Diderot - Pour une esthétique musicale
libertaire
Boulebill
Vers le milieu du XVIIIème siècle
s'opère une fissure dans l'art musical. La musique vocale (l'Opéra), régnant
jusqu'alors en maître, va perdre peu à peu sa suprématie. La musique
instrumentale va pouvoir s'ériger en musique absolue. L'Art se
substituera à la religion.
Avant 1750, la musique était considérée comme un art mineur par rapport aux
autres arts. Elle n'était utilisée que comme figuralisme et servait, avant
tout, à mettre des mots en musique. La musique était subordonnée aux mots.
Son esthétique était fondée sur la théorie grecque de l'imitation. La
musique imitait la nature et rien de plus... "La fonction des arts est de
reporter les traits de la nature et de les présenter dans des objets qui ne
sont point naturel. (...) si l'art imite, il n'invente rien, inventer n'est pas
donner l'Être à un objet, c'est le reconnaître la où il est...." L'Abbé
BATTEUX La musique était considérée, avant tout, comme un discours, un
langage et ne devait que mettre en valeur le sens du texte. "La musique est
l'un des moyens qui donne force à la poésie..." L'Abbé DUBOS L'Opéra
devait être normaliser, le cadre strict, la musique seule était subversive. De
plus, les musiciens n'existaient que grâce aux princes et à la religion qui
leur passait commandes d'ouvres.
Toute la question du Beau est
remise en cause grâce à Rameau, Diderot et surtout Kant. Ce dernier distingue
le subjectif de l'objectif.
La Mimésis
grecque est rejetée, le sensible est valorisé. Il fonde le concept du Goût,
du Jugement qui suppose le Beau dans ce qu'il a de subjectif. Cette notion de Goût
est très liée à la situation politique.
La Révolution Française
permet de générer un changement de mode de pensée. Cette révolution
politique est aussi une révolution esthétique. Seul compte le goût, le
jugement de chacun. De ce concept va pouvoir naître la notion de génie, le
"JE", la singularité unique de chacun. L'artiste individualiste naît.
Le musicien aura son style, son écriture, sa "patte" et ne sera plus
un serviteur pour le Roi ou les Prêtres. Il n'y aura plus UN sens, mais DES
sens... Chacun pourra avoir un ressenti différent sur une même ouvre. La
musique génèrera une intersubjectivité entre les Êtres. Elle aura la
fonction d' "éveiller" chacun à sa propre Sensibilité. "Dans
les sons, quelque chose éveille en nous une perception distincte. L'imitation
s'applique de plus en plus à l'état de l'âme qu'il faut provoquer chez
l'auditeur plutôt que de reproduire stricto sensu, la musique suscite plus la
sensibilité que l'intellect..."DIDEROT, Le Neveu de Rameau
La faiblesse de la musique (son
arbitraire) va devenir sa force. Ce qui touche dans la musique seront, à présent,
les dissonances.
Chez Diderot, la musique joue
dans la société un rôle ambigu. Elle est à la fois facteur d'harmonie et de
cohésion sociale, mais aussi un ferment de dissolution de l'ordre. Voici ce
qu'il dit de la fonction de la musique au sein de la société grecque :
"Dans Athènes, les jeunes gens donnaient presque tous dix ou douze ans à
la musique ; et un musicien n'ayant pour auditeur et pour juge que des
musiciens, un morceau sublime devait naturellement jeter toute une assemblée
dans la même frénésie dont sont agités ceux qui font exécuter leurs
ouvrages dans nos concerts. Mais il est de la nature de tout enthousiasme de se
communiquer et de s'accroître par le nombre des enthousiastes. Les hommes ont
alors une action réciproque les uns envers les autres, par l'image énergique
et vivante qu'ils s'offrent tous de la passion dont chacun est transporté."
DIDEROT, Lettre à Mlle de
La Chaux
, p.84 On retrouve ici la référence à des passages de
la République
et des Lois de Platon avec la place qu'occupe la musique dans l'éducation des
jeunes citoyens. Chez Platon, la musique est capable du pire et du meilleur.
Elle peut ruiner la moralité des citoyens, mais, si elle est utilisée à bon
escient (Avis personnel : traduire bon escient par : la musique est utilisée à
bon escient quand elle sert l'intérêt des puissants, du pouvoir ; sinon, elle
est subversive et corrompu, sans éthique...) , elle peut exalter les
vertus citoyennes. Le législateur lui porte donc un grand intérêt : il doit
prévenir le mal, empêcher la diffusion d'une musique "lascive",
"décadente", partir en croisade pour prôner la pratique d'une
musique "morale" (et ascétique...). Bien utilisée donc, la musique
est un moyen de contrôler les masses, elle représente le lien entre l'individu
et la société. Elle est le médium par lequel communient et s'expriment tous
les individus constituant le corps social. Cette image des individus communiant
dans l'Écoute à beaucoup séduit Diderot. La musique, plus que tout autre art,
favorise la fusion, la communion.
Mais la musique fait aussi appel
aux sens, à la sensibilité. Or, l'irruption de la sensibilité dans l'Ordre
social est génératrice de désordre. Les personnages romanesques de Diderot
sont souvent socialement "déplacés" (les extases érotiques de la
supérieure du couvent de Saint-Eutrope dans
La Religieuse
). Si chez Platon cet aspect de la musique suscite de la méfiance, il est en
tout autrement chez Diderot qu'il ne l'aborde pas d'une manière péjorative.
Elle est ironique, et porte plus sur le contexte sociale que sur les personnages.
D'où le paradoxe de la musique.
Elle est à la fois l'image de la cohésion sociale ; mais aussi ce par quoi le
désordre arrive. Elle permet aux revendications de la sensibilité individuelle
de s'exprimer contre l'ordre social, conventionnel.
Rameau, le musicien, est un
original, un anarchiste. La soumission à un langage collectif, à des impératifs
techniques et, en même temps, la jouissance dans la débauche d'énergie,
dans l'expression d'une sensibilité individuelle, telle est la signification de
la virtuosité et de l'interprétation instrumentale dans Le Neveu de Rameau.
Les scènes musicales de
La Religieuse
et du Le Neveu de Rameau correspondent à une idée positive de la musique
comme traduction de l'énergie psychique et libidinale. La musique est une
charnière entre une règle par essence collective et l'expression individuelle.
La conception politico-musicale de Diderot est la représentation de l'idéal
libertaire où le corps social est soudé par le foisonnement de sa vitalité
anarchique tout en communiant dans une sensibilité en ébullition permanente.
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