Élisée Reclus
une conscience libertaire
Philippe Pelletier
Géographe, anarchiste et franc-maçon,
Élisée Reclus naît, le 15 mars 1830, à Sainte-Foy-la-Grande (Gironde).
Issu d'une famille protestante, il
étudie à Montauban puis, la géographie à Berlin. Le coup d'État de décembre
1851 l
'oblige une première fois à l'exil en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en
Amérique du Sud. Revenu en France, il prend une part active à
la Commune
de Paris en 1871. Arrêté les armes à la main, il est condamné à la déportation
en Nouvelle- Calédonie. Mais, grâce au soutien de la communauté scientifique
(notamment de Darwin), sa peine est commuée en dix ans de bannissement. Il
rejoint alors son frère Élie en Suisse et participe activement à
la Fédération Jurassienne
, avec Bakounine et James Guillaume. En 1877, il rencontre Pierre Kropotkine,
qui devient son ami. Après
la Suisse
, c'est à Bruxelles qu'Élisée s'installe. Très actif, il contribue à la
fondation de la première université laïque de Belgique.
Auteur prolifique, Élisée Reclus
participe à de nombreux journaux : Le Révolté, L'Insurgé, Le
Cri du Peuple, etc. Mais il est surtout l'auteur de l'extraordinaire Géographie
Universelle (19 volumes), et de L'Homme et
la Terre
(6 volumes), ouvrages de géopolitique dans lesquels il analyse le rapport
de l'homme et de son environnement.
Élisée Reclus meurt le 4 juillet
1905.
Élisée Reclus, géographe
et anarchiste
Depuis une dizaine d'années, le
nom, la vie et l'œuvre d'Élisée Reclus (1830 - 1905) sont progressivement découverts
par les géographes de tous les pays (en France : Béatrice Giblinet, Yves
Lacoste ; en Grande-Bretagne : Gary
S. Dunbar, Kenneth R. Olwig, David R. Stoddart ; aux États-unis : Richard Peet
; en U.R.S.S. : V.A. Anuchin ; etc.). En
France, les géographes n'ont-ils pas adopté le nom de Reclus pour leur projet
de rédaction d'une quatrième Géographie universelle, en hommage à celui. qui
avait rédigé la deuxième, "pionnier longtemps méconnu ( .. ), mais
aussi homme courageux et indépendant " (R. Brunet).
Un symbole...
Ce renouveau participe du nouvel
essor des idées libertaires. Kropotkine, qui se retrouve bien sur associé à
Reclus, son compagnon d'anarchie et de géographie, fait également l'objet de récents
travaux, en particulier aux États-unis (Bob Galois, Myrna M. Breitbart, etc.).
A une époque d'intense bouleversement social et culturel, une partie du monde
des idées cherche à dépasser le caractère desséchant et simplificateur de
théories qui se veulent progressistes comme le marxisme, mais qui ont perdu
leur aura par leurs applications tragiques, et totalitaires, et constate non
sans surprise que sur des questions fondamentales comme les rapports de l'homme
avec son environnement et la société des hommes ont apporté des propositions
profondes dans une perspective constamment radicale : anarchiste. Mais cela ne
va pas sans de graves confusions : on apprend par exemple que Kropotkine aurait
été tenant de l'État minimum* ce qui est le comble pour un anarchiste ! Il
est toujours tentant d'utiliser des idées exprimées dans le passé pour
conforter celles qui sont aujourd'hui à la recherche de support et de les
raccrocher à des lunes qui n'en sont pas pour autant toutes nouvelles. Il faut
au contraire les analyser sans complaisance et sans fard. On peut ainsi
confronter celles de Reclus aux derniers apports de la connaissance.
Reclus et le déterminisme
Reclus recueille aisément
l'unanimité sur l'ampleur de son oeuvre : quantité considérable d'écrits,
d'informations apportées pour l'époque, de travail accompli dans des
conditions matérielles souvent délicates. Sur sa qualité, et outre son style
littéraire également reconnu, un noyau dur se dégage qui est loin d'avoir
pris des rides. Reclus a d'abord apporté un certain nombre d'outils à la géographie.
