Cyrano de Bergerac

 

La mort d’Agrippine

 

 

 

Savinien Cyrano de Bergerac

 

 

Cyrano de Bergerac était surtout connu au XVIIème siècle pour sa liberté de mœurs et de pensée (et non tant pour la taille de son nez). C’était un homme de son temps, il fut donc séduit par ce qu’on appellera plus tard le « libertinage érudit » ; ainsi, il fréquenta pendant plusieurs années le milieu intellectuel parisien après une brève carrière militaire. A travers ses œuvres, l’état d’esprit très libre de Cyrano se ressent, notamment dans son œuvre à l’inspiration baroque Histoire comique des États et Empires de la Lune, dans laquelle il s’interroge sur l’origine du monde, l’immortalité de l’âme et la folie de l’homme. Il écrira deux pièces de théâtre, une comédie (Le Pédant Joué) et une tragédie, La Mort d’Agrippine.

 

La mort d’Agrippine est une pièce de théâtre qui sera considérée comme libertine par les contemporains de Cyrano de Bergerac, et qui fera scandale pour ses audaces. Elle reprend en effet des thèmes qui sont liés à cet état d’esprit libertin qui se développe dans les rues de Paris au XVIIème siècle, et elle présente avant même le Dom Juan de Molière les mœurs et la pensée libertine de l’époque. Mais plus qu’un état d’esprit libertin, cette tragédie présente encore bien plus au lecteur et au spectateur. Cyrano semble y représenter les vices de son siècle, notamment dans sa représentation d’un monde où le mensonge, le complot et la cruauté règnent en maître. Cette tragédie fait notamment écho à la période politique très trouble que Cyrano traverse au moment de l’écriture de la pièce.

 

Séjanus & l’esprit libertin

 

Si La Mort d’Agrippine reflète la pensée libertine de Cyrano, c’est sans doute à travers le personnage de Séjanus qu’elle s’exprime le plus clairement. En effet, Séjanus présente à lui seul de nombreuses caractéristiques et modes de pensées libertins du siècle de Cyrano. Il adopte un état d’esprit qui sera considéré comme profondément subversif pour l’époque, bien que Théophile de Viau et autres penseurs libertins soient passés un demi-siècle avant Cyrano de Bergerac…

 

Ce qui choqua certainement le plus fut l’athéisme de Séjanus : en effet, il l’évoque clairement, plus particulièrement dans l’Acte II scène IV. Il tente de rassurer Térentius, son confident, qui s’étonne que Séjanus ne craigne pas « l’effroyable tonnerre » des Dieux. Séjanus commence alors par lui répondre qu «’un peu d’encens brûlé rajuste bien des choses. », qui peut déjà être perçu comme une provocation ironique vis-à-vis des cultes religieux. Pour lui, ces rites sont bien peu de choses, sinon de la pure hypocrisie. Il déclare franchement son athéisme quelques vers plus loin en réfutant l’existence de « Ces Dieux que l’homme a faits, et qui n’ont point fait l’homme ». En effet, les Dieux ne sont pour lui que le produit de l’imagination et des caprices de l’homme… Et un soutien aux « plus fermes Etats ». Il joue ensuite sur la phrase prononcée par Térentius « Qui les craint, ne craint rien. » Térentius voulait ici dire que si l’on agissait en accord avec la volonté des Dieux, qu’on les craignait (ce qui amène donc dévotion, repentir, etc.), il n’y aurait rien d’autre à craindre que ces Dieux. Séjanus reprend ce même vers, mais liée au contexte des propos athées, elle prend un tout autre sens : « Qui les craint, ne craint rien. » Les Dieux n’existent pas, qui les craint donc, ne craint que du néant, ou toute au plus une pure illusion… Son argument final est que si les Dieux existaient, il y aurait une justice dans ce monde : Séjanus se considérant lui-même comme un être immoral, manipulateur, froid, par conséquent, « s’il en était [des Dieux], serai[t-il] encore au monde ? »…

 

