Extorsion de regrets[1]
Fresnes, 2e division Nord, 1er étage. Voilà déjà cinq mois que l'administration me bloque dans les maisons d'arrêt de la région parisienne. Et aucune nouvelle d'un éventuel transfert vers un centre pour peine. Au moins ce séjour m'aura permis de constater une fois encore combien, à l'époque du néo-conservatisme triomphant, la détention des prisonniers politiques repose sur deux piliers fondamentaux : la sécurité militarisée et l'incessante exigence de repentir. Pour la première, ils ont leurs escadrons de cagoulés et les fusils des miradors. Pour la seconde, la règle a développé ses ordres séculiers : assistantes sociales, juges d'application des peines (JAP), directeurs, journalistes judiciaires et bons pensants. À peine me croisent-ils que la question leur brûle les lèvres : "Regrettez-vous ?. Monsieur Rouillan, si vous exprimez des regrets, votre demande de conditionnelle sera examinée d'un tout autre œil". À chaque instant, malgré les ans, l'interrogation revient sur le tapis. Leur morale instaure le chantage permanent (à sa suite pointent les représailles du prochain transfert, celles des conditions de détention et la libération repoussée) et proscrit tout questionnement sur le questionnement lui- même. Jusqu'à présent, je gardais une position de principe, la même réponse qu'aux juges et autres condés. Invariablement : « Je refuse de répondre à la question.»
Car qu'est-ce
que c'est que cette notion tyrannique, si ce n'est une contrition judéo-chrétienne?
Bien évidemment, le "regrettez-vous ?" ne s'adresse pas aux auteurs
des actes les plus graves, mais bien à ceux qui ont lutté contre le système.
Imaginez-vous Mitterrand exiger des regrets des généraux putschistes algérois
avant de les amnistier ? Avez-vous entendu parler d'un juge ou d'un journaliste
ayant osé poser la question à Papon et à Aussaresse, sinon aux tueurs de
l'OAS ? Ou aux cadres de Luchaires et de Giat ayant approvisionné en matériels
de guerre et fusées de feu d'artifice les massacres de la guerre Irak/Iran ?
Jamais ! Et aux dirigeants de Protec ayant livré clés en main une usine de gaz
chimique à Saddam Hussein ? Pas plus ! Non, aujourd'hui, il faut se repentir de
s'être opposé et demander grâce pour s'être rebellé. L'apothéose réactionnaire
est telle qu'après deux décennies de prison - et quelle prison : isolement
total, restrictions en tout genre, violences. - ils aimeraient en sus une
mortification publique, tenue en laisse, la tête couverte de cendres. Socialo
ou carrément de droite, ce n'est pas un problème de camp politique. En effet,
la semaine où ils m'ont posé la question pour la énième fois, à Madrid est
apparue une polémique à peine née que déjà étouffée. Le gouvernement de
Zapatero a invité des vétérans de
Il est clair que la page se tourne, mais toujours au profit des mêmes. Car pour être reconnus, les combattants anti-franquistes doivent montrer patte blanche. La mode de l'époque est à la réouverture de procès tendant à démontrer leur innocence[3]. Quelle mascarade pitoyable ! Et dire que des communistes et des anarchistes collaborent à ces caricatures judiciaires, laissant aux juges, souvent des anciens fascistes ou formatés au néo-franquisme, le soin de trancher la question. Ces camarades trahissent l'engagement de ceux qu'ils prétendent défendre.
Qui sont les vrais coupables ? Ceux qui ont combattu le fascisme à la vie à la mort ou ceux qui les ont froidement assassinés, les juges militaires, les policiers, les bourreaux, les responsables du parti unique ? Mais peut-être ces histoires sont-elles trop anciennes pour les jeunes d'aujourd'hui ? Qu'importe, car les exemples ne manquent pas. Les mêmes socialistes espagnols montrent qu'ils ne regrettent rien de leur implication dans la création des escadrons de la mort des GAL ayant sur le seul territoire de l'État français causé la mort de vingt-trois militants et habitants du pays basque. Justement, cette affaire date de l'époque des faits qu'on nous reproche. Au mois d'octobre dernier, après seulement six ans, le gouvernement a libéré le général Galindo, pourtant condamné à soixante-quinze ans de réclusion. Pensez-vous qu'on ait demandé à ce Garde Civil s'il regrettait d'avoir enlevé deux réfugiés à Bayonne, de les avoir conduits dans une caserne désaffectée, de les avoir sauvagement torturés des jours et des nuits jusqu'à ce que mort s'ensuive, et de les avoir enterrés en catimini sous la chaux vive à mille kilomètres de là ? Comme les faits de rapt suivi d'assassinat se sont déroulés en France, que des complices impliqués dans les dossiers sont toujours en poste dans la police française, à quoi bon s'interroger si quelqu'un lui a demandé "regrettez-vous ?" Bien sûr que non ! La question ne viendrait pas à l'esprit d'un juge ou d'un journaliste ou de quiconque d'honnête, bon catholique et respectueux des lois. Parce que, comme il se doit, la mise en avant des credo apostoliques remet à l'usage quotidien les pires tartuferies.
Et chaque fois que les représentants de l'ordre moral, religieux, judiciaire, militaire et policier exigent de moi cette repentance, je comprends que le pourquoi ayant motivé ma lutte depuis le combat contre Franco demeure d'actualité. Pourtant, ne croyez point que je ne regrette rien. Après dix-huit ans de prison, je regrette par exemple les parfums d'une forêt de pins après la pluie d'orage, les rues désertes à certaines heures crues de la nuit, les rires des camarades, ceux qui n'en reviendront plus et qui ne quittent jamais nos souvenirs, les cavalcades insurgées sous les grenades lacrymogènes et les balles sifflantes comme des guêpes. Enfin, pour vous dire que je regrette mille choses.Et décidément, « on peut regretter les meilleurs temps mais non fuir aux présents ». Ce n'est pas de moi mais de Montaigne.
Jean-Marc
Rouillan
[1] (MS / 24.11.04 à 18:09 / Sujet Jean-Marc Rouillan) Publié dans CQFD N° 17, 15 novembre 2004 En dix-huit ans de prison, c'est toujours la même question qui revient sur les lèvres de l'ordre carcéral : "Regrettez-vous ?" Sans repentir, pas de libération conditionnelle. Sans soumission à leur chantage, pas d'espoir que les portes s'entrouvrent. Mais cette extorsion ne vise qu'une catégorie de taulards bien spécifique.
[2]
Durant les vingt ans où ils ont dirigé la mairie de Madrid, les
socialistes du PSOE n'ont pas débaptisé la rue de
[3] Par exemple, le procès de Puig Antich, dernier garrotté de l'époque franquiste en mars 74, sera rouvert prochainement, comme celui de Delgado y Granado, militants anarchistes assassinés dix ans plus tôt.