Gerald Edelman, Giulio Tononi

Comment la matière devient conscience.

Éditions Odile Jacob 2000

Traduction française de "A Universe of Consciousness.

How matter becomes imagination Basic Book 2000"

 

suivi de 

 

Aux origines de la vie


Interview de Christian de Duve, prix Nobel de médecine, sur l'évolution, Darwin, le dessein intelligent et la science par David Pestieau , Dominique Meeus

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Gerald Edelman, Giulio Tononi

Comment la matière devient conscience.

Éditions Odile Jacob 2000

Traduction française de "A Universe of Consciousness.

How matter becomes imagination Basic Book 2000"  

 

 

Introduction

 

Il est impossible de s'intéresser aux sciences cognitives et à la vie artificielle sans suivre également les travaux des neurologues et physiologistes concernant le système nerveux et ses productions, l'esprit et la conscience. Une discussion stérile oppose encore certaines personnes, sur le fait de savoir si le cerveau est un ordinateur ou réciproquement, si l'ordinateur moderne, autrement dit le robot, évolue en se rapprochant des processus du cerveau. La question est stérile parce que neurologie et robotique convergent effectivement, en s'enrichissant respectivement, mais sans se réduire l'une à l'autre.

 

Gerald Edelman s'est fait connaître par sa théorie du darwinisme neuronal, que nous allons résumer brièvement ci-dessous, à partir du livre examiné. Mais il a commencé a travailler les hypothèses de la sélection darwinienne au sein des composants du vivant à l'occasion de ses travaux sur l'immunologie, pour lesquels il a obtenu le prix Nobel en 1972. Il a montré, entre autres, que le système immunitaire n'est pas programmé à l'avance pour faire face à toutes les invasions possibles et imaginables. Il s'adapte grâce à un processus sélectionniste. La pression des antigènes (des envahisseurs) sélectionne les anti-corps parmi l'infini variété potentielle de ceux produits au hasard par le système immunitaire.

 

 Nous n'allons pas  tenter de résumer le livre tout entier, mais seulement son noyau dur, celui précisément intéressant le darwinisme neuronal et la production de la conscience. Celle-ci n'est pas un objet, mais un ensemble de processus, et ce sont les principes élémentaires de ces derniers qu'il faut essayer de préciser. Les premiers principes de ces recherches ont été exposée par leur auteur dans un ouvrage précédent: Biologie de la conscience, Odile Jacob 1992.

 

La conscience constitue encore un mystère pour la science. Une majorité de l’humanité considère que la conscience, de même que l’esprit, ne peuvent être des sujets d’études scientifiques. Il y a la matière, le corps, d’un côté, et l’esprit, la conscience, Dieu de l’autre. C’est le dualisme. Mais même pour les scientifiques rejetant le dualisme et restant résolument matérialistes, il était difficile jusqu'à présent d’aborder la conscience avec les méthodes de la science expérimentale. L’introspection ne présente pas d’objectivité suffisante (comment la conscience pourrait-elle se regarder elle-même ?). L’observation du cerveau, par ailleurs, ne peut se faire avec assez de précision pour mettre en évidence les faits de conscience. L’imagerie médicale reste superficielle. L’examen clinique est limité à certains accidents et certains troubles de la conscience, et n’est donc pas suffisant. Il ne serait évidemment pas acceptable d’introduire des sondes ou autres instruments dans un cerveau humain vivant pour voir ce qui se passe - que ce soit le cerveau d’un adulte, celui d’un enfant ou même celui d’un embryon. La conscience est donc un phénomène que tout le monde ressent, dont tout le monde parle, et que personne n’observe.