Il feint ensuite de croire aux superstitions de Livilla. S’il peut se permettre de se confier à Térentius, son confident et ami, il ne peut pas revendiquer librement son athéisme, et encore moins devant celle qu’il hait mais avec qui il se doit de conspirer contre l’Empereur. Quand, dans la scène suivante, elle vient lui annoncer un très grand malheur, il comprend ensuite qu’il s’agit d’un simple présage fait par un victimaire après un sacrifice… Au lieu de lui tenir un discours raisonné et argumenté sur l’absurdité de croire aux superstitions, il préfère feindre d’y croire mais détourne les inquiétudes de Livilla en réinterprétant ce « cœur défectueux, les poumons tous flétris, et le sang tout bourbeux » et en mettant ces « présages vains » pour le compte de Tibère. Cyrano met ici l’accent sur la crédulité des superstitieux, crédulité qui n’atteint donc pas seulement le peuple mais aussi les plus haut placés dans la société puisqu’ici Livilla semble pratiquer ces sacrifices régulièrement (« aujourd’hui nos hosties… »). Même si ces pratiques étaient tout à fait courantes durant l’Antiquité romaine, Cyrano souligne tout de même cette crédulité face à des présages plus que douteux, puisque Séjanus en détournant simplement la cible des mauvais présages convainc Livilla avec une étonnante facilité…

 

Séjanus témoigne également, en accord avec son athéisme, d’un certain naturalisme, voire d’un matérialisme, digne d’un Dom Juan de Molière (pièce représentée une quinzaine d’années après l’écriture de La Mort d’Agrippine). Pour Séjanus, comme nous l’avons vu plus haut, les Dieux n’existent pas, c’est donc la nature qui commande. Quand Térentius lui dit « Respecte et crains des Dieux l’effroyable tonnerre » Séjanus lui répond avec ironie « Il ne tombe jamais en hiver ». Pour lui, le tonnerre est bien seulement une affaire de climat, de nature, et non de Dieux. Cette pièce de théâtre reflète donc bien la pensée horizontale et matérialiste de Cyrano. Ainsi, pour Séjanus, chaque homme a le droit de vie et de mort sur lui-même, c’est même sa première liberté. Il l’exprime en ces vers « Aux malheurs de la vie on n’est point enchaîné, / Et l’âme est dans la main du plus infortuné. » Son sort n’est pas lié à la volonté des Dieux (puisque lui-même n’y croit pas) mais à la sienne propre. Il n’y a ni destin, ni fatalisme, l’homme est capable d’agir et de changer tout ce qui est en son pouvoir. Et c’est effectivement ce que font les personnages de cette pièce : ils agissent dans leur propre intérêt, et les Dieux tiennent une faible importance dans leurs actions, et on peut même avancer le fait qu’ils soient complètement absents de cette pièce… Quoique l’action de cette tragédie soit située en Antiquité romaine, période de l’histoire où les Dieux tiennent une place si importante dans la vie des hommes, il semble en effet qu’ils ne soient mentionnés que par simple convention. Au centre de cette pièce se trouvent les hommes, qui agissent au nom d’eux-mêmes et non des Dieux, car par exemple, si « Les Dieux sont obligés de venger [Germanicus], / Si les Dieux ici-bas doivent justice à tous », la vengeance est un sentiment éprouvé par Agrippine seule, et ce n’est pas au nom des Dieux qu’elle veut obtenir vengeance mais c’est bien par sa colère, sa haine, son propre désir de vengeance. Les hommes sont donc les seuls protagonistes de cette tragédie, et si certains personnages craignent parfois la foudre des Dieux (« Si pourtant d’un tel coup j’ose parler aux Dieux, / Car le crime est bien grand de massacrer Tibère » dit Livilla), ils sont d’un autre côté clairement niés par l’un d’entre eux, Séjanus, athée et matérialiste.

