Aux artistes et prétendus tels[1]

 

Guy Hocquenghem

 

"J'ai été contraint de trahir le voleur que j'étais afin de devenir le poète que j'espère être devenu. Mais cette "légalité" ne m'a pas rendu plus heureux pour autant."

Jean Genet (Play Boy édition américaine 1964).

 

Quelle cour des Miracles ce fut! Tant de bosses, de pieds bots, de malformations de caractère, d'égocentrismes boiteux, de prétentions manchotes, qui ont si bien prospéré à l'ombre du pouvoir socialiste, formant la cohorte de nos camarades artistes, mendiants du buffet gouvernemental! Cachés dans la toile d'araignée des lignes budgétaires, tapis au chaud dans les Maisons de la culture, clients (au sens romain) obséquieux qui tendiez la sportule au maître chaque matin, vous voilà tout désorientés, tout bousculés par le changement politique. Que le mac s'appelle Lang, Michel Guy, ou quelque autre ministre de la Culture, peu vous chaut; mais il va falloir s'accoutumer aux petites manies, aux exigences intimes du nouveau protecteur, vous qui ne savez vivre que maqués, maquereautés par l'étatisme cultureux.

Artistes à l'ombre du pouvoir de ma génération, cette demi-décade vit votre installation dans les meubles du culturel officiel, et l'idée de déménager vous fait frissonner. Rassurez-vous; vos preuves de courtisanerie, vous les avez faites sous la gauche, mais la droite ne vous en veut pas. Vos années de servilité compteront pour la retraite, années d'ancienneté au service du prince, quelle que soit sa couleur politique.

Ah, si le public des gogos pouvait vous voir, courbés en baise-mains devant la moindre ministres se, cirant consciencieusement les pompes du moindre attaché, puis vous ébaudissant, petit four en main, de vos grasses rétributions, vous congratulant pour vos subventions! Non, ce n'est pas en vain qu'il y a trois ans, Catherine Clément (ex-psychanalyste communiste, présentatrice inoubliable de Wagner selon Chéreau à la télévision culturelle d'État) s'écriait à votre adresse, après s'être elle-même définie comme "intellectuelle organique d'État" (comme on dit matière organique, sans doute): "Cela m'aurait paru scandaleux de ne pas travailler avec le pouvoir socialiste" (Le Monde, 28 juillet 1983). Ex-gauchiste passée au parti communiste en 1968, ladite Clément est spécialiste du reniement à contretemps; mais elle n'offre que la caricature de votre comportement à tous, elle qui n'a pas hésité à titrer "Rêver l'un pour l'autre" son apologie livresque du mitterrandisme.

Fabriquer du rêve programmé collectivement, psychanalysable et social à volonté, telle était la tâche que le socialisme vous destinait. Non, ce n'est pas en vain que R. Debray vous adjurait de rompre la glace qui vous séparait jusque-là des princes qui nous gouvernent. S'il y a eu, quelque temps, un mythe du "silence des intellectuels» sous la gauche, c'était le silence des gamelles remplies, peuplé du goinfrement d'artistes allés à la soupe. Car le raout permanent de la culture officielle n'a pas désempli de ces cinq années dernières. Voilà au premier rang, bâfrant les milliards du buffet culturel, Patrice Chéreau, le regard noir, agité de tics, génie sombre aux dispendieuses fumées; et toi, camarade Savary, tout en rondeurs de clown triste, avec tes cheveux longs !, comme aux temps de la Contrescarpe, où les pellicules jouent les paillettes, engraissé de deux ou trois faillites de Maisons de la culture, en Montpellier et autres terres de rapport subventionnaires, quel estomac! Tiens, je te reconnais aussi, dans la foule qui se presse, camarade Karmitz, passé de la séquestration de patrons au patronat sous séquestre, capitaliste failliteux nourri au sein subventionnaire du cinéma à avances; et puis toi, camarade Crombecque, qui as su porter de l'UNEF à Avignon tes talents de croqueur de budgets, ou toi, le petit Goupil, qui as fait de tes souvenirs trotskistes un César, toi, Le Bris, passé de la Cause du peuple à la direction des programmes de FR3, et puis vous, les féministes de tout poil et de toutes moustaches, choyées des ministères, et tant d'autres, ayant reçu pour denier de Judas une petite ambassade, une direction de centre culturel à l'étranger, une place à la Villa Médicis ou un lit à l'hôpital de la culture d'État. Et puis, tout au fond, forçant la porte, se servant tout seul au buffet où personne ne l'invita, toi, mon vieux Jean -Edern, contestataire parce que nul ne veut plus t'acheter, mais toujours prêt, hier comme demain, à censurer tes propres pamphlets contre un plat de lentilles au médianoche du Pouvoir, comme tu le fis pour Mitterrand! La cour des Miracles, en effet, était moins laide. En aurez-vous profité, du langisme! Alors, ne venez pas vous plaindre à présent de l'incertitude des temps. Les mendiants trouvent toujours de l'embauche.

