Fatalisme[1]
La connotation négative du fatalisme
La notion de fatalisme revêt généralement une connotation négative, que ce soit dans la langue commune ou dans la culture philosophique.
Fatalisme, religion et opinion commune
Le terme de
fatalisme est formé sur la racine "fatum", qui désigne en latin le
"destin". Est donc "fataliste" celui qui croit à une nécessité
fatale, c’est-à-dire exclusive de toute liberté et s’imposant irrémédiablement
à l’homme. Au sens commun, le fatalisme désigne par conséquent la croyance
en la détermination des événements par des causes indépendantes de la volonté
humaine, qu’il s’agisse de Dieu, de la nécessité naturelle ou des lois
gouvernant l’histoire. On parle souvent du fatalisme musulman, en ce sens que
l’Islam affirme la détermination inconditionnelle du devenir par la volonté
de Dieu tout-puissant. Dans
Depuis le XIXe siècle, la notion de fatalisme revêt également une connotation péjorative dans la culture philosophique, qui l’oppose à la notion de déterminisme comme une croyance superstitieuse à une idée scientifique. Le déterminisme désigne la détermination conditionnelle des événements en vertu du principe de causalité, qui fait que le conséquent se produira nécessairement dès lors que son antécédent est effectif : si A (la cause) se réalise, alors B (l'effet) se réalisera. Le déterminisme laisse subsister tant la raison (le devenir est gouverné par un principe intelligible) que l’action (le conséquent n’est nécessaire que si l’antécédent l’est également : en empêchant la réalisation de celui-ci, je puis empêcher la réalisation de celui-là). Le fatalisme désignerait quant à lui la détermination inconditionnelle du devenir, qui fait que l’événement B se produira nécessairement, quel que soit son antécédent, thèse qui exclut tant la raison (le devenir devient incompréhensible) que l’action (à quoi bon s’efforcer d’éviter l’inévitable ?). Sartre écrivait ainsi : "on a même pu affirmer que le déterminisme, si on se gardait de le confondre avec le fatalisme, était plus humain que la théorie du libre arbitre : si, en effet, il met en relief le conditionnement rigoureux de nos actes, au moins donne-t-il la raison de chacun d’eux et, s’il se limite rigoureusement au psychique, s’il renonce à chercher un conditionnement dans l’ensemble de l’univers, il montre que la liaison de nos actes est en nous-mêmes : nous agissons comme nous sommes et nos actes contribuent à nous faire" (L’Être et le néant, pp. 507-508 - à noter, cependant, que Sartre n’est pas déterministe).
Si cette notion est aujourd’hui négativement connotée, il n’en a pas toujours été ainsi. De grands systèmes philosophiques se sont revendiqués d’un fatalisme fondé en raison et n’excluant pas l’action humaine : on pense au premier chef à l'école stoïcienne de l'Antiquité (fatalisme ancien) et au matérialisme des philosophes français des Lumières (fatalisme moderne).
Le fatalisme ancien : l’école stoïcienne
Le fatum stoicum, expression de la raison divine
Le fatalisme est, par excellence, la doctrine stoïcienne. "Toutes choses ont lieu selon le destin ; ainsi parlent Chrysippe au traité Du destin, Posidonius au deuxième livre Du destin, Zénon et Boéthus au premier livre Du destin" (Diogène Laërce, Vies, Doctrines et sentences des philosophes illustres, VII, 149). Le fatum stoicum n’est pas une puissance irrationnelle, mais l’expression de l’ordre imprimé par la raison divine - le logos - à l’univers : "Le destin est la cause séquentielle des êtres ou bien la raison qui préside à l'administration du monde" (ibidem). C’est donc moins un principe qui relève de la religion que de la science et de la philosophie, étant donné que le dieu stoïcien n'est autre que la raison. Le destin est la chaîne causale des événements : bien loin d'exclure le principe de causalité, il le suppose dans son essence même. Cicéron l’écrit bien dans son traité De la divination : "J'appelle destin (fatum) ce que les Grecs appellent heimarménè, c'est-à-dire l'ordre et la série des causes, quand une cause liée à une autre produit d'elle-même un effet. (....) On comprend dès lors que le destin n'est pas ce qu'entend la superstition, mais ce que dit la science, à savoir la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs doivent arriver".