 

On peut retrouver des pensées stoïciennes ou épicuriennes, en vogue dans le milieu libertin de l’époque depuis le début du siècle, qu’on retrouve notamment dans les poésies de Théophile de Viau. Les libertins sont séduits par ces modes de pensées horizontales et naturalistes qui leur viennent des philosophies antiques, et Séjanus semble en témoigner également : il croit en la raison et en la nature, et par conséquent, craindre la mort lui serait absurde. « De ma mortalité je suis fort convaincu ; / Hé bien, je dois mourir, parce que j’ai vécu. » C’est l’ordre naturel des choses, et la mort n’est que la conséquence et la fin logique de la vie. Quand Agrippine s’efforce par de longues tirades à lui démontrer l’horreur de la mort, il lui répond, comme par provocation, par de courtes et simples réponses telles que « Cela n’est que la mort et n’a rien qui m’émeuve. » On retrouve donc le stoïcisme des libertins, cette tranquillité raisonnable face à la mort, perçue comme un événement de toute façon naturel et inévitable. On retrouve également le principe d’Épicure qui s’accorde avec le stoïcisme : « Pourquoi perdre à regret la lumière reçue / Qu’on ne peut regretter après qu’elle est perdue ? » On retrouve sous une autre forme le syllogisme épicurien : je ne peux pas vivre la mort, or, souffrir c’est vivre quelque chose qui nous rend malheureux ; il serait donc totalement absurde de craindre la mort puisque je ne peux pas en souffrir (je ne serais plus là pour la vivre…): « (…) le coup fatal ne fait ni mal ni bien, / Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on n’est rien. » Cette démonstration n’est que le fruit de la logique et de la raison, et elle souligne par ailleurs également le fait que Séjanus ne croyait pas plus en l’existence des Dieux qu’en l’existence de l’âme (ou du moins en son immortalité), puisque quand on est mort, « on n’est rien ». Pour Séjanus, l’âme (si elle existe) est complètement liée au corps : « Une heure après la mort notre âme évanouie / Sera ce qu’elle était une heure avant la vie. » L’âme s’éteint lorsque le fonctionnement vital du corps s’arrête. Il n’est donc pas étonnant que ce matérialisme athée de Séjanus ait tant choqué à cette époque… Et ces propos subversifs sont bien partagés par Cyrano, car Séjanus est glorifié par une telle sagesse face à la mort. Agrippine elle-même, qui n’arrive pas à ébranler le calme de Séjanus à l’annonce de sa mort, abandonne en disant « (…) je suis sûre, au moins, d’avoir vengé le sort / Du grand Germanicus par une grande mort. »

 

Athéisme, naturalisme, épicurisme, … tout l’esprit libre du libertinage érudit du XVIIème se retrouve donc dans les propos de Séjanus. Cyrano prend ici clairement position en dressant le personnage d’un personnage d’une grande dignité, qui restera grand jusque devant la mort… Avec du recul, on peut considérer que c’est certainement le personnage le plus glorifié de cette tragédie, devant même Agrippine et son grand désir de vengeance et de justice, qui s’incline à la fin devant sa sagesse.

 

Mensonge, complot & art de la rhétorique

 

Cyrano dépeint dans cette tragédie une haute société où le mensonge règne en maître au sein de toutes les conversations. L’hypocrisie est générale, tout repose sur l’apparence et la séduction par le langage, et pour que chacun arrive à ses fins, on ment à outrance, on feint de croire aux mensonges pour mieux tromper ensuite… Il en devient difficile de situer la vérité dans ces tirades fallacieuses… Les personnages se confient néanmoins à leurs confidents (scènes alors indispensables à la compréhension du spectateur ou du lecteur !), et il est alors possible de connaître leurs véritables intentions et sentiments. L’exemple le plus frappant est l’hypocrisie réciproque entre Agrippine et Tibère. Tibère est au courant du complot d’Agrippine et de son dessein de l’assassiner, pourtant il feint de croire en son innocence : « Mais écoute-nous feindre à qui feindra le mieux » dit-il à Nerva, son confident, quand Agrippine vient à lui (Acte II scène I). Plusieurs scènes plus loin, (Acte III scène II) lorsqu’il la surprend en train d’énoncer son désir de l’assassiner, elle retourne son propos en parlant d’un songe (dans lequel, bien sûr, elle défendait et prévenait Tibère d’un complot…) La première remarque de Tibère est que « La réponse est d’esprit et n’est pas mal conçue. » Il reconnaît l’habileté d’Agrippine à se sortir des situations les plus gênantes, même s’il ne croit bien sûr pas un instant à cette histoire de songe... On retrouve donc l’art de parler propre aux libertins, cet art du langage qui leur permet de subsister au milieu de personnes qu’ils méprisent ou qu’ils haïssent. Rappelons par ailleurs que Cyrano a suivi les cours de rhétorique de son professeur détesté Jean Grangier (qu’il représentera dans sa comédie Le Pédant Joué) au collège de Beauvais. L’art du langage est alors maîtrisé aussi bien par Cyrano que par les personnages de La Mort d’Agrippine, qui manient le mensonge et la rhétorique avec brio, et ils en ont besoin pour pouvoir mener à bien leurs complots…

