enfants pour leur donner tes filles à souiller comme bonnes à tout faire et tes gars pour leur servir de larbins, de mouchards et de prétoriens.

Mais pour te récompenser, lorsque tu ne seras plus apte à enrichir tes maîtres qui t'éclaboussent du luxe insolent que tu crées par ton servile labeur, on te condamnera à ton tour – toi, l'honnête imbécile – non pour vol, car tu n'as pas l'énergie de prendre ce qui, pourtant, n'appartient qu'à toi, créateur inconscient de toute richesse, mais pour mendicité ou vagabondage, le crime des vieux quand tu seras réduit à tendre la main usée par le travail, ou quand les propriétaires dont tu as construit la maison et édifié la fortune te fera jeter à la rue comme un chien avec ta femelle, par les recors, pour ne pas avoir payé le loyer que tu as consenti.

Alors tu boiras le calice de misère jusqu'à ce que tu débarrasses la bourgeoisie de ta sale carcasse sans valeur, qui les empêche de digérer en paix. Ils sont si dégoûtants ces vieux mendiants !

Ayant vécu en esclave, tu crèveras de même… A moins qu'un rayon de lumière, éclairant ta raison endormie, ne te fasse briser dans un jour de colère les idoles qui t'écrasent et que tu adores.

 

J. Oui, in Germinal (1905)


 

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