Deux extraits de textes de Léon Bourgeois[1]

 

Solidarité[2]

 […]

Loin de porter atteinte à la liberté individuelle, la loi sociale ainsi définie lui donne au contraire tout son caractère et toutes ses sûretés, car, en fixant les limites naturelles, elle lui assure, en dehors de tout arbitraire, d'inébranlables garanties.

L'organisme ne se développe qu'au prix du développement des éléments qui le composent; la société ne peut progresser que par le progrès des hommes.

La liberté n'est autre chose que la possibilité pour l'être de tendre au plein exercice de ses facultés, au plein développement de ses activités; en développant incessamment l'organe, la fonction élève l'être vers le degré supérieur d'existence où tend toute vie.

La liberté du développement physique, intellectuel et moral de chacun des hommes est donc la première condition de l'association humaine. Et puisqu'il n'existe pas de puissance extérieure, État, société politique, à laquelle appartienne un droit opposable au droit de l'individu, la faculté du développement de chaque individu ne peut trouver de limite que dans la faculté du développement également nécessaire à chacun de ses semblables.

Tout arrangement politique ou social qui cherchera à déterminer autrement les bornes sera contraire aux lois naturelles de l'évolution de la société.

Mais ces libertés des individus ne sont pas des forces indépendantes les unes des autres; les homme sont, non des êtres isolés, mais des êtres associés; au point de contact, ces libertés, se limitant l'une l'autre, ne doivent point se heurter, se faire échec et s'entre-détruire, mais au contraire, comme des forces de mêmes sens appliquées à un point commun, elles doivent se composer en résultantes, qui accroîtront le mouvement du système tout entier.

Rousseau apercevait en partie cette conséquence quand, voulant montrer l'utilité du pacte social, il disait : "Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce que l'on a[3].

[…]

L'obligation de chacun envers tous ne résulte pas d'une décision raire, extérieure aux choses; elle est simplement la contrepartie des avantages que chacun retire de l'état de société, le prix des services que l'association rend à chacun.

L'obéissance au devoir social n'est que l'acceptation d'une charge en échange d'un profit. C'est la reconnaissance d'une dette.

C'est cette idée de la dette de l'homme envers les autres hommes qui, donnant en réalité et en morale le fondement du devoir social, donne en même temps à la liberté, au droit individuel, son véritable caractère, et par là même ses limites et ses garanties.

[…]

Mais reconnaître la limite véritable de ce droit. Un homme reçoit par don, par legs ou par contrat onéreux, le droit de cultiver un domaine et d'en consommer les fruits, à charge par lui de donner une part de ses fruits à certains ayants droit du testateur, du donateur ou du bailleur; lorsque annuellement il fera la remise de cette partie des fruits, renoncera-t-il donc à un de ses droits ou n'exercera-t-il pas simplement son droit dans les limites mêmes où l'acte initial l'a constitué? Au moment de l'inventaire annuel d'une société, à l'heure du règlement des comptes, des profits et des pertes, les actionnaires, avant de fixer le dividende, déduisent de l'actif les charges sociales, acquittent les dettes, placent certaines sommes au fonds d'amortissement du capital. Peut-on dire qu'en agissant ainsi ils abandonnent une part de leurs droits ? Ils reconnaissent leur dette et par suite la limite véritable de leur droit.

[…]

Il n'en va pas autrement dans la société humaine. Il s'agit pour les hommes, associés solidaires, de reconnaître l'étendue de la dette que chacun contracte envers tous par l'échange de services, par l'augmentation de profits personnels, d'activité, de vie résultant pour chacun de l'état de société cette charge une fois mesurée, reconnue comme naturelle et légitime, l'homme reste réellement libre, libre de toute sa liberté, puisqu'il reste investi de tout son droit. Ce droit, aucune puissance extérieure ne peut prétendre à le limiter, et la loi positive, qui s'est bornée à reconnaître la dette de chacun, à en déterminer le montant d'après les services reçus, est également fondée au point de vue naturel et au point de vue moral; elle est bien, sinon, comme on l'a dit ingénieusement, mais incomplètement, "la conscience de ceux qui n'en ont pas", du moins l'expression équitable des rapports naturels entre de libres associés, l'expression des volontés de la conscience commune éclairées par la commune raison.