 

C’est en effet un monde du complot que dépeint ici Cyrano, une société où chacun a ses buts, ses fins, et tout est destiné à tromper l’autre pour mieux y parvenir. Toute la pièce est basée sur les complots de ses personnages, pour assassiner Tibère, assassiner Agrippine, venger Germanicus, tuer Séjanus et Livilla… L’histoire est basée sur le courroux d’Agrippine, qui veut absolument venger la mort de son défunt époux Germanicus. Elle en connaît les auteurs : l’assassin direct est Pison, qui a agi sous les ordres de Tibère (c’est du moins sa conviction) et ceux de Livilla, qui en a d’ailleurs tué bien d’autres pour Séjanus, son amant. Elle veut les perdre tous les trois. Elle feint cependant de s’allier avec Séjanus pour la perte de Tibère, puisqu’elle sait que Séjanus veut également la chute de l’Empereur ; elle en déduit donc qu’un des deux au moins mourra de la main de l’autre. Séjanus lui, veut arriver au pouvoir, et pour cela veut la mort, ou tout du moins la chute de Tibère. Il complote donc avec Agrippine, car tous deux veulent la mort de l’Empereur. L’amitié d’Agrippine lui est également indispensable : il admire son rang, et il en a besoin pour parvenir jusqu’au trône. S’il devient le mari d’Agrippine, il sera intouchable car « Tel jaloux de mon rang tenterait ma ruine, / Qui n’osera choquer un époux d’Agrippine ; / Ce nœud m’affirmera dans le trône usurpé. » Livilla veut également la mort de l’Empereur, mais elle désire encore bien plus celle d’Agrippine, sa rivale. Elle ne supporte pas que Séjanus se rapproche d’elle, et de plus elle craint qu’Agrippine ne veuille la punir du meurtre de Germanicus en faisant mourir Séjanus (c’est du moins la raison qu’elle donne à son amant pour le convaincre de l’assassiner). Les trois personnages principaux s’allient donc dans un complot pour tuer l’Empereur ; mais si un même but les anime en effet tous les trois, leurs desseins sont pourtant différents et tout se mêle dans un complot où l’on a du mal à dégager les buts et les volontés de chacun.

 