 

Depuis une vingtaine d’années cependant, les neurologues s’entêtent à considérer que l’esprit, et la conscience qui en est la quintessence, peuvent être étudiées par les sciences de l’information et de la communication, transposées évidemment au système nerveux. C'est une excellente chose, qui nous débarrassera de bien des superstitions ou hypothèses trop idéalistes (parmi lesquelles beaucoup mettent la psychanalyse). Jean Pierre Changeux avait le premier en France semble-t-il , parlé des "objets mentaux" : les idées sont des objets comme les autres, observables dans les réseaux neuronaux (Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal Fayard 1983). Mais c’est aux Etats-Unis que l’étude "matérialiste", autrement dit scientifique de la conscience, est devenue une réalité à grande échelle. Ceci est d’autant plus remarquable que les Etats-Unis sont plutôt réputés pour leur religiosité profonde, prenant souvent la forme de l’intolérance fanatique. L’on se souvient de la surprise provoquée par l’ouvrage du philosophe Daniel Dennett (La conscience expliquée, Odile Jacob, 1991-93). Sans aller jusqu'à expliquer la conscience, ce qui aurait été trop beau, Dennett montrait qu’il n’y a pas dans le cerveau de chef opérateur représentant le soi conscient, et manipulant le tableau de bord des commandes sensori-motrices et associatives. Au contraire, à tout instant, des milliers d’objets mentaux se forment et se défont dans l’ensemble du cerveau, entrant en compétition darwinienne les uns avec les autres. Le soi pourrait être considéré comme émergent de ce conflit, dont il ne serait qu’un produit finalement fragile et changeant, à l'intérieur évidemment de contraintes générales fixées par le génotype et le phénotype.

 

Steven Pinker, psychologue et cogniticien, est allé plus loin dans la démonstration. Dans son avant dernier livre (Comment fonctionne l’esprit, Odile Jacob 1999) il se montre un défenseur convaincant de la théorie computationnelle de l’esprit. Sans comparer du tout le cerveau à un ordinateur, il montre par contre que l’esprit s’est développé, tout au long de l’évolution, parce que le système nerveux apportait aux organismes qui en étaient dotés les avantages de la représentation symbolique du monde, et la possibilité de manipuler les informations correspondantes par des opérations mentales moins coûteuses que la démarche par essais et erreurs simpliste. Ce sont les processus darwininiens de réplication, mutation et sélection qui ont permis l'affinement de l'outil computationnel dont bénéficient les êtres disposant de neurones, fussent ces neurones peu nombreux et peu ramifiés. Mais Pinker, bien qu’il évoque les faits de conscience dans ce livre, n’a guère renouvelé l'étude des supports neurologiques de ceux-ci, nous semble-t-il.

 

Ce n’est pas le cas du neurologue Antonio Damasio (Le sentiment même de soi, Odile Jacob 1999) qui propose notamment, à partir d’observations de laboratoires, des hypothèses concernant la construction des différents niveaux de conscience, faisant appel à des cartographies et réseaux de neurones superposés : le proto-soi, le soi-central, le soi autobiographique et finalement la conscience étendue. Bien que Damasio ne semble pas croire la chose possible, les automaticiens trouveront là pensons-nous des modèles à suivre pour construire (ou faciliter l’émergence) d’automates de plus en plus conscients.

 

Cependant, ces auteurs laissent un peu frustré le lecteur soucieux de pénétrer au cœur même de la conscience de veille. Ils ne montrent pas clairement comment s'est construit et comment fonctionne cet espèce de pinceau de lumière, au champ très étroit mais très mobile, qui balaye en permanence des informations engrangées dans la mémoire sur des étagères d’accessibilité très différente. Le livre de Gerald Edelman et de son assistant Giulio Tononi va beaucoup plus loin à cet égard. Il serait excessif de dire qu’il explique en totalité les phénomènes de la conscience, mais il fournit des hypothèses qui ne peuvent qu'intéresser, non les spécialistes déjà au fait depuis longtemps de ces travaux, mais les profanes que nous sommes.

 

Après avoir reçu le Nobel de médecine en 1972, pour des travaux sur l’immunologie, Gérald Edelman (né en 1929) comme d’ailleurs son collègue Francis Crick, s’est attaqué à la conscience. Il dirige aujourd'hui le Neuroscience Institute à San Diego (http://www.nsi.edu). A travers plusieurs publications, il a développé d’abord la théorie de la Sélection des Groupes Neuronaux (Theory of Neuronal Group Selection) qui esquisse l’architecture biologique à travers laquelle nous percevons le monde extérieur et formons des concepts.