Mise en scène

Ô camarades metteurs en scène! Piliers de cette culture en "maison", gauchistes de plateau tournant, vous formez le gros du bataillon subventionné de la culture quarantenaire. L'un d'entre vous, Gildas Bourdet, ex-communiste modèle renégat blindé, genre Konopnicki, en a fait l'aveu, dans Le Figaro Magazine (qui le présente comme "figure de proue de la nouvelle génération"). Écoutez-le parler de 1981 : "Après tout, si des hommes de théâtre comme Antoine Vitez" (ex-PC passé à droite quelques mois avant 1981, autre genre de renégat à contretemps), "Jo Lavaudant, Patrice Chéreau, Jean- Pierre Vincent» (ex-mao devenu administrateur de la Comédie-Française) "et moi-même étions déjà solidement campés dans les institutions, c'était bien parce que nous avions collaboré avec le régime précédent... Je dois dire que (sous Lang) nos théâtres bénéficièrent d'une considérable augmentation de subventions... Dans la République des arts, rien ne changea vraiment, sauf... (qu')avec l'exercice du pouvoir, les dernières illusions utopiques de la gauche achèvent de s'effriter. Mai 68 est désormais relégué... Ce ne fut que le prétexte à un renouvellement des cadres dirigeants...", tout ceci pour annoncer (Savary ou Crombecque le font plus discrètement) son ralliement à l'ordre, qu'il soit "de gauche" à la Mitterrand, de droite, ou de cohabitation (Figaro Magazine~ 12 octobre 1985).

L'esthétisme, les fumées, les strass ou les plumes, les clairs-obscurs et les trompe-l'œil, voilà, direz-vous, notre seule doctrine politique. Tape-à-l'œil de l'art pour l'art, dure frivolité qui n'est jamais folle, mais juste fofolle et inoffensive pour les puissants.

Ce n'est ni contre la gauche ni contre la droite que votre. esthétisme se dresse, c'est vrai, mais contre toute utopie de l'art lui-même, en tant qu'il est essentiellement antisocial. Vous êtes capables de tous les compromis sur le plan du "message", marxisants un jour, néo-libéraux un autre, du moment que vous êtes sûrs d'être en accord avec le maître. Et les caprices du maître (la droite vous demandait d'être de gauche, et la gauche vous a demandé de penser à droite), vous les avez tous suivis. Vous n'êtes pas véritablement esthètes, parce que vous pensez que seul le réel compte, et que seul le politique est réel, quelle .. que soit sa vêture de mots.

L'affèterie du décorativisme sans passion, dans votre cas, n'est pas la rébellion du modern art de la Sécession contre l'utilitarisme bourgeois et ses messages pesants; au contraire, elle les valorise tous, indifféremment: vive l'argent, la guerre, le sabre et le goupillon, et l'art pour l'art. Cet art pour l'art-là, loin d'être Art pur, dédain du monde, est le philistinisme, la bêtise bourgeoise du dessus de cheminée. Esprits pratiques, vos affectations esthètes ne dépassent pas la métaphysique de décorateur de vitrine. Brouillards chéreautiques, mornes fêtes savaryennes, esthéticâtrie glacée, brillantinée, rétrotisée, tout cela est de l'art fonctionnaire, de l'élitisme bourgeois de masse.

