BLACK BLOCK
IS BEAUTIFULL
"Nous sommes menacés
aujourd'hui par une nouvelle forme de totalitarisme. Il dégrade les hommes sans
les tourmenter, il ne brise pas les volontés mais les amollit, il ne tyrannise pas,
il gêne, comprime, éteint." Tocqueville.
Il est passé le temps où
différents empires se contrattaquaient. Plus de conflits. Tous unifiés pour
mille ans. C'est merveilleux. Les Juifs allemands d'hier sont aujourd'hui tous
des
Américains. Jusqu'à notre monnaie qui atteindra bientôt la valeur des États-Unis.
C'est bientôt la mort du Petit Prince. Le 1er janvier 2001, sa planète entrera
en collision avec celle du businessman sérieux, celui qui enferme les étoiles
dans un tiroir.
L'image qui a forgé
notre génération est celle d'un somptueux bateau qui sombre à l'unisson dans
l'océan. Plus question de faire des gosses maintenant il est trop tard. Dès la
naissance, ils sont désormais formatés de désirs conformes.
En 1984 on avait
quatorze ans. On parcourait les villages habillés n'importe comment et on s'arrêtait
sous le porche des églises pour faire des batailles d'eau. On s'inventait des
chemins qui n'existaient pas et on en sortait couverts de marques sur tout le
corps. Le soir on s'engueulait car on avait tous des idées différentes. Et
puis on rapprochait nos sacs de couchage pour se protéger de la froideur de la
lune. Au matin les vaches nous prêtaient leurs abreuvoirs pour nous y brosser
les dents. Et puis on lisait l'ouvrage éponyme d'Orwell et on se disait putain
quelle imagination.
Maintenant c'est
trop tard on y est. "Un état totalitaire vraiment "efficient"
serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques
et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population
d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de
leur servitude." Aldous Huxley.
Dans notre État éminemment
centralisé, le pouvoir est ravi d'orchestrer lui-même sa propre contestation.
Les cars des syndicalistes européens ont été réservés depuis des mois. De même
que les gueulophones et les phrases à répéter ensemble tous ensemble. Afin de
s'assurer de ne pas perdre un de ces joyeux marcheurs, chacun a reçu son sac
poubelle coloré avec sa petite nominette. Bobonne sera contente c'est pas
salissant. Moi ces jours-là je reste dans ma turne. Les slogans qui marchent au
pas c'est pas mon truc.
L'après-midi, à trente
borne de là, des dread loques humaines défilent dans les rues. C'est sympa,
mais ceux-là ils ont fait le choix de rester tout seuls.
Le lendemain a été réservé
pour les chantres de l'euro à visage humain. Ceux qui ont choisi le même nom
qu'une chaîne de grands magasins français. Vu qu'ils sont désormais intégrés
à 100%, les forces de l'ordre n'ont absolument plus besoin d'être visibles.
Elles ont trouvé leurs plus efficaces collaborateurs. Comme les fabricants de
sacs poubelles sont débordés ils ont opté pour la veste jaune
interchangeable, histoire d'être tous ensemble. C'est eux qui assureront le
cordon sanitaire tout au long du parcours. Surtout ne pas sortir du trajet
co-organisé avec la police.
Seule échappatoire pour
fuir les slogans réducteurs qui nous entourent, se fondre au milieu de
majestueux drapeaux noirs, qui n'éprouvent aucun besoin de rameuter la piétaille
et qui dansent en rêvant à Babylone, cette cité qui a accueilli tant de
populations différentes.
Les malheureux Black
Blocks échoués là ont de quoi désespérer. Jusque là, il ne se sera rien
passé à Bruxelles. Alors, afin de conjurer l'ennui, de temps à autre, une
vitrine ciblée vole en éclats.
Mais déjà se profilent
au loin les créneaux de Tour et Taxis. Ah ben flûte, c'est donc qu'on est déjà
passés devant le château de Laeken, on nous l'a même pas dit. Moi qui croyais
que ça n'avait pas encore commencé en fait c'est déjà fini. Puis c'est la
dislocation musclée.
Le lendemain, assemblée de
capitalistes à visage humain à L'U.LB. On s'y congratule de la bonne marche
des actions de la veille. Seule ombre au tableau, ces fameux Black Blocks qui
sont sortis du cadre, et qui pour un peu auraient failli donner un ton radical
à une partie du défilé. Etudiant-brosse à dents.
En attendant la Street Party, 'y a
plus qu'à aller à la manif anar. 'Y en a qui disent qu'y en n'a pas un sur
cent. Mais alors autant ensemble 'paraît que c'est une des premières fois
depuis '36.
C'est le calme plat tant qu'on
traverse les quartiers déserts. Personne ne sait qu'on existe. Mais voilà
qu'on approche des boulevards de la consommation. Ni une ni deux voilà l'hélicoptère.
Les clones casqués se déploient partout autour de nous. Et impossible de
prendre le métro il est bloqué.