Au-delà tous ces complots, de ces alliances, de ces mensonges, il semble que chaque personnage de cette pièce soit profondément seul. C’est souvent une affaire de choix, car chacun a un objectif bien défini dans cette conspiration, et les autres ne sont plus que des moyens pour mieux arriver à ses fins, et non de véritables amis ou alliés. Chacun veut accomplir sa quête, dans un individualisme qui rappelle celui des libertins au siècle de Cyrano, on pourrait notamment citer Dom Juan de nouveau, mais plus encore ceux du XVIIIème, ces libertins qui dans leur quête de pouvoir (par la séduction, notamment) n’ont plus aucun scrupule, et seule leur propre personne compte. La fraternité, la solidarité, et tous les bons sentiments chrétiens disparaissent complètement pour laisser place à l’individu seul, qui ne fait donc plus partie d’une communauté mais agit seul, en son propre nom et pour son propre compte. Séjanus notamment conspire avec Livilla qu’il déteste, prétend vouloir se marier avec Agrippine car il l’aime, mais son seul amour est celui du pouvoir, du trône… Il n’y a qu’avec son confident Térentius qu’il laisse apparaître sa vraie personnalité et ses véritables desseins, même si à la fin de la pièce chacun dévoile son jeu. Dans ce complot il est donc seul, et si à un moment il dit « aimer » Agrippine, ce n’est que son titre et son statut qu’il adore, comme il le déclare à Térentius dans l’Acte II scène I « J’aime [Agrippine] avec une couronne, / Et je brûle du feu que son éclat lui donne ». L’amour n’est plus qu’un moyen pour accomplir son dessein d’arriver au pouvoir. Il n’y a donc pas d’amour, ni de véritable amitié ou alliance, mais les seules personnes en qui les personnages ont confiance sont leurs confidents, car au-delà, ils restent seuls à défendre leurs intérêts dans l’ombre. Agrippine par exemple veut la mort de celui contre qui elle conspire, mais également de ceux avec qui elle conspire… Il n’y a donc pas de clans montés dans le but de comploter ensemble, il y a chaque individu, seul, qui s’allie par intérêt et par but commun avec d’autres personnes, tout en gardant toujours une certaine distance indispensable, car une trahison est si vite arrivée… C’en est presque un accord tacite entre les personnages : chacun ne perd pas de vue ses intérêts, et au moment venu chacun sait que l’autre pourra se retourner contre lui et s’y prépare à chaque instant (Séjanus notamment réagissant très vite quand il pense entendre Agrippine le dénoncer à Tibère dans l’Acte III scène III…)

 

Toute la narration de cette tragédie est donc basée sur le mode de la séduction, de l’apparence et du mensonge (on y sent donc l’influence baroque du siècle de Cyrano). Le complot qui est au centre de l’histoire se ressent dans chaque vers, qui cache toujours un double sens, un dessein caché, une feinte. Toute la tromperie du monde politique y est représentée…

 

Le monde du pouvoir : Cruauté & vengeance

 

Cyrano porte un regard critique sur le monde de la politique dont il dresse le portrait dans La Mort d’Agrippine. Les personnages représentés n’hésitent pas à tuer, trahir, dénoncer pour pouvoir arriver à leurs fins. Pour lui, la politique semble se résumer à un mot : tromperie. Tromper, persuader, séduire… C’est le fondement même du discours politique, encore aujourd’hui. Et le libertin lui-même en use… Mais Cyrano est capable de prendre lui-même un certain recul par rapport à tout cela. Le monde du pouvoir qu’il présente dans sa pièce est celle d’une course au pouvoir (ou à la vengeance) folle, immorale, cruelle. Si le libertin aime le pouvoir, il fait cependant usage de sa raison et sait rester maître de lui-même. Ici, certains personnages tombent dans une folie mégalomane et se laissent submerger par la passion et la cruauté. Agrippine par exemple est tout sauf raisonnable : Cornélie lui fait d’ailleurs dès la première scène remarquer lorsque Agrippine lui dit qu’elle « [s]’excite à haïr » les assassins de Germanicus que « c’est accroître [ses] maux ». Mais elle ne l’écoute pas, elle est aveuglée par son désir de vengeance, et va même jusqu’à énoncer son désir de tuer les enfants qu’elle aurait avec Séjanus, puisqu’ils « augment[eraient] le nom du bourreau de [s]a race ! » La vengeance et la haine surplombent même la question de la vie ou de la mort, pourvu qu’elle soit assouvie. Ainsi, du moment que son désir de vengeance est satisfait, Agrippine se moque de la mort des personnes qui l’entourent, et se moque de sa propre mort, comme les autres personnages de cette pièce. La mort est reléguée au second plan, pourvu que les fins posées par chacun soient atteintes. Livilla, aveuglée par la jalousie lorsqu’elle apprend que Séjanus a promis l’hyménée à Agrippine, préfère se voir condamnée à mort « en [le] privant du jour, / (…) / Que de [l]e voir heureux aux bras de [s]a rivale. » Seul Séjanus, s’il participe également à ces complots, paraît utiliser sa raison et ne pas s’abandonner totalement à ses passions. Il sait ce qu’il veut : le pouvoir. Il prend soin de déguiser soigneusement ses discours, et lorsque vient le moment à l’acte V de tout dévoiler, il reste contrairement aux autres personnages très calme, et si Livilla ou Agrippine s’emportent toutes deux dans des tirades lyriques et passionnées, lui garde un flegme impressionnant pour quelqu’un qui apprend en même temps sa condamnation à mort par l’Empereur, dénoncé par celle qui l’aime et qui le soutenait, la trahison d’Agrippine et sa volonté depuis le début de le perdre… Il ne s’étonne de rien, et paraît connaître parfaitement le fonctionnement de l’humain, cruel, immoral, déloyal…  Lucide, il semble tout prendre avec un recul digne d’une grande sagesse d’esprit… (celle d’un libertin !) Lorsque Livilla lui déclare qu’elle a préféré les dénoncer tous les deux, mourir et entraîner la condamnation à mort de Séjanus plutôt que de le voir heureux aux bras de sa rivale, il lui répond avec un cynisme cruel « La mort, dont vous pensez croître mon désespoir, / Délivrera mes yeux de l’horreur de vous voir : / Nous serons séparés, est-ce un mal dont je tremble ? ». Le cynisme de Séjanus semble être le même que celui de Cyrano face au monde politique auquel il appartient, et qu’il dépeint dans cette tragédie sous les traits de l’Empire romain.