L’argument paresseux et l’argument moral antifataliste
L’existence du destin en tant qu’ordre causal, rationnel et nécessaire du devenir n’était pas contestée par les philosophes grecs, exception faite des Épicuriens. L’originalité du fatalisme stoïcien ne réside donc pas dans l’affirmation du fatum, mais dans celle de son universalité : "toutes choses arrivent selon le destin". Les écoles opposées au stoïcisme cherchèrent à réfuter le fatum stoicum en l’opposant à la thèse fondamentale de la morale antique, affirmée par toutes les écoles philosophiques, y compris le Portique : "certaines choses dépendent de nous". Comment "toutes choses pourraient-elles dépendre du destin" dès lors que certaines d’entre elles sont en notre pouvoir ? L’universalité du fatum n’implique-t-elle pas l’impossibilité pour l’homme d’agir ? Ne conduit-elle pas dès lors à la paresse et à l’immoralité ? A la paresse : tel est le sens du fameux argument paresseux (argos logos en grec ou ignaua ratio en latin), que Cicéron résume vigoureusement: "Si ton destin est de guérir de cette maladie, tu guériras que tu aies appelé ou non le médecin ; de même, si ton destin est de n'en pas guérir, tu ne guériras pas que tu aies appelé ou non le médecin ; or ton destin est l'un ou l'autre ; il ne convient donc pas d'appeler le médecin" (Cicéron, Traité du destin, XIII). Mais le fatalisme stoïcien inclinerait également à l’immoralité en niant la responsabilité humaine. Si le destin est cause de mes actes, comment pourrais-je en être tenu pour responsable ? "Si tout arrive par le destin, (...) ni les éloges ni les blâmes ni les honneurs ni les supplices ne sont justes" (ibid, XVII). Dans le système du stoïcisme, l’assassin ne pourrait-il s’exclamer, à l’instar de certains des héros d’Homère ou de la tragédie grecque : "Le coupable, ce n’est pas moi, mais Zeus et le destin, qui m’ont déterminé à agir ainsi" ?. Tel est le sens de ce que Dom David Amand nommait, en 1945, "l’argumentation morale antifataliste", objection constamment objectée aux stoïciens.
Réponses de Chrysippe à ces arguments antifatalistes
Le plus important théoricien de l’école stoïcienne, Chrysippe, s’efforça de répondre à ces arguments pour établir la validité de son fatalisme. Ces arguments sont résumés dans le Traité du destin de Cicéron. L’universalité du destin n’exclut pas l’action humaine : il l’intègre au sein de ses causalités. Entrelacement universel des causes, le fatum stoicum coordonne en effet deux types de causes, "auxiliaires et prochaines" (i.e., procatarctiques) et "parfaites et principales" (i.e., synectiques), dans l'unité d'un système. Les causes procatarctiques désignent l'ensemble des facteurs extrinsèques, circonstances et événements qui affectent l'homme : elles représentent le donné fatal de l'existence, la part de nécessité à laquelle il doit se résigner. Mais si ces causes externes déterminent l'homme à réagir et à prendre position, elles ne déterminent pas la nature de sa réaction qui dépend de facteurs intrinsèques : la spontanéité de son caractère agissant au titre de cause synectique, "parfaite et principale". Dans le Traité du destin de Cicéron, Chrysippe illustre ce distinguo par un exemple emprunté à la physique : le "cône" et le "cylindre". Ces solides ont beau subir le même choc, ils décrivent des trajectoires différentes, l'un tournoyant et l'autre roulant dans la direction imprimée par l'impulsion. Le choc extérieur détermine le corps à se mettre en mouvement mais elle ne détermine pas la nature de son mouvement, qui ne dépend que de la forme constitutive de son essence. Le point essentiel de cette théorie est que le mouvement du corps trouve sa raison déterminante à l'intérieur de lui-même, et non dans l'impulsion qu'il reçoit. Or, le devenir existentiel est comparable au mouvement physique. Les individus différents réagissent différemment aux mêmes événements, preuve qu'ils sont la cause principale ou synectique de leur devenir. Les représentations sensibles ne déterminent pas leur réaction, qui ressortit aux seuls jugements, fous ou sages, qu'ils portent sur les événements qui les affectent. C'est dire que l'individu échappe à la nécessité en tant qu'il réagit à l'impulsion du destin en fonction de sa nature propre. Le fatum stoicum est personnalisé par l'individualité de chacun. Loin de faire violence aux hommes, il suppose leur spontanéité : il ne détermine pas leur destin indépendamment de leur nature. Trouvant la cause principale de leurs actes à l'intérieur d'eux-mêmes, ils peuvent légitimement en être tenus pour responsables : ils ne sauraient imputer au destin ce dont ils sont le principe.