La Culture, cette civilisation de l'État, peut bien changer de tête, comme son patron le gouvernement, la structure, elle, ne change pas. Ni dans l'esprit de servilité ni dans le parisianisme abusif, ô turbo-décentralisateurs émargeurs de crédits, vous n'avez de leçons à recevoir. Apolitiques, sans doute, mais pas anti-administratifs, vous avez remplacé l'exaltation des vertus royales par celles du président ou de la raison d'État; et votre activité, pure ornementation de l'état de choses politiques, du pouvoir en place, garnit stupidement, répétitivement, les cadres découpés par les ministères: Théâtre, Danse, Cinéma, Musique, trompe-l'œil d'un art pour l'art qui ne trompe aucun œil averti, votre "création", si elle n'est, esthétisme oblige, pas directement propagandiste, n'évoque que le remplissage obligatoire et laborieux d'une tâche à l'avance définie. En cela, ce ne sont ni les combats sociaux, ni la liberté, ni la gauche ou la droite que vous trahissez, mais bien l'art lui-même; votre agenouillement devant le réel politique mène à penser qu'on n'y croit jamais vraiment, à l'art, en France.

Ce n'est pas du "message", c'est de l'art lui-même, de sa puissance insolente et corrodante, de vos propres possibilités enfin, que vous avez peur. Alors, que vous ayez été "engagés" puis "désengagés", vous restez pris dans la glu d'un art qui ne croit pas en lui-même. Engagés, vous étiez peut-être moins politiquement compromis qu'aujourd'hui; dans les deux cas, seul l'ordonnancement du pouvoir politique, actuel ou à venir, vous donne places, pensions et commandes officielles.

L'art renégat

Je pense à toi, Chéreau, Andromaque de pissotière, à tes émois crépusculaires, à ton romantisme de carton-pâte et ton esthéticaille de banlieue; et je pense à ce que Nietzsche disait du romantisme wagnérien, qui s'applique si bien à toi, imposteur de l'esthétisme froid. La louche hystérie, disait Nietzsche, célèbre la pureté, et le cynique la sentimentalité bête. Est-ce un hasard si tu t'illustras dans la mise en scène de Wagner, l'artiste renégat par excellence? Évidemment, tout est relatif; Wagner est immense, fût-il passé de l'attitude rebelle à "l'attitude du rebelle qui a trahi la rébellion", comme tu l'écris (après Adorno et Nietzsche). De nos jours, même le ressentiment, le reniement et le ricanement se sont faits petits. Et le débordement de triste sensualité sentimentale aussi.

N'empêche: la figure que dresse Nietzsche, dans son Cas Wagner, de l'artiste quoi renie l' art, reste fondatrice. "Wotan est la fantasmagorie de la révolution enterrée", notes-tu admirativement, lors de ta mise en scène du Ring. C'est pourquoi Wagner te fascine; midinette tragique, tu ne conçois d'art qu'en trahissant quelque révolution; est-ce un hasard si Glucksmann, un temps ton conseiller, considère que Wagner "est notre Homère"? Tu commentes: "Glucksmann remettait le Ring sur ses pieds (vieille image marxisante d'origine, mais, pas plus que la dialectique hégélienne, un Ring n'a de pieds).

"Loin de l'humanisme, des vaines discussions sur amour et liberté, loin des récupérations anarchisantes» (deux mots qui jurent ensemble), pourtant, "marxistes, ou plus généralement révolutionnaires, il le recentrait" (horrible mot de politologue). Ce n'est pas la beauté de l'analyse glucksmannienne qui t'envoûtait, ni son plus ou moins de justesse à propos de Wagner, mais bien la chanson sourde du renégat, l'allégorie, en Wagner, de ton propre reniement. "La génération de Wagner est tout entière dans cette révolution impossible" et la nôtre dans cette impossibilité de révolution, il n'est pas d'autre ressort à l'art (citations extraites de Histoire d'un Ring, par P. Chéreau, 1980). De ce ressentiment qui ne fonde que des émotions truquées, Nietzsche déjà avait fait le procès. Un art de nouilles trop cuites, assaisonnées d'analyses complaisantes du "mécanisme fascinant du Pouvoir", tel est le chéreautisme, cet éclectisme vulgarisé incrédule même en matière de création. Incrédule, mais doté d'une vision totalitaire, d'un esthétisme forcé, systématique.