 

Cyrano utilise dans cette tragédie la méthode de beaucoup de libertins pour proposer sa vision de la religion, de la politique. Pour pouvoir s’exprimer librement, il fait le portrait non de la société française contemporaine mais préfère faire celui du temps des romains, et prend en particulier une période du règne de Tibère. Si cette époque est représentée dans cette pièce par des personnages cruels, sans cœur, des sortes de barbares civilisés, on ne peut pas le mettre sur le compte de l’époque, puisqu’au moment où Cyrano écrit sa pièce (dès 1647 ?), de tels complots surgissent également sous la régence d’Anne d’Autriche (après la mort de Louis XIII en 1643), appuyée de son premier ministre Mazarin. En effet, ce premier ministre un peu trop puissant au goût de certains eut bientôt vent d’un complot fait contre lui par de grands aristocrates visant à l’assassiner : La Cabale des Importants en 1643. Le pouvoir attise de nombreux ambitieux lors de cette régence, la famille royale notamment se dresse contre le gouvernement… Le chaos politique qui semble donc agiter Rome à l’époque présentée dans la pièce de théâtre semble bien similaire à celui qui agite à ce moment Paris : la période de révolte se dessine, la Fronde. On situe cette période de guerre civile de 1648 à 1653, ce qui coïncide assez exactement avec la période d’écriture de La Mort d’Agrippine. Cyrano a d’ailleurs lui-même participé, comme les Frondeurs, aux « mazarinades » (pamphlets politique contre Mazarin) ; mais s’il critique férocement le premier ministre, il critique également les Frondeurs, notamment dans sa « Lettre contre les Frondeurs » (1651) C’est donc dans un contexte de chaos politique et social que se construit la pièce, et Cyrano ayant lui-même été présent politiquement durant cette période, cela a sans nul doute influé sur l’écriture de la tragédie. Une comparaison entre Mazarin et Tibère est d’ailleurs directement faite par un des ennemis de Mazarin, le cardinal de Retz, quand il brosse un portrait peu flatteur du premier ministre : « Il [Mazarin] plut (…) à Richelieu, qui le fit cardinal, par le même esprit, à ce que l'on a cru, qui obligea Auguste à laisser à Tibère la succession de l'Empire. » La légitimité de Mazarin à la tête du gouvernement et comme bras droit de la régente est remise en cause par certains tout comme la légitimité de Tibère à la tête de l’Empire… « Auguste, ton aïeul, contre les droits du sang / M’adopta pour monter après lui dans son rang. » (v. 459, 460), dit Tibère à Agrippine. Et après une réplique semblable plusieurs scènes plus loin, elle lui répond ainsi « Ne fais point vanité d’un choix illégitime : / Son orgueil te choisit, et non pas son estime ; / Il te donna l’Empire afin que l’Univers / Regrettât le malheur d’avoir changé les fers » (v. 1081 à 1984) On sent tout au long de la pièce la frustration d’Agrippine face à cet empereur illégitime, alors qu’elle-même, petite-fille d’Auguste, dispose des « droits du sang »; cette situation semble alors extrêmement semblable à celle que connût la France lorsque Mazarin fut propulsé à la tête du gouvernement par Anne d’Autriche (1643). Cette situation politique inspire donc à Cyrano la présentation dans sa pièce de comploteurs aussi féroces que les Frondeurs, d’un Empereur aussi absolutiste que Mazarin (non pas que ce dernier ait eu un pouvoir absolu, mais il a contribué à l’établissement de la monarchie absolue), un monde du pouvoir aussi noir et cruel que celui que connaissait Cyrano.