Le stoïcisme maintient ainsi la liberté de l’homme en tant qu’être rationnel. Si je ne puis rien modifier aux événements qui m’affectent, je suis cependant le maître de la manière dont je les accueille et dont j’y réagis. Le dieu m’a laissé la jouissance de l’essentiel : le bon usage de ma raison. Le cylindre ne se déplace pas comme le cône, et le fou ne réagit pas comme le sage : il ne tient qu’à moi et à ma pratique de la philosophie de perfectionner ma raison pour porter des jugements sains sur le monde qui m’entoure. Mais si Chrysippe s’efforça concilier le fatum stoicum avec l’action et la moralité, sa réponse ne fut guère entendue par les adversaires du stoïcisme, qui, jusqu’à la fin de l’Antiquité ne cessèrent de ressasser les mêmes objections à l’encontre de cette école.
Le
fatalisme moderne : Diderot
Le fatalisme des matérialistes français
Le
fatalisme connut un renouveau au siècle des Lumières, avec des
philosophes tels que
La loi, élément de détermination du comportement
Hérité
des controverses de l’Antiquité, l’argument moral antifataliste fut
bien sûr opposé aux fatalistes modernes. A cette objection, Diderot rétorquait
que non seulement le fatalisme est compatible avec la responsabilité humaine,
mais qu’il est source de vertus fondamentales faisant sa grandeur morale.
Cette doctrine juge que l’homme est déterminé par toute sorte de causes. Or,
parmi ces causes figurent notamment les châtiments et les récompenses, qui
"modifient" l’homme en le déterminant à respecter les lois et
l’ordre social. Ce point est bien marqué dans
Bien plus, le fatalisme est présenté par Diderot comme source des vertus cardinales que sont la modestie et la clémence. Le sage sait qu’il tire ses vertus de la nature et de la nécessité, et non de sa liberté. Aussi ne s’en enorgueillit-il pas, contrairement au partisan du libre arbitre qui croit à tort s’être donné ses qualités morales. Inversement, il ne tient pas rigueur au méchant d’être ce qu’il est, sachant que son vice est le fruit nécessaire d’une mauvaise naissance et d’une mauvaise éducation : "Plus on accorde à l'organisation, à l'éducation, aux mœurs nationales, au climat, aux circonstances qui ont disposé de notre vie depuis l'instant où nous sommes tombés du sein de la nature, jusqu'à celui où nous existons, moins on est vain des bonnes qualités qu'on possède, et qu'on se doit si peu à soi-même, plus on est indulgent pour les défauts et les vices des autres" (Diderot, article "Indulgence"). Dans le système fataliste de Diderot, il n’y a plus à proprement parler de vertu ni de vice, mais seulement le fait d’être "heureusement ou malheureusement né". Diderot mettra en scène ces thèses dans un des plus beaux romans de la littérature française, Jacques le Fataliste.
L'apparition
du terme de déterminisme au début du XIX siècle aura pour conséquence
l'extinction du fatalisme en tant que système philosophique. Les philosophes se
revendiquant des thèses défendues par Diderot, d'Holbach ou