[…]

La loi naturelle de répartition des charges sociales n'échappe pas à ces conditions communes[4]. Ce qu'il s'agit d'établir en ce moment c'est son principe, et ce principe est contenu tout entier dans cette affirmation que, sous les inégalités de toutes sortes, différences de sexe, d'âge, de race, de force physique, d'intelligence, de volonté, il y a, entre tous les membres de l'association humaine, un caractère commun, identique, qui est proprement la qualité d'homme, c'est-à-dire d'être à la fois vivant, pensant et conscient. Ce caractère, réduit à ces trois termes essentiels, existe chez chacun des hommes à des degrés divers, mais chez aucun d'eux il ne peut être supprimé[5], et les êtres mêmes qui le possèdent au degré le plus faible sont encore des hommes, associés naturels des autres hommes, coopérant à l'évolution commune, par le travail, par le langage, fut-il rudimentaire, par l'échange possible de certaines idées, par la faculté commune de reproduction de l'espèce, etc.

C'est ce triple caractère, commun à tous les hommes et qui n'existe, au moins sur cette terre, chez aucun être en dehors de l'homme, qui est le titre commun des membres de la société.

[…]

La société est formée entre des semblables, c'est-à-dire entre des êtres ayant, sous les inégalités réelles qui distinguent, une identité première, indestructible. Et de là découle pour tous ce qu'on a appelé avec justice "une égalité de valeur dans le droit sociale"[6].

C'est cette égalité de valeur dans le droit que doit exprimer la répartition des profits et des charges. On le voit, il n'est point question de faire sortir de cette conception toute réelle de l'être humain une définition abstraite des droits et des devoirs de l'homme; il y a lieu seulement de reconnaître et de retenir que, pour la fixation des droits et des devoirs de chacun dans l'association solidaire qui existe entre ces hommes, pour le calcul des profits et des charges à répartir entre tous, il doit être tenu compte d'un coefficient commun à tous, d'une valeur de droit égale pour tous. Au milieu des innombrables éléments, tirés des inégalités naturelles de toutes sortes qui séparent et différencient les hommes, il faudra toujours, pour déterminer la situation équitable de chacun, faire entrer en compte cette valeur et l'admettre comme égale pour tous; en deux mots, dans la série des équations personnelles, les inégalités naturelles seront les seules causes d'une différence qui ne devra jamais être accrue par une inégalité de droits.

[…]

C'est cette égalité de valeur dans le droit que doit exprimer la répartition des profits et des charges. On le voit, il n'est point question de faire sortir de cette conception toute réelle de l'être humain une définition abstraite des droits et des devoirs de l'homme; il y a lieu seulement de reconnaître et de retenir que, pour la fixation des droits et des devoirs de chacun dans l'association solidaire qui existe entre ces hommes, pour le calcul des profits et des charges à répartir entre tous, il doit être tenu compte d'un coefficient commun à tous, d'une valeur de droit égale pour tous. Au milieu des innombrables éléments, tirés des inégalités naturelles de toutes sortes qui séparent et différencient les hommes, il faudra toujours, pour déterminer la situation équitable de chacun, faire entrer en compte cette valeur et l'admettre comme égale pour tous; en deux mots, dans la série des équations personnelles, les inégalités naturelles seront les seules causes d'une différence qui ne devra jamais être accrue par une inégalité de droits.

[…]

Dans la société de fait où le place sa qualité d'homme, chacun de nous avons-nous dit, est nécessairement le débiteur de tous C'est la charge de la liberté.

Mais la nature et l'étendue de cette dette ne s'expliquent pas seulement par l'échange des services entre les associés pendant leur vie commune.

La connaissance des lois de la solidarité des êtres vivants n'a pas seulement détruit l'isolement de l'homme dans le milieu où il vit; elle a détruit du même coup son isolement dans la durée; elle a établi que, pour déterminer complètement sa situation naturelle et morale, il était indispensable de tenir compte du lien qui le rattache à ses ancêtres et à ses descendants, au cours de s a vie, le débiteur de ses contemporains; dès le jour même de sa naissance, il est un obligé. L'homme naît débiteur de l'association humaine.

