Des lettres, des arts et des sciences : Intervention de Victor Hugo à l'Assemblée Nationale en 1848
" Personne plus que moi, Messieurs, n'est pénétré de la nécessité, de
l'urgente nécessité d'alléger le budget ; seulement à mon avis, le remède
de l'embarras de nos finances n'est pas dans quelques économies chétives et détestables
; ce remède serait, selon moi, plus haut et ailleurs ; il serait dans une
politique intelligente et rassurante, qui donnerait confiance à la France, qui
ferait renaître l'ordre, le travail et le crédit (et qui permettrait de
diminuer, de supprimer même les énormes dépenses spéciales qui résultent
des embarras de la situation.
C'est là, messieurs, la véritable surcharge du budget, surcharge qui, si elle
se prolongeait et s'aggravait encore, et si vous n'y preniez garde, pourrait,
dans un temps donné, faire crouler l'édifice social. J'ai déjà voté et
continuerai de voter la plupart des réductions proposées, à l'exception de
celles qui me paraîtraient tarir les sources même de la vie publique et de
celles qui, à côté d'une amélioration financière douteuse, me présenteraient
une faute politique certaine. C'est dans cette dernière catégorie que je range
les réductions proposées par le comité des finances sur ce que j'appellerai
le budget spécial des lettres, des sciences et des arts.
Je dis, Messieurs, que les réductions proposées sur le budget spécial des
sciences, des lettres et des arts, sont mauvaises doublement. Elles sont
insignifiantes au point de vue financier et nuisibles à tous les autres points
de vue. Insignifiantes au point de vue financier, cela est d'une telle évidence,
que c'est à peine si j'ose mettre sous les yeux de l'assemblée le résultat
d'un calcul de proportion que j'ai fait. Je ne voudrais pas éveiller le rire de
l'assemblée dans une question sérieuse ; cependant, il m'est impossible de ne
pas lui soumettre une comparaison bien triviale, bien vulgaire, mais qui ale mérite
d'éclairer la question et de la rendre pour ainsi dire visible et palpable. Que
penseriez-vous, messieurs, d'un particulier qui aurait 1500 francs de revenus,
qui consacrerait tous les ans à sa culture intellectuelle, pour les sciences,
les lettres et les arts, une somme bien modeste : 5 francs, et qui, dans un jour
de réforme, voudrait économiser sur son intelligence six sous ? Voilà,
messieurs, la mesure exacte de l'économie proposée.
Eh bien ! ce que vous ne conseilleriez pas à un particulier, au dernier des
habitants d'un pays civilisé, on ose le conseiller à la France. Je viens de
vous montrer à quel point l'économie serait petite ; je vais vous montrer
maintenant combien le ravage serait grand. Ce système d'économies ébranle
d'un seul coup tout net cet ensemble d'institutions civilisatrices qui est, pour
ainsi dire, la base du développement de la pensée française. Et quel moment
choisit-on ?
C'est ici, à mon sens, la faute politique grave que je vous signalais en commençant
: quel moment choisit-on pour mettre en question toutes les institutions à
la fois ? le moment où elles sont plus nécessaires que jamais, le moment où,
loin de les restreindre, il faudrait les étendre et les élargir. Eh ! Quel
est, en effet, j'en appelle à vos consciences, j'en appelle à vos sentiments
à tous, quel est le grand péril de la situation actuelle ? L'ignorance.
L'ignorance encore plus que la misère. L'ignorance qui nous déborde, qui nous
assiège, qui nous investit de toutes parts. C'est à la faveur de l'ignorance
que certaines doctrines fatales passent de l'esprit impitoyable des théoriciens
dans le cerveau des multitudes. Et c'est dans un pareil moment, devant un pareil
danger, qu'on songerait à attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces
institutions qui ont pour but spécial de poursuivre, de combattre, de détruire
l'ignorance ! ( sur ce point j'en appelle, et je le répète, aux sentiments de
l'assemblée. Quoi ! D'un côté la barbarie dans la rue, et de l'autre, le
vandalisme dans le gouvernement !
Messieurs, il n'y a pas que la prudence matérielle au monde, il y a autre chose
que ce que j'appellerai la prudence brutale. Les précautions grossières,
les moyens de police ne sont pas, Dieu merci, le dernier mot des sociétés
civilisées. On pourvoit à l'éclairage des villes, on allume tous les
soirs, et on fait très bien, des réverbères dans les carrefours, dans les
places publiques ; quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi
dans le monde moral et qu'il faut allumer des flambeaux dans les esprits ?
Oui, Messieurs, j'y insiste. Un mal moral, un mal moral profond nous travaille
et nous tourmente. Ce mal moral, cela est étrange à dire, n'est autre chose
que l'excès des tendances matérielles. Eh bien, comment combattre le développement
des tendances matérielles ? par le développement des tendances intellectuelles
; il faut ôter au corps et donner à l'âme. Quand je dis : il faut ôter au
corps et donner à l'âme, vous ne vous méprenez pas sur mon sentiment. Vous me
comprenez tous ; je souhaite passionnément, comme chacun de vous, l'amélioration
du sort matériel des classes souffrantes ; c'est là selon moi, le grand,
l'excellent progrès auquel nous devons tous tendre de tous nos voeux comme
homme et de tous nos efforts comme législateurs.
Eh bien la grande erreur de notre temps, ça a été de pencher, je dis plus, de
courber l'esprit des hommes vers la recherche du bien être intellectuel. Il
importe, messieurs, de remédier au mal ; il faut redresser pour ainsi dire
l'esprit de l'homme ; il faut, et c'est la grande mission, la mission spéciale
du ministère de l'instruction publique, il faut relever l'esprit de l'homme, le
tourner vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, le désintéressé
et le grand. C'est là, et seulement là, que vous trouverez la paix de l'homme
avec lui-même et par conséquent la paix de l'homme avec la société. Pour
arriver à ce but, messieurs, que faudrait-il faire ? il faudrait multiplier les
écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les
librairies. Il faudrait multiplier les maisons d'études pour les enfants, les
maisons de lecture pour les hommes, tous les établissements, tous les asiles où
l'on médite, ou l'on s'instruit, ou l'on se recueille, ou l'on apprend quelque
chose, ou l'on devient meilleur ; en un mot, il faudrait faire pénétrer de
toutes parts la lumière dans l'esprit du peuple ; car c'est par les ténèbres
qu'on le perd. Ce résultat, vous l'aurez quand vous voudrez.
Quand vous le voudrez, vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel
; ce mouvement vous l'avez déjà ; il ne s'agit pas de l'utiliser et de le
diriger ; il ne s'agit que de bien cultiver le sol. L'époque où vous êtes est
une époque riche et féconde ; ce ne sont pas les intelligences qui manquent,
ce ne sont pas les talents, ce ne sont pas les grandes aptitudes ; ce qui
manque, c'est l'impulsion sympathique, c'est l'encouragement enthousiaste d'un
grand gouvernement. Je voterai contre toutes les réductions que je viens de
vous signaler et qui amoindriraient l'éclat utile des lettres, des arts et des
sciences.
Je ne dirai plus qu'un mot aux honorables auteurs du rapport : vous êtes tombés
dans une méprise regrettable ; vous avez cru faire une économie d'argent,
c'est une économie de gloire que vous faites. Je la repousse pour la dignité
de la France, et je la repousse pour l'honneur de la République. "