 

Cyrano tient d’ailleurs plusieurs propos politiques dans sa pièce. On peut lui attribuer des propos quasiment républicains tenus par Séjanus :  (en parlant de Tibère ) «  Qu’il fut né d’un grand Roi, moi d’un simple pasteur, / Son sang auprès du mien est-il d’une autre couleur ? » Il remet en cause le droit du sang et les grandes dynasties de Rois. Cyrano semble dire que chacun a ses chances et a le droit de prétendre au pouvoir, quelle que soit son origine sociale, qui s’acquiert non par une haute naissance donc, mais par le mérite. Au même titre que le droit du sang qu’il remet en cause, il semble critiquer également à travers Tibère la monarchie absolue de droit divin. Le droit divin est remis en cause bien sûr, à partir du moment où Cyrano à travers Séjanus tient des propos athées et qu’il rejette la domination de la religion et des dogmes sur la population. Mais il semble également évoquer l’absolutisme (qui se préparait à ce moment sous Mazarin, Louis XIV étant encore enfant). Quand Séjanus est condamné, Nerva vient prévenir l’Empereur, et lui annonce que suite à la lecture de la lettre de l’Empereur au Sénat (sorte de lettre de cachet ?), « Sans que pour lui personne ait osé s’entremettre », Séjanus a été condamné « d’une voix unanime ». C’était une décision évidente, car comme l’Empereur le dit une scène plus tôt, au Sénat « Les convoqués sont gens à [s]a dévotion, / Le consul est instruit à [s]on intention… » : tout est sous le contrôle de l’Empereur, qui, sous l’apparente division entre la Justice (ici, le Sénat) et l’exécutif, fait régner tous ses ordres sans aucune contestation possible. Cela s’accorde avec l’esprit progressiste de Cyrano, défenseur de la Liberté et des libertés individuelles.

 

Cyrano de Bergerac présente donc dans La Mort d’Agrippine plusieurs aspects de son siècle. S’il reprend une période de l’Antiquité romaine pour placer l’action de sa tragédie, suivant alors la mode du XVIIème, il fait penser ses personnages comme ceux de son siècle, c’est ainsi que l’on retrouve les pensées libertines de son auteur dans les propos de Séjanus, qu’on retrouve la cruauté aveugle qui régnait en France dans le monde politique lorsque Cyrano écrivait sa pièce, et que l’on retrouve l’image d’un monde du pouvoir où tout n’est que tromperie, trahison, vengeance ; Un monde dans lequel l’homme est seul avec ses ambitions, dans lequel il ne peut compter que sur lui-même et dans lequel il se fond dans la cruauté qui l’entoure en devenant à son tour un personnage machiavélique. Le libertin du XVIIIème semble alors se dessiner sous la plume de Cyrano, et la rupture s’établit nettement entre un libertinage qui ose par une insouciante provocation le scandale, et un libertinage beaucoup plus profond, noir, et surtout politique, ce libertinage qui dit-on, contribua à l’éclatement de la Révolution Française à la fin du XVIIIème siècle.

 

Céline

Critique littéraire

Novembre 2009


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