P’tite chienne

 

Elle naquit derrière deux boîtes en plastique vertes, pescalescentes, dans un trou de muraille moussue, au fond d’une impasse de la grande pagaille banlieusarde. Sans bruit, sans attroupement, sans sirène, sans émeute, dans un anonymat complet. Elle eut neuf frères et sœurs. Les bataillettes furent héroïques afin d’agripper un mamelon du ventre distendu de la mère. Le lait était rationné chez les chiennes en ces temps de jeûne et d’abstinence. Elle perdit une grande partie de sa fratrie, pendant l’hiver rigoureux, un hiver à ne pas exclure un Kurde en situation illégitime….  

Elle ne connut jamais son père mais sa mère, corniaude, vilaine , pelée, lui apprit qu’elle s’était laissée chevaucher par un fier malamute, cousin de husky, importé d’Alaska, par voie diplomatique. Maman chienne raconta à P’tite chienne comment son fier hidalgo l’avait soudoyée d’un gros os à moelle, probablement piqué dans la cuisine cossue de ses "maîtres", bourges de longue lignée. Maman racontait comment elle voyait, dans  les yeux profonds de son toutou, la constellation du "chien" et retrouvait l’image des disparus côtoyant Aldébaran . Mais, ça, P’tite chienne n’y croyait guère. De toutes façons, elle eût préféré naître dans les casseroles de la grande et petite ourse.C’était une histoire à dormir debout. Toute sa chienne de vie, elle s’efforcerait de ne croire à rien ; à rien de rien. Non, mais à rien du tout.

Meilleures et plus crédibles, cependant, étaient les racontes, le jour, sur les trottoirs avec les corniauds affreux et les rikikis empeluchés et enrubannés de rose. Les chiens auraient une origine commune : le loup, "lupus vulgaris" que les "Sapiens Sapiens"  auraient domestiqué,  il y a 10 000 ans. Si dans les déserts sumériens les chiens attaquaient les soldats ennemis, les fringants lévriers étaient déifiés, en Egypte, et Seth, le dieu-chien, était le représentant en chef de l’Egypte d’en-haut de la Haute-Egypte.

Malgré ces belles histoires, cela n’impressionnait guère P’tite chienne, car il fallait bouffer. Et trouver la bouffe n’était pas une mince affaire chez les chiens, car bouffaient aussi des groenendaels puissants, des bergers allemands qui aboyaient comme des abrutis, des énormes chiens de Pyrénées, un peu basques sur les bords, des rhodésiens ridgebacks rusés comme des zoulous, des setters irlandais fréquentant les seuils des troquets, des mongols un peu simplets, des afghans enturbannés et des épagneuls bretons revendiquant leur indépendance et même un saint-bernard devenu alcoolique à force de transporter son bidon de gnole.

Pour manger, il ne fallait pas que P’tite chienne fasse la difficile. Vieilles carnes de poulailles plumées, arêtes de maquereaux, vieux quignons de hamburgers macdonaldiens. Un soir, P’tite chienne fit bombance avec un immense steack de boeuf de chez buffalo-grill. En apprenant la prétendue provenance de la carne, elle vomit tripes et boyaux devant l’ambassade d’Angleterre. Mais le plus souvent, la corniaude pataudait le long des rues, le ventre vide et la tête brouillée.

Elle rencontrait d’autres excluses et exclus de la société canique, discutait un moment du grand soir et prolongeait son regard vers les beaux quartiers du XVIe. Elle savait que là, des chiens capitalistes, prônant un libéralisme de mauvais aloi, cachaient leurs nonosses sous des pelouses entretenues par des larbins clownesques. Il lui arriva de rentrer dans des orgas inorganisées. Une fois, elle se chargea de traîner le drapeau noir de la gente à quatre pattes. Elle parcourut des kilomètres de caniveaux, un lambeau de plastique noir, serré dans la gueule, jusqu’à ce qu’un molosse aux mains d’un CRS lui enlève un morceau de peau et lui laisse une héroïque cicatrice.

Mais, bien vite, P’tit chienne se lassa des orgas. Toujours, elle y rencontrait la lutte des chefs et la volonté de devenir Calife à la place d’un autre calife. Elle ne rencontrait guère l’unité des idées, que d’aucuns réclamaient uniquement de la gueule. Des chiens prônaient la violence et les bagarres furieuses, les autres imposaient par la violence extrême, un pacifisme outrancier. Il y eut des émeutes dans les meutes. On aboyait, on grognait, on gémissait, on geignait. Enfin, elle trouva de bons amis parmi des bergers belges qui oeuvraient vraiment pour une fraternité et une solidarité de tous les instants. Tous rejetaient toute notion de religion canine et d’obéissance idiote à un maître, une loi, un système, un gouvernement.

Par une belle soirée de printemps, elle décida un grand coup. Elle entra subrepticement dans l’arrière-boutique d’un boucher kasher en se faufilant à l’insu du rottweiler sournois qui surveillait les lieux. Elle monta sur le billot de cèdre du Liban qui trônait dans la pièce, y chia tout son saoul  une crotte longue, odorante tire-bouchonnante et se sauva, emportant un immense gigot d’agneau pascal.

Elle marcha toute la nuit. De temps en temps, elle s’arrêtait, donnait trois ou quatre coups de langue rapeuse sur la viande fraîche et repartait. P’tite chienne avait entendu parler d’un gîte possible à sainte catherine, quelque part dans un trou perdu, au fin fond d’une francie encore un peu sauvage, où un hirsute anachorète se postulait "anarchiste"…. comme elle. Je la vis arriver, au petit matin, balançant la queue et grignotant des dents. Elle s’approcha de moi, me huma, me flaira longuement, réfléchit pendant de longues minutes, finalement me trouva à peu près à son goût et à sa hauteur, m’accepta et s’endormit d’un sommeil juste dans mon meilleur fauteuil.

Depuis ce jour P’tite chienne et moi, avons vaqué en bonne entente à toutes nos occupations respectives. Elle dormait, courait après la camionnette du charcutier, dans l’espoir de rabioter un os, dormait, attendait son  sucre pour faire "café" comme moi, dormait, chassait les froussardes poules échappées. Un travail bien fait, un vrai travail de P’tite chienne. Des enfants l’avaient appelée Coca. Allez donc savoir pourquoi. ?

Un matin d’hiver, elle a pensé que cela faisait trop longtemps et qu’il était temps d’en finir. Couchée sur sa mousse, elle décida fermement et irrévocablement de ne pas se lever et en plongeant ses beaux yeux de teckel issu de la constellation d’Aldébaran dans les miens, P’tite chienne, l’"anar" partit.

 

* MAÏ


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