La réciproque de l'éclectisme, c'est le caractère fermé sur soi-même, oppressant, du "monde» intérieur de l'artiste. Le Ring wagnérien est un monde complet (d'ailleurs, il est gros et rond), le monde du metteur en scène aussi est un monde complet, qui s'applique aux pièces et opéras et les force d'être ainsi qu'il les voit dans sa tête. Toi, Patrice Chéreau, par exemple, tu as la tête pleine de machines, de colonnes, de façades baroques, d'obscurité et de brouillard. Ce "monde" se transporte de Marivaux à Wagner sans problèmes. C'est même à cela qu'on reconnaît son profond "esthétisme". Attitudes drapées, coquetterie docte, masochisme et hyperbole, tout cela, Nietzsche le lie à l' "épuisement", au décadentisme du tout-Paris de la fin du XIXe siècle (le sérieux allemand, note CI. Rosset, consistait alors en ce que le théâtre était lieu de délassement, et la prétention wagnérienne d'en faire un lieu de sérieux aux idéaux fumeux paraissait typique de la frivolité parisienne). Mais le symbolisme du moins avait l'affirmation de son esthétisme, la franchise de son exquisité. Le wagnérisme d'aujourd'hui roule les muscles, joue les surabondants, quand il est le porteur de l'épuisement moderne. Comme la folle qui s'ajoute moustaches et cuir pour faire plus macho.

La mégalomanie culturelle, dit Nietzsche, est une conséquence naturelle du rétrécissement de l'art. L'esthétique d'État est éclectique, mais elle aime les grandes proportions. Qui en "imposent". Un "monde complet» est le moindre kit d'un artiste, aujourd'hui. Un kit qui sauve. La culture sauve, elle sauve exactement comme les héroïnes wagnériennes, sans rien faire, par le fait qu'elle fait "don de soi". Définition de l'œuvre culturelle: on ne comprend pas ce qui les fait agir, mais ils (se) sauvent. Et l'amateur, en s'accrochant à la barque, sera sauvé aussi. Salvation métaphysique de la culture: la culture moderne socialo-industrielle est la sentimentalité qui élève jusqu'à elle le peuple, élévation purement intellectuelle, s'entend. Un messianisme culturel appliqué à la culture elle-même, vierge et sacrifiée.

Le respect est l'arme des vierges. Les sphères élevées sont l'arme de la culture télévisée. La wagnérerie, comme tu la comprends, est l'effondrement de la culture bourgeoise en kitsch. Le moment où chaque mari se prend pour Lohengrin, comme dit Adorno du culte petit-bourgeois du maître de Bayreuth.

L'art (c'est-à-dire le soulèvement de la vie) tourne à la vieille fille ou à l'adultère dès qu'il se fait, non pas apolitique, mais profondément inesthétique, qu'il s'interdit la remise en cause de la hiérarchie réaliste du social. Ton esthétisme distingué, auto-satisfait, mon cher Patrice, et ton trajet d'administrateur sans idéal collent parfaitement l'un à l'autre. Le scepticisme, non sur les illusions politiques, mais sur les pouvoirs, toujours plus larges que leur définition d'État ou de culture (le seul art est non-art), propres à l'artiste, engendre les grandes machines froides de mise en scène et les belles carrières fonctionnaires. Si je me suis attardé sur toi, c'est en raison de cette collusion exemplaire d'une esthétique aux passions glacées, dégoûtée d'elle-même, avec l'opportunisme stalinophile ou mitterrandolâtre. Siégeant au conseil d'administration de la future 7e chaîne culturelle (membre de la commission d'avances sur recettes et du jury chargé de recruter l'architecte de l'opéra de la Bastille, entre autres), aucun cumul ne te fit peur; tes crédits ont représenté dix fois ceux des autres théâtres, tu t'es fait bâtir tes propres studios de cinéma, Citizen Kane, aux frais du contribuable. "Toujours plus", comme dirait F. de Closets.