En entrant dans l'association, il y prend sa part d'un héritage accumulé par les ancêtres de lui-même et de tous; en naissant, il commence à jouir d'un capital immense qu'ont épargné d'autres générations antérieures. Auguste Comte a depuis longtemps mis ce fait en pleine lumière

"Nous naissons chargés d'obligations de toute sorte envers la société." Ce que Renan dit des hommes de génie : "Chacun d'eux est un capital accumulé de plusieurs génération", est vrai non pas seulement des hommes de génie, mais de tous les hommes. La valeur de l'homme se mesure à sa puissance d'action sur les choses; à cet égard, le plus modeste travailleur e notre temps l'emporte sur le sauvage de l'âge de pierre d'une distance égale à celle qui le sépare lui-même de l'homme de génie. Nous l'avons déjà dit : les aptitudes de notre corps, les instruments et les produits de notre travail, les instincts qui veillent en nous, les mots dont nous nous servons, les idées qui nous guident, la connaissance que nous avons du monde qui nous entoure, qui nous presse et que cependant nous dominons, tous cela est l'oeuvre lente du passé; tout cela, depuis le jour de notre naissance, est sans cesse mis par ce passé à notre disposition, à notre portée, et, pour la plus grande part, s'incorpore en nous-mêmes.

Dès que l'enfant, après l'allaitement, se sépare définitivement de la mère et devient un être distinct, recevant du dehors les aliments nécessaires à son existence, il est un débiteur; il ne fera point un pas, un geste, il ne se procurera point la satisfaction d'un besoin, il n'exercera point une de ses facultés naissantes, sans puiser dans l'immense réservoir des utilités accumulées par l'humanité.

Dette, sa nourriture: chacun des aliments qu'il consommera est le fruit de la longue culture qui a, depuis des siècles reproduit, multiplié, amélioré les espèces végétales ou animales dont il va faire sa chair et son sang. Dette, son langage encore incertain; chacun des mots qui naîtra sur ses lèvres, il le recueillera des lèvres de parents ou de maître qui l'ont appris comme lui, et chacun de ces mots contient et exprime une somme d'idées que d'innombrables ancêtres y ont accumulée et fixée. Lorsqu'il lui faudra non pas seulement recevoir des mains des autres la première nourriture de son corps et de leurs lèvres celle de son esprit, lorsqu'il commencera à créer par son effort personnel les matériaux de son accroissement ultérieur, il sentira sa dette s'accroître envers le passé. Dettes, et de quelle valeur, le livre et l'outil que l'école et l'atelier lui vont offrir : il ne pourra jamais savoir ce que ces deux objets, qui lui sembleront si maniables et de si peu de poids, ont exigé d'efforts antérieurs; combien de mains lourdes et maladroites ont tenu, manié, soulevé, pétri et souvent laissé tomber de lassitude et de désespoir cette forme de l'outil avant qu'elle soit devenue l'instrument léger et puissant qui l'aide à vaincre la matière; combien d'yeux se sont ouverts et longuement fixés sur les choses, combien de lèvres ont balbutie, combien de pensées se sont éveillées, efforcées et tendues, combien de souffrances ont été subies, de sacrifices acceptés, de vies offertes, pour mettre à sa disposition ces caractères d'imprimerie, ces petits morceaux de plomb qui en quelques heures répandent sur le monde, par millions d'exemplaires, l'innombrable essaim des idées, ces vingt-quatre petites lettres noires où l'homme réduit et représente le système du monde! Et plus il avancera dans la vie, plus il verra croître sa dette, car chaque jour un nouveau profit sortira pour lui de l'usage de l'outillage matériel et intellectuel crée par l'humanité; dette, à chaque pas sur la route qu'au prix de mille peines et souvent de mille morts les hommes ont construite à travers le marais ou la montagne; dette à chaque tour de roue de la voiture ou du wagon, à chaque consommation d'un produit de l'agriculture ou de la science; dette envers tous les morts qui ont laissé cet héritage, envers tous ceux dont le travail a transformé la terre, rude et sombre abri des premiers âges, en un immense champ fertile, en une usine créatrice ; dette envers ceux dont la pensée a ravi aux éléments les secrets de leur puissance et les a, par cette puissance même, domptés et asservis; dette envers ceux dont le génie a su, des apparences innombrables des êtres et des choses, dégager la forme et révéler 1 harmonie, dette envers ceux dont la conscience a tiré sa race de l'état de violence et de haine, et l'a peu à peu conduite vers l'état de paix et d'accord.