 

La théorie de la Sélection des Groupes Neuronaux

 

Comme tous les scientifiques modernes, Edelman fait appel au mécanisme de la compétition et de la sélection darwinienne, appliquée en ce cas à la construction du cerveau dès les premiers mois de la vie embryonnaire. Le génome, aussi complexe soit-il ne peut porter en lui les instructions nécessaires à la formation de la future cartographie neuronale. Il s’agit d’un mécanisme de construction sélectif. Les neurones se connectent d’abord au hasard (stochastiquement) puis de plus en plus systématiquement, pour répondre à des contraintes très générales de développement. Il n’y a donc pas (comme dans l’ordinateur traditionnel) de câblage spécifié à l’avance. Progressivement, les circuits de base se stabilisent, et des groupes de circuits, différents les uns des autres, se connectent à leur tour à un niveau supérieur pour former des cartes (maps), ceci jusqu'à la naissance.

 

Après la naissance, lorsque le jeune est mis au contact de l’environnement, par l’intermédiaire de ses organes sensoriels, une nouvelle forme de sélection apparaît, résultant de l’expérience. Les connexions les plus utilisées se renforcent, d’autres disparaissent. Ce sont des forces biologiques primaires, comme le besoin d’alimentation, la reproduction, qui, avec l’environnement matériel et celui du groupe, fournissent les facteurs de sélection et de renforcement. Edelùman appellent ces forces des valeurs (values) ce qui ne paraît pas le terme le meilleur, car connoté d'un sens moral, du moins en français.

 

A ce stade, Edelman insiste sur la complexité du câblage neuronal, permise par le nombre immense des connections synaptiques. Il définit la complexité d’une façon que nous reprendrons souvent : le plus grand nombre de spécifications fonctionnelles, complété par le plus grand nombre de liaisons fonctionnelles. En d’autres termes, il y a dans le cerveau beaucoup de gens qui font tous des choses différentes, mais qui s’informent tous en même temps les uns les autres de ce qu’ils font.

 

Cette complexité est à la base du troisième mécanisme qu’Edelman nous propose pour expliquer les soubassements de la conscience, la ré-entrance (reentry). Lorsqu’un stimulus, externe ou d’origine interne, est reçu par l'organisme, des cartes différentes sont excitées en même temps. Des millions de neurones s’activent alors en parallèle, s’auto-informant les uns les autres. De la succession des stimulus naît un flux constant d’impulsions neuronales à partir desquelles se construit la perception puis la pensée conceptuelle. La perception d’un objet combine ainsi l’activité de différentes cartes du cortex, les unes sensibles aux formes, les autres à la couleur, les troisièmes au toucher, etc. Il n’y a pas de superviseur central qui apporterait de la cohérence à la perception. Cependant l’interaction entre les multiples cartes permet de reconnaître des objets apparemment différents appartenant à des catégories communes, et donc de multiplier les concepts représentant ces catégories.

 

Un point important est que l’esprit et la conscience résultant de ces interactions, prennent des formes différentes d’un individu à l’autre, puisque les développements se sont faits dans le cadre certes de moyennes statistiques, ou de grands profils fonctionnels communs, mais selon une connectique interneuronale et par l’intermédiaire d’expériences propres à chaque individu. De même, au long de la vie d’un individu, les contenus de conscience dépendant en grande partie de la sélection par l’expérience, et non de la phylogénèse (des gènes), peuvent se modifier plus ou moins complètement.

 

Ceci ne suffit pas à expliquer la conscience proprement dite, puisque, même chez des animaux très simples, les mécanismes précédents sont apparus et fonctionnent depuis longtemps, sans générer d’états de conscience aussi évolués que chez l’homme. Aussi Edelman va-t-il plus loin, en proposant deux propriétés clefs de la conscience.

