Deux extraits de textes de Bakounine
"Finalement après avoir poursuivi son but avec une passion et une
persévérance jamais égalées, quand le destin, les persécutions, les
calomnies et les souffrances le terrassèrent, quand il sentit la respiration
lui manquer et la mort l'atteindre, il résuma toute son existence en lançant
une dernière fois le cri du XVIIIème siècle : "Écrasons l'infâme
!" et il voulait dire : "Reprenons l'épée avec laquelle l'archange
de la légende crut avoir à jamais vaincu Lucifer, symbole de la libre pensée
et de l'éternelle revendication, et détruisons pour toujours l'Église
autoritaire pour construire sur ses ruines la société des Égaux et des
Libres."
Élisée Reclus (Éloge funèbre maçonnique de Bakounine)
"Traqué de pays en pays, expulsé, extradé, incarcéré, interné,
évadé, plusieurs fois condamné à mort, sa vie fut un perpétuel passage de
la prison à l'exil."
Léo Campion (parlant de Bakounine, "démon de la révolte)
De la liberté, de la révolte comme "essence" de l'humanité
et de la dignité humaine
[…] L'homme isolé ne peut avoir conscience de sa liberté. Être libre, pour l'homme, signifie être reconnu et considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l'entourent. La liberté n'est donc point un fait d'isolement, mais de réflexion mutuelle, non d'exclusion, mais au contraire de liaison, la liberté de tout individu n'étant autre, chose que la réflexion de son humanité ou dans la conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux.
Je ne puis me dire et me sentir libre qu'en présence et d'autres hommes. En présence d'un animal d'une espèce inférieure, je ne suis ni libre, ni homme, parce que cet animal est incapable devoir et par conséquent aussi de reconnaître mon humanité. Je ne suis humain et libre moi-même qu'autant que je reconnais la liberté et l'humanité de tous les hommes qui m'entourent. Ce n'est qu'en respectant leur caractère humain que je respecte le mien propre. Un anthropophage qui mange son prisonnier en le traitant en bête sauvage n'est pas un homme, mais une bête. Un maître d'esclaves n'est pas un homme, mais un maître. Ignorant l'humanité de ses esclaves, il ignore sa propre humanité. [...]
C'est le grand mérite du christianisme d'avoir proclamé l'humanité de tous les êtres humains, y compris les femmes, l'égalité de hommes devant Dieu. Mais comment l'a-t-il proclamée ? Dans le ciel, pour la vie à venir, non pour la vie présente et réelle, non sur la terre. D'ailleurs cette égalité à venir est encore un mensonge, car le nombre des élus est excessivement restreint, on le sait. Sur ce point-là, les théologiens des sectes chrétiennes les plus différentes sont unanimes. Donc la soi-disant égalité chrétienne aboutit au plus criant privilège, à celui de quelques milliers d'élus par la grâce divine sur des millions de damnés. D'ailleurs cette égalité de tous devant Dieu, alors même qu'elle devrait se réaliser pour chacun, ne serait encore que l'égale nullité et l'esclavage égal de tous devant un maître suprême. Le fondement du culte chrétien et la première condition de salut, n'est-ce pas la renonciation à la dignité humaine et le mépris de cette dignité en présence de la grandeur divine ? Un chrétien n'est donc pas un homme, en ce sens qu'il a pas la conscience de l'humanité et parce que, ne respectant pas la dignité humaine en lui-même, il ne peut la respecter en autrui. [...]
Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d'autrui, loin d'être une limite ou une négation de ma liberté, en est contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté d'autrui, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m'entourent, plus profonde et plus large est liberté, plus ma liberté devient étendue, profonde et large. C'est au contraire l'esclavage des hommes qui pose une barrière à ma liberté ou, ce qui revient au même, c'est leur bestialité qui est une négation de mon humanité parce que, encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté ou, ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d'homme, mon droit humain, qui consiste à n'obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience confirmés par l'assentiment de tous. Ma liberté personnelle, ainsi confirmée par la liberté générale, s'étend à l'infini.
On voit que la liberté, telle qu'elle est conçue par les matérialistes, est une chose très positive, très complexe et surtout éminemment sociale, parce qu'elle ne peut être réalisée que par la société et seulement dans la plus étroite égalité et solidarité de chacun avec tous. [...] Le premier élément de la liberté est éminemment positif et social : c'est le plein développement et la pleine jouissance de toutes les facultés et puissances humaines pour chacun par l'éducation, par l'instruction scientifique et par le bien-être matériel, toutes choses qui ne peuvent être données à chacun que par le travail collectif, matériel et intellectuel, musculaire et nerveux de la société tout entière.
Le second élément ou moment de la liberté est négatif. C'est celui de la "révolte" de l'individu humain contre toute autorité divine et humaine, collective et individuelle. […].
Extrait de "Dieu et l'État" in Œuvres de Bakounine, I ; pp. 310-314 ; éd. Stock.)