Mais si cette dette est contractée envers les ancêtres, à qui sommes-nous tenus de l'acquitter? Ce n'est pas pour chacun de nous en particulier que l'humanité antérieure a amassé ce trésor, ce n'est ni pour une génération déterminée, ni pour un groupe d'hommes distinct. C'est pour tous ceux qui seront appelés à la vie, que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d'idées, de forces et d'utilités. C'est donc envers tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d'acquitter la dette; c'est un legs de tout le passé à tout l'avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment pas se considérer que comme en étant l'usufruitière, elle n'en est investie qu'a charge de le conserver et de le restituer fidèlement.

Et l'examen plus attentif de la nature de l'héritage conduit à dire en outre : à charge de l'accroître.

C'est en effet un dépôt incessamment accru que les hommes se sont transmis. Chaque âge a ajouté quelque chose au legs de l'âge précèdent, et c'est la loi de cet accroissement continu du bien commun de l'association, qui forme la loi du contrat entre les générations successives, comme la loi de l'échange des services et de la répartition des charges et des profits est celle du contrat entre les hommes de la même génération.

Nous touchons ici le fond des choses. Et ce dernier caractère va achever de définir la nature, la cause et l'étendue des droits et des devoirs de l'être social.

Tout être vivant tend à la persistance de l'être ; tout être vivant tend au développement de l'être; d'où deux nécessités : celle de la conservation et celle du progrès. Dès qu'un être cesse de se développer, la désorganisation commence en lui; l'immobilité est le commencement de la mort. Et pour l'être humain, doué de raison et de volonté, le développement de cette raison et de cette volonté est une nécessité intérieure aussi vigoureuse que le développement de son corps. Fouillée, interprétant le mot de Leibnitz : "Le présent est gros de l'avenir", a dit avec autant d'exactitude que d'éloquence : "Ce qu'on respecte dans l'homme, c'est moins ce qu'il est actuellement que ce qu'il peut être, c'est le possible débordant l'actuel, l'idéal dominant la réalité. C'est pour ainsi dire la réserve de volonté et l'intelligence enfermées dans une tête humaine, c'est la progressivité de l'individu, c'est celle de l'espèce même qui repose en partie sur cette tête, que nous respectons et appelons droit[7]."

Ce qui est vrai de l'être humain l'est nécessairement de l'association humaine, et, en effet, l'histoire montre clairement la continuité de son développement; l'histoire de l'humanité, c'est celle de la conquête et de l'utilisation des forces du monde terrestre, réalisée, au prix d'efforts et de sacrifices dont le nombre et la grandeur dépassent tout calcul et toute mesure, par la raison et par la volonté de notre race, afin de permettre à chacun de ses membres de trouver à son tour, à l'heure de son existence, un état où puissent se développer plus librement ses activités et ses facultés, un état d'humanité meilleur; plus satisfaisant à la fois pour son corps, sa pensée et sa conscience. .

Ainsi tout comme, au lendemain de sa naissance, en entrant en possession de cet état d'humanité meilleur que lui ont préparé ses ancêtres, contacte, à moins de faillir à la loi d'évolution qui est la loi même de sa vie personnelle et de la vie de son espèce, l'obligation de concourir, par son propre effort, non seulement au maintien de la civilisation dont il va prendre sa part, mais encore au développement ultérieur de cette civilisation[8].

Sa liberté est grevée d'une double dette : dans la répartition des charges qui, naturellement et moralement, est la loi de la société, il doit, outre sa part dans l'échange des services, ce que l'on peut appeler sa part dans la contribution pour le progrès.