D'après Anuchin, c'est lui qui a créé le terme d'"environnement géographique"
et, d'après Dunbar, celui de "géographie sociale". Mais Reclus n'a
pas, cherché ainsi à réaliser un découpage de sa discipline. Il s'agissait
d'introduire clairement dans le domaine de la "géographicité", comme
le souligne fort justement Y. Lacoste, l'ensemble des questions (économiques,
politiques, écologiques, etc.) qui en étaient jusque-là plus ou moins écartées,
et ce dans une perspective d'inter relations soulignant la problématique
nature/société. Ce qui nous parait évident aujourd'hui (comme l'influence des
poli tiques étatiques sur l'aménagement du territoire par exemple) était loin
de l'être encore à cette époque ; et Reclus d'évoquer sans détour les
colonisations, les impérialismes, les guerres. D'une déontologie scientifique
exemplaire, il rejette tous les préjugés ; Kropotkine rappelle "son
Profond respect pour les nationalités, souches ou tribus, civilisées ou non.
Non seulement son oeuvre est libre de toute vanité nationale absurde ou de préjugé
national ou racial, mais il a réussi en outre à montrer ( ... ) ce que tous
les hommes ont en commun, ce qui les unit et non pas ce qui les divise". La
problématique nature/société reste, elle, toujours autant discutée. En quoi
l'homme est-il influencé ou modifié par son environnement physique ? Quelle
est la part des comportements acquis (par l'éducation, l'entourage, etc.) et
des comportements innés ? Sur ces questions, les débats ne sont pas prêts de
s'arrêter et, comme l'a souligné le sociologue Georges Gurvitch dans toute son
oeuvre, ils posent bien en dernière instance le problème de la liberté. En géographie,
et pour résumer, ils gravitent autour du "déterminisme". Celui-ci a
pu aboutir à des conclusions aussi partielles que fausses sur le lien entre la
répartition de la population et la fréquence des points d'eau ou entre l'état
des civilisations et la nature de leur climat (les Noirs sont paresseux au
travail parce qu'il fait trop chaud dans leurs pays, c'est bien connu). Sur le déterminisme,
Reclus a une position très ferme : il s'opposé d'abord à ceux qui privilégient
un seul facteur dans l'explication d'un fait : "c'est par un effort
d'abstraction pure que l'on s'ingénie à présenter ce trait particulier comme
s'il existait distinctement et que l'on cherche à l'isoler de tous les autres
pour en étudier l'influence ( .. ). Le milieu est toujours infiniment
complexe" (L'Homme et
la Terre
, TA, p. 108). Pour Reclus, l'homme est une partie de ce milieu et de sa
dimension physique
la Nature
("l'homme est la nature prenant conscience d'elle-même") ; comme
Kropotkine, il le souligne constamment dans ses écrits, et en cela bien dans la
lignée du naturalisme ambiant de l'époque. Oui, l'homme est suffisamment
puissant pour dominer la nature. Mais il ne peut en oublier les lois, sinon à
ses dépens. Dans sa conclusion de L'Homme et
la Terre
, Reclus persifle ainsi l'idéologie du surhomme, ces "aristocrates de la
pensée" ou de la richesse. Ce n'est pas une surprise : les anarchistes, écologistes
avant l'heure, reconnaissent les lois naturelles comme les seules contre
lesquelles l'homme ne peut rien, sauf la mort, et les placent en-deçà des lois
que les hommes peuvent se donner librement eux-mêmes (Bakounine, l'éternel révolté,
que Reclus rencontre au sein de la 1ère Internationale, déclare : aucune rébellion
contre
la Nature
n'est possible). Cela signifie-t-il pour autant que l'homme, individu et société,
reste soumis aux éléments physiques ? Non car, pour Reclus, la variation de
ces éléments dans l'espace et dans le temps (terminologie de "
milieu-espace " et de " milieu-temps ") et la modification
constante de nos perceptions (Reclus évoque la " valeur relative de toute
chose ") empêchent toute hiérarchie méthodique des causalités. Et il le
terme de " dynamique " pour définir le mode d'inter-relations, notion
qui sera reprise par ses successeurs comme son neveu Paul ou l'anarchiste
japonais lshikawa Sanshiro et qui rappelle celle de "cinétique"
employée par Kropotkine. Partout, l'homme peut s'adapter aux conditions
naturelles, donc les modifier, s'il en a les moyens. Reclus le montre à l'aide
de multiples exemples et de cartes, sans se contenter de diatribes contre l'État
ou la bourgeoisie et sans s'abriter derrière des concepts ad-hoc comme le font