Alors à trois on décide de s'éloigner
jusqu'à la gare du Nord. Vous savez, cette espèce de cité de verre
silencieuse. On baigne dans l'univers d'utopie de Schuyten et Peeters. Nous
voici dans un endroit pas fait pour habiter, mais pour faire travailler les
zombies déportables. Car comme on nous l'a stipulé à l'article 3, Les bureaux
sont faits pour travailler. Dans les pavillons, il y a les familles. La vie est
faite de moments détachables. Chaque moment a sa place. D'ailleurs c'est bientôt
le jour de la dinde aux marrons. Tout est en ordre. Nul ne s'en plaint. Pour
ceux qui appartenaient encore au Parti Imaginaire, ceci est le dernier
avertissement.
Aux pieds du W.T.C., une
sculpture bizarre. Ca ressemble à un avion qui aurait raté son coup, et qui
pique du nez dans le sol. Après trois minutes de silence attendris, on
s'enfonce dans les souterrains. Pour un court instant, nous pénétrons dans une
autre dimension. Alors qu'au-dessus de nos têtes, la violence éclate, ici
chacun prépare ses fêtes de fin d'année. Les gens vont et viennent les bras
chargés de paquets multicolores, au son de musiques aériennes et de communiqués
pour les contrôleurs 242.
Pendant ce temps, au-dessus,
des types habillés en manifestants ont coincé d'autres manifestants sous un
pont pour contrôler leur identité. Tactique vieille comme le monde.
A l'autre bout c'est la Street
Party. Enfin. Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. Ceux-là,
s'ils n'ont pas lu Kropotkine, ils savent qu'il n'y a pas à demander
l'autorisation pour demander l'espace prioritairement réservé aux véhicules.
Le sound system est branché sur le premier camion. Pour un peu, j'y resterais
collée jusquà la nuit. Mais tous les dix pas, ça sort tellement du quotidien
qu'il est essentiel de s'en remplir les yeux. Jusqu'au dernier camion-tank.
Celui-là, on sait pas trop où ils ont été le chercher. Je serais pas trop étonnée
qu'une autopompe manque à l'appel, et que celle-ci ait été vidée de son
contenu par les musiciens de la fanfare Belgikistan qui y trônent. Pendant des
heures dans les rues montantes des quartiers populaires de Saint-Gilles, les
oreilles collées aux baffles on s'enivre de notes.
Pendant qu'autour de nous
c'est la play-mobilisation générale. Car dans ce monde où il suffit
d'afficher les marques à consommer sur tous les espaces de notre quotidien pour
enchaîner les esprits, nous sommes les derniers terroristes. Nous ne rêvons
pas d'un meilleur des autres mondes possibles, où le capitalisme aurait un
visage humain. On réclame la rue, on réclame notre vie, on crée notre monde.
On l'affiche et on l'autocolle, par terre et sur les murs. A la craie et à la
bombe. Il n'est même plus question de violence, maintenant que par notre créativité,
on a brisé le carcan des vieilles manifs moribondes. Des heures durant des
jongleurs de feu serpenteront dans les airs. Ils peuvent bien nous bloquer toute
la nuit en espérant que la tension monte. Nous on est libres et on chante.
Putain ce qu'elle est belle cette révolution. Ah pardon ça je l'ai déjà dit.
Qui est-elle cette masse
inconnue, cette foule sans visage ? C'est ce qui fait notre force. Il n'y en a
pas deux parmi nous qui aient la même opinion. Derrière ces cagoules qui se
protègent moins du froid que des caméras des policiers qui nous filment des
balcons, se
cache une nouvelle génération. Celle-là, elle est peut-être née du remake
de Titanic, celui où la navigation aérienne a fait couler tour à tour le rêve
américain et un empilement de businessmen post-coloniaux.
Dans la nuit montante, grimpés
à quatre par toit de bagnole, immobiles dans le silence ils attendent.
Les rebeus du quartier
ils hallucinent. Un tel déploiement militaire pour des jeunes qui dansent dans
la rue, ils sont pas sûrs d'avoir tout compris.
Finalement, comme
l'émeute ne vient pas, on nous relâche, et dans une ambiance Toujours Jaune,
nous entrons dans le Cirque de Babylone. Et on conjure le sommeil, car dans ces
moments-là on n'a plus besoin de dormir.
Le lendemain,
plus rien. Pour quelques heures encore, on pourra tourner le bouton de nos
radios et avoir de vraies informations exemptées de pubs. Un naufragé explique
en gros qu'on continue car on n'a nulle part où aller.
A part ça, la vie
a repris son cours. C'est pire qu'avant. En cette vieille de fêtes de fin du
monde, les magasins sont ouverts même le dimanche. Et on déplore des phénomènes
de masses dans toutes les galeries commerciales.
Ben voilà il faut
se rendre à l'évidence. Dans cette anti-utopie on est la minorité. De temps
en temps dans la foule d'acheteurs conformes on en reconnaît un. A un détail
mais ça ne trompe pas. Un sac à dos un peu trop volumineux, un instrument de
musique, un bonnet noir. On s'échange un éclair. Et on se refond dans la
foule.
Depuis hier, au coin de ma rue
il y a une inscription anarchiste. Les gens qui vont travailler passent devant
sans s'arrêter. C'est tout ce qu'il nous reste.
C'est tout petit dans le
quotidien mais quand même elle est belle cette révolution.
Lara Erlbaum