[…]

Les hommes sont en société. C'est là un fait d'ordre naturel, antérieur à leur consentement, supérieur à leur volonté. U homme ne peut se soustraire matériellement ou moralement à l'association humaine. E homme isolé n'existe pas.

[…]

Les hommes sont en société. C'est là un fait d'ordre naturel, antérieur à leur consentement, supérieur à leur volonté. U homme ne peut se soustraire matériellement ou moralement à l'association humaine. E homme isolé n'existe pas.

De là une double conséquence.

Un échange de services s'établit nécessairement entre chacun des hommes et tous les autres. Le libre développement des facultés, des activités, en un mot, de l'être, ne peut être, pour chacun d'eux, obtenu que grâce au concours des facultés et des activités des autres hommes du même temps et n'obtient son degré actuel d'intensité et de plénitude que grâce aux efforts accumulés des facultés et des activités des hommes du temps passé.

Il y a donc pour chaque homme vivant, dette envers tous les hommes vivants, à raison et dans la mesure des services à lui rendus par l'effort de tous. Cet échange de services est la matière du quasi-contrat d'association qui lie tous les hommes, et c'est l'équitable évaluation des services échangés, c'est-à-dire l'équitable répartition des profits et des charges, de l'actif et passif social qui est l'objet légitime de la loi sociale.

l y a en outre, pour chaque homme vivant, dette envers les générations suivantes à raison des services rendus par les générations passées. A l'obligation de concourir aux charges de l'association actuelle, pour l'entretenir et la conserver, s'ajoute en effet l'obligation de l'accroître, et de concourir, dans les mêmes conditions d'équitable répartition, aux charges de cet accroissement. La cause de cette obligation est, elle aussi, dans la nature des choses. Le capital commun de l'association humaine est un dépôt confié aux hommes vivants, mais ce dépôt n'est pas le dépôt d'une chose immobile et morte, qu'il s'agit de conserver dans (état où elle est livrée. C'est une organisation vivante en voie de perpétuelle évolution et dont l'évolution ne peut se poursuivre sans la continuité de l'effort constant de tous.

Quant à la répartition des charges qui résultent de cette double dette, elle sera équitable si tous les associés sont considérés comme faisant partie de l'association à titre égal, c'est-à-dire à titre d'hommes ayant également le droit de discuter et de consentir; si aucune raison de préférence ou de défaveur particulière n'est invoquée, pour ou contre aucun d'entre eux, pour augmenter ou diminuer leur qualité première, leur titre de contractants; si chacun d'eux a bien u cette égalité de valeur au point de vue du droit", sans laquelle le quasi-contrat ne pourrait être considéré comme un contrat rétroactivement consenti entre des volontés égales et libres.

[…]

C'est ainsi que la doctrine de la solidarité apparaît dans l'histoire des idée, comme le développement de la philosophie du XVIII ème siècle et comme l'achèvement de la théorie politique et sociale dont la Révolution française, sous les trois termes abstraits de liberté, d'égalité et de fraternité, avait donné la première formule au monde".

 

*****

Essai d'une philosophie de la solidarité[9]

[…]

"Si l'on cherche à définir l'être vivant, on ne saurait le faire que par la solidarité des fonctions qui lie des parties distinctes; - et la mort n'est autre chose que la rupture de ce lien entre les divers éléments qui constituent l'individu et qui, désormais désassociés, vont entrer dans des combinaisons nouvelles, dans des êtres nouveaux." Ainsi l'idée de vie est identique à l'idée d'association. Et la doctrine de l'évolution a montré suivant quelle loi cette interdépendance des parties contribue au développement, au progrès de chaque être, de chaque agrégat.

La matière vivante tend à passer de l'homogène à l'hétérogène. Il y a différenciation fonctionnelle croissante des parties, adaptation à des services divers et concordants. Et l'équilibre d'un type permanent s'obtient par une véritable association solidaire des parties diverses, ayant chacune sa spécialité définie, mais convergeant toutes dans un effort commun. Cette association est la condition du succès dans la lutte pour l'existence.