les marxistes avec le " mode de production " ou le " matérialisme
historique ". Il cherche à établir toutes les connexions et à démonter
les processus pour cerner la complexité du réel. Ce qui sous-tend la position
de Reclus est, il ne faut pas l'ignorer, cette option lucide, inébranlable,
farouche et tripale : la liberté, ce sentiment que tout est, tout reste, tout
doit être possible. Avec raison, G.S. Dunbar rappelle que Reclus déclarait :
" je suis géographe, mais avant tout je suis anarchiste " et commente
: " De même que sa géographie était nécessaire à son anarchisme, de même
son anarchisme enrichit sa géographie. On ne peut pas comprendre Reclus si l'on
regarde l'un sans l'autre ". L'orientation libertaire de Reclus, loin de prêter
aux manipulations idéologico-scientifiques, est bien la garante d'une indépendance,
d'un jugement critique et d'une honnêteté indispensable à toute recherche
sincère. Et elle va beaucoup plus loin que le " possibilisme "
classique développé par certains géographes contre le courant déterministe
car elle n'ignore pas l'existence de lois géographiques.
Les " trois lois
" de Reclus
La lutte des classes, la recherche
de l'équilibre et la décision souveraine de l'individu, tels sont les trois
ordres de faits que nous révèle l'étude de la géographie sociale et qui,
dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour qu'on puisse leur
donner le nom de lois , écrit Reclus dans sa préface de L'Homme et
la Terre. Ces
lois sont bien comprises comme des principes généraux qui ne se confondent
pas avec de simples mécanismes impitoyables ; par sa prudence stylistique,
Reclus s'attache à le souligner. Ces trois lois constituent un immense apport
de la part de Reclus et la géographie est loin d'en avoir exploré toutes les
incidences. Prises une par une, elles traduisent les avancées d'alors dans les
sciences sociales de l'époque et les propres préoccupations de Reclus. A cet
égard, il convient de rectifier l'interprétation de Y. Lacoste qui attribue
une dimension " marxienne " à Reclus pour sa référence à la "
lutte des classes ". Il ne faut pas oublier que ce fut Proudhon qui inventa
et théorisa le concept de " lutte des classes " et si celui-i fut
repris et approfondi par les marxistes au demeurant sous des aspects parfois
bien confus (que l'on songe aux différences qui séparent Lénine de Bernstein
ou Jaurès de Guesde à ce sujet) , sur ses implications révolutionnaires,
Proudhon et Reclus pour ne citer qu'eux parmi les anarchistes s'opposèrent bel
et bien à Marx et aux marxistes. Ou alors, à ce compte là, tout est
"marxien" ! La " recherche de l'équilibre " consacre les découvertes
en biologie (Darwin) et en sociologie (Le Play avant Durkheim), soutenues par le
mutualisme de Kropotkine. La "décision souveraine de l'individu" a
une tonalité indéniablement et magnifiquement anarchiste, mais elle n'en est
pas moins scientifique. Elle est évidente en histoire (le destin et les
individualités qui pèsent sur celle-ci) malgré les protestations marxistes
(cf. Plekhanov taxant Reclus d'individualiste idéaliste) et malgré la réalité
marxiste elle-même (le pouvoir de Marx dans
la Ière Internationale
, le pouvoir de Lénine, de Staline, de Mao, de Pol Pot, etc.) ; mais il a fallu
attendre les récentes découvertes contemporaines pour en confirmer la validité
cohérente d'élan vital par une mise en évidence de l'importance de l'aléatoire,
du spontané et du temporel dans la nature : théorie des bifurcations et des
catastrophes (René Thom) et théorie des structures dissipatives du physicien
Il y a Prigogine qui insiste sur la formation d'ordre à partir du désordre ou
de la rupture d'ordre, par exemple (ce qui ne manque pas d'évoquer à nouveau
les intuitions de Bakounine : la joie de la destruction est en même temps une
joie constructrice ou encore : plus la visualisation du futur est conforme au nécessaire
développement du monde social actuel, plus les effets de l'action destructrice
sont salutaires et utiles "). Ces trois lois et sa "pulsion
libertaire" placent Reclus contre tous les déterminismes systématiques et
généralisés qui attribueraient au bout du compte toute cause et l'origine de
toute chose ou être à un principe supérieur unique, conception typiquement
religieuse, métaphysique, et autoritaire (que ce soit Dieu ou le Capital)...