Tu as eu droit à toutes les indulgences. Le cinéma, art qui ne dépend pas totalement, comme le théâtre subventionné, de la bonne volonté ministérielle, et ne peut se permettre les gouffres subventionnés, te résistait. Après avoir raté deux films à milliards, ruiné tes producteurs et empuanti de théâtralité convenue un mode d'expression nouveau, tu en as tout de même décroché un troisième; et comme tu renies jusqu'à tes films, tu l'as présenté ainsi: "C'est mon premier film" (L’Express). Ce n'était un mystère pour personne que le sujet en était, enfin, une homosexualité jusque-là soigneusement occultée, en des temps où elle était moins admise. Mais même cela, que l'histoire et les héros rendaient si évident, il te fallait, encore, le renier avec un geste d'horreur, pour déclarer qu'en tout cas, "ce n'est pas un film sur l'homosexualité, mais sur la passion". Comme si, à ton avis, l'une était exclusive de l'autre, et tant la peur qu'on connaisse tes mœurs te tenaillait encore, monsieur le camarade administrateur.

Saint Coluche

Passons des larmes de glycérine au rire du sergent. "Saint Coluche" : ainsi t'a nommé, en une, Libération, pour ta charité auto-publicitaire. Je t'ai entendu expliquer le sens de ta campagne bouffe-pour-tous : il est temps de s'occuper de la France, et que le tiers monde se prenne en main tout seul. Et puis, la bouffe, c'est bien français. Finissons donc avec toi, Coluche, qui es au rire ce que Chéreau est aux pleurs, une canaille politicienne rouée qui joue les apolitiques.

"Le Pen est français comme moi", assura l'ancien candidat gauchiste à l'élection présidentielle, pour qui signèrent Cavanna et Deleuze, Libération, Le Dantec, Guattari et tant d'autres, aujourd'hui cohabitationniste à tout crin. En 1981, le "candidat des minorités" préparait simplement le disque et la tournée d'un métier qu'il avait juré craché d'abandonner; aujourd'hui la faim fait vendre radio-et télé-Coluche. "Ni de gauche, ni de droite, mais de France." Ayant fait le tour complet de l' anti-parlementarisme, l'ancien anarchiste a viré au tricolore. Car l'ambition politique, désirable uniquement pour l'artiste qui se méprise lui-même, est ta seule constante. Tu confiais dernièrement au Journal du Dimanche: "J'ai dîné avec des mecs importants du gouvernement. Ils faisaient du Coluche. Même moi ça m'a surpris." Devenu agent électoral, à Lille, tu t'empiffrais de caviar et langouste avec Fabius et Mitterrand. Oui, tous les gouvernements font du Coluche; ils trahissent ceux qui leur ont fait confiance, se vendent au plus offrant, renient leurs origines, tapent sur les faibles et encensent les puissants, font la charité en public. Réciproquement, Coluche, petit État dans l'État, ne fait pas de la variété, il fait du gouvernement.

Mais comment s'étonner des ravages chez les comiques comme chez les tragiques, les intellos comme les plasticiens, du culte de la canaille politicienne et de la fascination pour la puissance et l'autorité? Ces vices, en effet, sont "de France", et non de droite ou de gauche, médiatiques ou cultureux. "Consensus politique, consensus médiatique", titre Serge July à propos de l'opération Coluche, July qui est très fort pour décréter sur le ton du constat les consensus obligatoires. Mais alors, qui est l'ennemi, si tout le monde est d'accord? C'est Mourousi, dans Libé, qui l'explique, toujours à propos des "restaurants du cœur» de Coluche (mais cela s'applique au déluge de charité officielle récemment promu): "Les scribouillards de la culture", explique-t-il, désignant l'intellectuel ancien modèle, type Sartre, "eux, sont toujours présents dans des opérations contre quelque chose... Moi, je ne veux participer qu'à des initiatives pour quelque chose... Ça peut être aussi bien l'école libre à Versailles que Touche pas à mon pote." Grande réconciliation de la charité laïque et des curés, de l'anti-racisme officiel et du néo-racisme poujadisant, le coluchisme, lui aussi, est op-ti-mi-sant. Silence, les esprits critiques! Le consensus de l'État-Coluche ne relève plus de la scène, mais de la chasse aux sorcières.