Ainsi tout être qui vit, qui se développe, est une association, qu'un double péril menace: - si une partie périclite, souffre et meurt, l'équilibre se rompt, l'être décline et meurt; - si par contre, une partie développe son activité d'une façon excessive ou dans une direction contraire à celle de l'effort commun, l'équilibre se rompt encore, l'être se désagrège et meurt. "Dans le monde vivant, - écrit M. Edm. Perrier, résumant toute cette théorie, si la lutte est la condition du progrès, le progrès n'a jamais été réalisé que par l'association des forces individuelles et leur harmonieuse coordination."

[…]

Il y a une solidarité des idées, des esprits. Laissez-moi vous citer seulement cette page célèbre de Goethe : "Le plus grand génie ne fait rien de bon s'il ne vit que sur son propre fonds. Chacun de mes écrits m'a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d'objets différents : le savant, l'ignorant, le sage et le fou, l'enfant et le vieillard ont collaboré à mon oeuvre. Mon travail ne fait que combiner des éléments multiples qui tous sont tirés de la réalité : c'est cet ensemble qui porte le nom de Goethe." Quand un homme comme Goethe reconnaît qu'il n'est qu'une résultante, comment pourrions-nous croire qu'il n'en est pas ainsi de chacun de nous?

Dans le monde économique cette interdépendance se manifeste en toute laboure invisible à côté du laboureur". II n'est pas un de nos actes qui ne soit le résultat de tous les faits économiques qui se produisent dans le monde entier; et cette mutuelle action et réaction va croissant sans cesse avec le progrès de la division du travail et le développement du machinisme. dans un remarquable rapport présenté au Congrès de l'Éducation sociale, M. Fontaine a signalé des exemples frappants de cette réaction des phénomènes économiques. "Voici un dispositif qui permet à un tisseur de conduire deux métiers au lieu d'un : la production ne pouvant subitement doubler, le résultat immédiat de l'invention est souvent un renvoi de personnel. Que vont faire les ouvriers chassés? Vont-ils fabriquer ces nouveaux engins qui les exproprient de leur gagne-pain habituel ? Impossible à des ouvriers âgés de passer ainsi du tissage à la métallurgie. U excèdent des ouvriers tisseurs, d'autre part, déprimera les salaires de ceux qui ont été gardés à la fabrique." Autres conséquences : la naissance et le développement du contrat collectif de travail. "U ouvrier a perdu son outil; la machine, outil commun d'un grand nombre de salariés, ne lui appartient pas... Il ne peut, sans la collaboration du détenteur du capital, fabriquer ou finir un objet échangeable. Le produit fini, oeuvre commune et indivisible, reste aux mains du détenteur du capital. Cette solidarité de fait entre les ouvriers de l'usine s'exprime parfois par l'association ouvrière de production, ou encore par les syndicats." Mais la question se dénoue souvent d'une autre manière: le conflit entre le capital et le travail, le chômage, la grève.

Ainsi, de plus en plus clairement, nous apparaît cette vérité que, nulle part, l'individu n'est isolé et n'a le droit d'agir comme tel. L'humanité, selon l'ingénieuse image de M. Fouillée, n'est pas comparable à un archipel d'îlots dont chacun aurait son Robinson. Tout groupe d'hommes, - famille, tribu, patrie, plus tard humanité, - est, volontairement ou involontairement, un ensemble solidaire dont l'équilibre, la conservation, le progrès obéissent à la loi générale de l'évolution universelle. Pour les groupes d'hommes comme pour les agrégats vivants l'interdépendance est partout, et les conditions d'existence de l'être moral que forment entre eux ces membres d'un même groupe sont celles qui régissent la vie de l'agrégat biologique.

Rappelons brièvement ces lois qui, on s'en souvient, se ramènent à deux. - Le groupe ne subsiste et ne se développe normalement que : 1 si chacun des individus qui le composent se développe lui-même, jouit de facultés (maximum d'adaptation au milieu extérieur, dit la biologie); 2 si toutes ces activités intellectuelles sont cohérentes, solidairement liées dans un effort commun en vue de l'équilibre de l'ensemble (maximum d'adaptation au milieu interne, aux conditions de la vitalité commune). C'est ce qu'en économie politique on appelle la division du travail et l'échange des services. Ces lois donc s'appliquent à la société.