encore in-démontrée. Elles révèlent cette tension de toujours entre l'homme
et la nature, c'est-à-dire la liberté, la seule option qui distingue complètement
l'homme de l'animal (et qui culmine dans ce choix rendant impuissantes toutes
les autorités : le suicide). Cette tension n'est en aucun cas résolue par une
synthèse artificielle. Elle ne peut et ne doit pas se fondre dans un principe
unique nouveau. C'est tout ce qui sépare les dialecticiens hégéliens,
marxistes ou non, avec leur thèse/antithèse/synthèse, des libertaires.
Proudhon, en développant sa dialectique sérielle, a parfaitement souligné
l'importance des contradictions dans le mouvement historique (réaction/révolution,
autorité/liberté) et de l'"équilibre dynamique entre des forces éternellement
opposées ". La dynamique reclusienne de " Progrès et de régrès
" se situe dans cette perspective. Personnellement, je pense que la
croyance de Reclus dans le progrès n'est pas exempte d'optimisme téléologique,
et c'est là la principale critique de fond que je ferais à Reclus comme à
Kropotkine (et en , dehors des aspects nécessairement vieillis de leurs
travaux). Cette croyance, Parfaitement conforme au climat scientiste de l'époque,
s'est traduite par un évolutionnisme un peu trop strict (que la menace atomique
relativise complètement) et confiant, surtout chez Kropotkine, moins chez
Reclus comme on peut le constater dans sa conclusion de L'Homme et
la Terre
: " Là est le côté très douloureux de notre demi-civilisation si vantée,
demi-civilisation puisqu'elle ne profite point à tous ". Il faut préciser
que l'optimisme qui caractérise les deux géographes anarchistes n'a rien à
voir avec la générosité " naïve " de Rousseau, contrairement à ce
qu'affirme malheureusement B. Giblin à propos de Reclus (et à la suite de bien
des universitaires qui s'expriment sur l'anarchisme, cf. Andew Hacker dans
EncYcloPedia of the Social Sciences par exemple.) : pour les anarchistes,
l'homme ne naît ni bon ni mauvais ; il naît avec des potentialités que
l'environnement (social et physique) développe dans tel ou tel sens. Il
s'agissait plutôt d'une confiance dans l'homme et en particulier dans son
action révolutionnaire, à l'aube des révolutions russes et chinoises,
confiance que même le pessimiste B. Russel partagea un temps (The road of
freedom).
La redécouverte de Reclus ne doit
pas être une mode, laquelle est par essence passagère. Elle ne peut être
qu'inséparable d'un mouvement profond, non seulement intellectuel mais
politique, culturel, économique et social. Reclus le souligne lui-même à
propos de l'urbanisme, qui est devenu aujourd'hui l'un des piliers de la réflexion
géographique et de l'action socio-politique : " Les édiles d'une cité
fussent-ils sans exception des hommes d'un goût parfait, chaque restauration ou
reconstruction d'édifice se fît-elle d'une manière irréprochable, toutes nos
villes n'en offriraient pas moins le pénible et fatal contraste du luxe et de
la misère, conséquence nécessaire de l'inégalité, de l'hostilité qui séparent
en deux le corps social ". C'est le ba-ba de l'anarchisme, anti-électoraliste
! Et, on l'a vu, la référence commune et constante à un certain nombre de
notions (dynamique, antagonismes, individualités, etc.) font de l'anarchisme un
corpus théorique soudé (mais non fermé), appuyé scientifiquement ; mais il
n'est pas que cela. La vie de Reclus, où sa pensée fut inséparable d'une
action militante, le prouve. Et si certains géographes affectent d'attribuer
l'oubli de Reclus par l'école géographique française à l'éloignement que
par son exil, ne faut-il pas rappeler que cet exil a eu justement pour cause des
options politiques : Reclus communard exclu et propagandiste anarchiste ?
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