Ainsi vont nos amuseurs publics et nos tragédiens officiels; la fascination pour l'autorité, qui fait du clown un quasi-gouvernant (voir Coluche à la télé avec les ministres et leaders de l'opposition) et de l'artiste un haut administrateur, est le propre de notre pays. Même la littérature - autorité du critique, de l'École -est un cliquetis d'affrontements politiciens, où l'on n'entend que le crissement aigre des censures et les applaudissements sur commande. La reconnaissance officielle, la déclaration d'utilité publique, la croisade para-gouvernementale, les académies et les jurys, les salons et contre-salons, tout l'appareil de l'État-culture, de l'État-charité, de l'État-médias des cénacles et des cliques, tient lieu d'importance artistique. En France, les gens de culture ne sont jamais loin du merdier politicien, du pot de chambre de leurs maîtres. Littérature et culture paranoïaques, rêves de pouvoir mégalomaniaques, ces caractéristiques bien françaises, notre génération les a portées au point d'incandescence.

Minuscules coups d'État qui ont la méchanceté des grands, le ridicule en plus, les révolutions culturelles françaises font se succéder, en littérature, en théâtre, en philosophie et même dans le monde des "variétés", des baudruches autoritaires. Finalement, camarades artistes, un ruban rouge à la boutonnière paiera cette agitation permanente au service du pouvoir. Vos frustrations d'ex-gauchistes sevrés de révolution ne pouvaient connaître qu'un exutoire: le partage des postes, l'intégration aux cercles de la puissance publique, l'entrée des artistes renégats de l'art dans le club très fermé des gouvernants et des manipulateurs despotiques. Tout comme, dit-on, on ne croit pas en Dieu au Vatican, l'endroit de France où on croit le moins à l'art est ce monde des artistes stipendiés, politiciens longtemps refoulés, issus de Mai 68, qui ne croient qu'au Pouvoir, jamais à l'Imagination.

Note[2]

Guy Hocquenghem (1946-1988) est un essayiste et activiste homosexuel. Il entre à l'École normale supérieure en 1965, participe à l'occupation de La Sorbonne en mai 1968 et, dans les années 1970, à divers mouvements de libération gaie (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, FHAR, notamment). En 1972, il publie une longue lettre dans le Nouvel Observateur dans laquelle il annonce publiquement qu'il est gay.

Œuvres publiées

Le Désir homosexuel, 1972 (réédité en 2000)

L'Après-mai des faunes : volutions, 1974

Fin de section, 1975

Comment nous appelez-vous déjà ? : ces hommes que l'on dit homosexuels, 1977 (avec Jean-Louis Bory)

La Dérive homosexuelle, 1977

La Beauté du métis : réflexions d'un francophobe, 1979

Race d'Ep ! : au siècle d'images de l'homosexualité, 1979 (livre accompagnant le documentaire de Lionel Soukaz)

Le Gay voyage : guide et regard homosexuels sur les grandes métropoles, 1980

L'Amour en relief : roman, 1981

Les Petits garçons : roman, 1983

La Colère de l'Agneau, 1986

Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, 1986 (réédité en 2003)

Vienne, 1986

Ève : roman, 1986

Les Voyages et aventures extraordinaires du frère Angelo : roman, 1988

L'Amour en relief : roman, 1989

L'amphithéâtre des morts : mémoires anticipées, 1994

Oiseau de la nuit : nouvelles, 1998



[1] In "Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary", 1986.

[2] Récupérée de « http://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_Hocquenghem »


Pour revenir à la rubrique "Divers" :

Pour revenir au Plan du site :

Pour revenir à la page d'accueil :