Et ainsi toute société qui veut vivre doit réaliser ces conditions. Et l'objet de la science sociale est de rechercher comment est possible cette réalisation.

Seulement, quand il s'agit d'organismes biologiques, la nature agit seule : Les groupes, les agrégats naissent, se développent et meurent selon ses immuables lois : Les individus et les espèces s'ébauchent, se fixent, disparaissent, et nul n'y peut rien. Mais les sociétés humaines ne sont pas de simples organismes de la vie, il s'y rencontre de plus un élément nouveau, une force spéciale dont il n'est pas permis de ne pas tenir compte : la pensée, la conscience, la volonté. Spencer, après avoir dit qu'une société est un organisme, reconnaît expressément cette différence "cardinale". Et si l'on veut conserver le mot, parce qu'il est commode, parce qu'il exprime des analogies importantes, du moins faut-il dire avec M. Fouillée que la société humaine est un organisme contractuel; il faut le consentement des êtres qui la composent. Or ce consentement ils ne le donneront que s'ils en reconnaissent à la fois la nécessité et la justice. La science leur montre la nécessité des lois naturelles qui s'imposent à toute société comme à tout être vivant; la morale doit établir les conditions dans lesquelles cette nécessité peut s'accorder avec la justice et déterminer l'adhésion des consciences à une règle d'action commune, ayant le caractère d'un devoir.

Quand nous demandons quelles sont les conditions auxquelles doit satisfaire une société humaine pour se maintenir en équilibre, nous sommes ainsi conduits à reconnaître qu'il n'y a qu'un mot qui les puisse exprimer : il faut que la justice soit.

Je sais bien que l'on a parfois assigné à la société un autre objet, qui n'est rien moins que le bonheur assuré à chacun de ses membres. Mais le bonheur est chose intérieure; il réside en dernière analyse dans l'intime réduit où nous nous réfugions. Il est des bonheurs individuels et moraux si élevés, que rien ne les peut atteindre ou altérer, qu'on ne les peut communiquer. Le bonheur n'est pas matériel, partageable, réalisable extérieurement. U idéal de la société c'est la justice pour tous.

Or, pour que cette justice règne dans la société quelles conditions sont nécessaires? Il ne suffit pas de dire : la justice, c'est le respect mutuel des droits de chacun. Quels sont ces droits. Nous avons précédemment montré que la connaissance récente des effets nécessaires de la solidarité naturelle nous interdit de chercher une définition des droits et des devoirs de l'homme, si nous ne le considérons pas comme associé, comme faisant partie d'un groupe dont tous les membres, inévitablement, sont solidaires. Cette détermination nouvelle des droits et des devoirs, voilà l'objet de la morale sociale. Et la science sociale devra rechercher aussi quelle est l'organisation réfléchie et voulue de la société qui permettra à l'individu d'y exercer pleinement tous ses droits ainsi définis, et d'y accomplir de même tous ses devoirs.

[…]

Cette nouvelle objection semble indiquer qu'un profond malentendu subsiste. - Observons d'abord que la nature a ses fins à elle, des fins qui ne sont pas les nôtres. L'objet propre de l'homme, dans la société, c'est la justice, et la justice n'a jamais été l'objet de la nature; celle-ci n'est pas injuste, elle est ajuste. Il n'y a donc rien de commun entre le but de la nature et celui de la société.

Mais nous dit-on encore, vous ne pouvez rien contre les lois de la nature; si elles sont contraires à ce que vous visez, plaignez-vous, gémissez, vous ne changerez pas les choses. C'est là, messieurs, le malentendu. Le propre de l'homme c'est, non pas de se révolter contre les lois de la nature, mais de s'en servir, de les plier à son usage, de choisir, parmi les moyens qu'emploie la nature, ceux qui le mèneront à ses fins à lui. Il asservit les lois de la nature et par là conquiert sa propre liberté.