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Liberté, égalité fraternité
Il y a une différence immense entre la "liberté sociale", large, humaine, bienfaisante et réelle pour tout le monde que réclame le prolétariat, et la "liberté politique", nécessairement privilégiée, exclusive et restreinte que réclame aujourd'hui vainement le radicalisme bourgeois. "Comment, restreinte et privilégiée !" s'écrient les vertueux républicains radicaux indignés. "Ne demandons-nous pas l'égalité des droits civils, juridiques et politiques pour tout le monde et une constitution populaire fondée sur le suffrage universel, avec un Assemblé nationale composée de représentants du peuple et dont 1es décisions seront même soumises au besoin à la votation directe du peuple ?". Taisez-vous tartufes ; car vous savez fort bien qu'avec tout cela vous resterez les maîtres et le peuple, l'esclave !
Vous accordez bien au peuple "l'égalité des droits" mais vous gardez bien de lui concéder "l'égalité des moyens de les exercer" ; car tous mes droits, si je n'ai pas moyen de les exercer, sont pure fiction, pur mensonge. Ces moyens sont l'hygiène la plus rationnelle et plus tard l'éducation la plus humaine possible, afin que toutes les facultés, tant musculaires que nerveuses, bien nourries et bien dirigées puissent se développer dans toute leur plénitude et dans toute leur liberté ; c'est ensuite l'instruction à tous les degrés, et "sans autre limite ni spécialisation pour chacun que celles qui sont déterminées par la nature même des facultés personnelles de chacun". C'est, à l'âge viril, alors que l'homme émancipé de toute autorité tutélaire devient responsable de lui-même […] 1a possibilité "économiquement et socialement égale pour chacun" de gagner sa vie dans toutes les branches de l'industrie et des arts, ne se laissant déterminer dans le choix de sa spécialité que par la nature même de ses propres tendances, de ses forces et de ses capacités. Ce travail sera nécessairement collectif, associé, par cette simple raison que le travail collectif seul produit les richesses et par cette autre raison aussi impérative que la première que dans une société organisée sur les bases d'une égalité réelle, conforme à la justice, les associations seules seront propriétaires des capitaux et des terres, de tous les instruments de travail en général, sans lesquels aucun travail productif n'est possible. Du reste personne ne pourra être forcé au travail ; ce serait contraire au principe de la liberté, base et condition suprême de la dignité humaine. Mais comme il deviendra impossible de vivre en exploitant le travail d'autrui, quiconque ne voudra pas travailler aura la liberté de mourir de faim, à moins que la société ne le nourrisse par charité, ce qui constituera pour le fainéant une position tellement humiliante et insupportable que cette charité sera peut-être le meilleur remède contre la fainéantise de chacun. Les vieillards, les invalides, les malades auront seuls le droit a la possibilité de jouir de toute chose et de vivre, soit en travaillant moins, soit en ne travaillant plus du tout, sans devenir pour cela des objets de mépris.
Dans une société constituée, ou plutôt transformée solidairement, "librement" selon l'égalité et la justice, le travail deviendra la religion et l'honneur de tout le monde. Et il n'y aura plus besoin de lois répressives, criminelles et pénales pour corriger les individus : l'opinion publique s'en chargera.
D'ailleurs le nombre des individus de mauvaise volonté et surtout de mauvaises habitudes diminuera graduellement, d'abord sous l'influence d'une éducation et d'une instruction délivrées de la corruption systématique répandue aujourd'hui par le principe divin et fondées uniquement sur le travail, sur la raison, sur la justice, sur l'égalité et sur le respect humain. Quant à la fraternité, cette noble et sainte passion qui fait que l'individu humain ne se sent vraiment libre, grand, puissant et heureux que dans la liberté, la dignité, l'humanité et le bonheur de ceux qui l'entourent - expression dernière et sublime de la solidarité qui n'est pas un dogme révélé d'en haut, mais bien une loi fondamentale naturelle et inhérente à la société humaine -, cette passion ne s'enseigne théoriquement pas. Elle ne peut être réveillée et développée chez les enfants que par l'exemple, la vie, les actes de leurs tuteurs et de leurs maîtres.
[...] Donnez aux hommes cette double éducation de l'école et de la vie ; fondée sur le travail, sur l'égalité, sur la justice et sur le respect humain et dirigée uniquement par la science - la seule autorité devant laquelle nous puissions nous incliner sans rougir -, non par les hommes de science, mais par l'autorité impersonnelle de la science seulement, faites que l'opinion publique, le plus grand pouvoir au monde et l'expression même de la solidarité humaine, faites qu'elle soit pénétrée de tous ces principes et vous verrez alors tous les crimes qui affligent l'humanité disparaître rapidement ; bien plus, on verra disparaître les énormes différences naturelles physiques, intellectuelles et morales qui parent les hommes aujourd'hui. […]
Extrait de "Réponse à Mazzini" in Archives Bakounine, I ; 1 ; pp. 269-272.)