[…]

Il ne s'agit donc nullement de laisser la loi de solidarité agir dans le sens des fins de la nature; il s'agit par le moyen même de cette loi, d'agir consciemment et volontairement dans le sens des fins de la société humaine. Cette justice qu'il nous faut poursuivre de tout notre effort nous ne l'atteindrons que par une solidarité réfléchie et voulue.

[…]

On nous dit encore : Un jour viendra où les conquêtes de la science seront telles que la société pourra presque sans effort, assurer à chacun la vie matérielle, la sécurité du lendemain, sa part de jouissances. - Nous ne croyons pas, pour nous, que cette espérance puisse suffire. Pensons à tous ceux qui, d'ici là, le long des chemins, seront morts injustement! N'imitons pas les religions qui, désespérant de satisfaire la justice en ce monde nous la promettent dans un monde meilleur. Nous, nous n'avons pas le droit d'attendre; nous n'avons pas surtout le droit de faire attendre. Nous devons chercher comment la justice immédiate pourra être réalisée.

[…]

La justice est violée si les hommes nient les effets injustes de la solidarité naturelle et se refusent à les redresser. Par ces effets, nous sommes "gagés dans des rapports de "doit et avoir", de dette et de créance, où os volontés individuelles n'ont peut-être été pour rien, mais qui nous eut en fait et que nous n'avons pas le droit de méconnaître ou d'oublier. i l'homme fort et libre entend garder pour lui seul les profits de son activité, s'il prétend recueillir les bénéfices qu'il tire de la solidarité sociale sans en supporter les charges et les risques, c'est-à-dire sans s'acquitter de la dette que par là même il a contractée; -alors nous le répons, la justice est violée.

[…]

Dans la discussion que j'ai soutenue l'autre jour, j'ai reconnu qu'il ne s'agissait pas de mettre en question le fondement même de l'idée morale, de l'idée de justice, de l'idée de droit et de devoir. Il est bien entendu d'ailleurs que nous ne discutons pas ici les raisons métaphysiques de ces idées: nous prenons l'idée morale comme elle est prise pratiquement par

tous les hommes à travers les divergences des systèmes philosophiques, dans les réalités de la vie et dans les réalités de la loi. Il nous suffit de nous mettre d'accord sur cette formule pratique qui remonte à Kant, qui n'a rien à voir avec ses théories métaphysiques, qui est adoptée par les non

Kantiens aussi bien que par les Kantiens proprement dits: "Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité, soit dans ta propre personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et que tu ne t'en serves jamais comme d'un moyen."



[1] Léon Bourgeois, franc-maçon, philosophe, homme d'État français et père de la Société des Nations.

Ces deux extraits sont tirés de "Léon Bourgeois, philosophe de la solidarité" de Denis Demko, Éditions EDIMAF, La documentation républicaine.

[2] Cet essai fut édité en 1896 chez Colin.

[3] Contrat social, I, 6.

[4] Ces difficultés devront être successivement examinées à propos des problèmes de la propriété, de l'héritage, de l'impôt, etc.

[5] Dès que a conscience et la pensée disparaissent d'une manière durable, par exemple chez l'aliéné, il n'y a pas suppression du droit, car l'individu est virtuellement capable de reprendre le caractère d'homme, mais suspension de l'exercice du droit

[6] Darlu, Revue de métaphysique, janvier 1895.

[7] Idée du droit, IV.

[8] On sait en quels vers, dont la précision égale la magnificence, Sully Prudhomme a exprimé cette même pensée.

Tout être élu dernier de tant d'être antiques.

Et de races dont il descend,

D'une palme croissante est né dépositaires

Et s'il faillit à cette tâche, il est "traître"

Car avec les vivants les morts font alliance

Par un legs immémorial,

Traître à la descendance avant qu'elle respire

Car, héritier du mieux, il lui laisse le pire,

Félon, deux fois, à l'idéal. La justice, neuvième veille.

[9] Textes de trois conférences donnés par Léon Bourgeois, alors député, en 1901 et publiés chez Alcan en 1902.


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