 

La première est l’intégration personnelle. Chaque expérience consciente est, comme indiqué plus haut, unique et individuelle. La seconde est la différenciation : l’on peut éprouver en quelques millisecondes un grand nombre d’états de conscience. Plus l'expérience individuelle est riche, ce qui est le cas chez l'homme plongé dès sa naissance dans l'univers humain et ses multiples contenus d'informations, plus la conscience s'affine. L'attention consciente à un moment donné se limite apparemment à très peu d'objets, mais elle peut passer très rapidement d’un objet à l’autre.

 

Pour expliquer ceci, Edelman propose alors l’hypothèse qui apparaîtra la plus difficile à vérifier expérimentalement, celle du noyau dynamique. Il s’agit du rassemblement, relativement stable mais pouvant se modifier à tous instants, de groupes neuronaux interagissant plus fréquemment entre eux qu’avec les autres. Edelman le situe dans la région thalamo corticale, la plus riche en boucles réentrantes. Malheureusement, l’imagerie cérébrale ne permet pas encore d’explorer ce qui se passe dans ces couches profondes. Lorsque cela sera possible, avec la finesse de définition nécessaire, l’on pourra sans doute pister à la trace la présence et l’évolution des états de conscience.

 

Nous nous arrêterons là dans l'analyse de la thèse du livre. Elle se poursuit par des chapitres intéressants, mais moins originaux, concernant les développements de la conscience dans la société humaine, qu'il faudra lire.

 

Commentaires

 

Ceci dit, pouvons-nous estimer tenir là le mode d'emploi permettant, si l'on peut dire, de fabriquer un automate conscient - ou plus simplement de bien comprendre ce qui se passe quand je décide consciemment de faire ceci ou cela? Edelman est-il déterministe ou volontariste? Ce n'est pas clair. Il aurait été naïf, effectivement, d'avoir espéré des solutions, ou de simples perspectives concrètes, en réponse à ces questions fondamentales. Edelman n'a pas éclairci ce qu'il appelle joliment le "nœud du monde" ( world knot), expression attribuée à Schopenhauer, c'est-à-dire la façon dont le monde se crée à travers la conscience, si l'on peut dire.

 

Comment la volonté immédiate se forme-t-elle, à partir des différentes "valeurs" susceptibles d'orienter notre choix? C'est le déterminisme, pensons-nous, qui offre la solution la plus crédible. Tout ce que je décide et pense, à un moment ou à un autre, est le résultat d'entrées-sorties internes et externes, ainsi que de computations permanentes, dont je ne suis pas conscient. Pourtant, comment et pourquoi croyons nous à certains moments échapper au contrôle de notre environnement, et de notre cerveau lui-même. Des ensembles d'informations venues de la société s'imposent sans doute alors à nous. Ceci conduit à étendre l'analyse de la conscience à ce que l'on pourrait appeler les processus de la conscience sociale, se traduisant en partie par des "idées", eux-aussi soumis à d'incessantes compétitions darwiniennes, à la fois dans la société, et dans ma tête elle-même. Lorsque j'exprime ce que je crois être une idée à moi, j'exprime sans doute ce qui a été émergé, à ce moment précis, d'un mécanisme extérieur à moi que l'on pourrait appeler la Sélection de Groupes Neuronaux collectifs, Groupes dont les individus humains seraient les neurones élémentaires.

 

Pour conclure, ne cherchez pas dans ce livre une étude exhaustive des travaux et hypothèses sur la conscience (hors la bibliographie). Il est curieux en particulier de ne pas voir citer l'oeuvre d'Antonion Damasio, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain numéro. C'est plutôt un exposé en défense et illustration des idées des auteurs. Mais, encore une fois, il mérite une lecture attentive.

 

Source : http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2000/1/livre.htm


Aux origines de la vie


Interview de Christian de Duve, prix Nobel de médecine, sur l'évolution, Darwin, le dessein intelligent et la science par David Pestieau , Dominique Meeus

 
 
 

Christian de Duve, prix Nobel de médecine, sur l’évolution, Darwin, le dessein intelligent et la science Partie des États-Unis, une nouvelle théorie, appelée « dessein intelligent », remet en cause, sinon le fait de l’évolution, du moins la théorie de Darwin. Le petit groupe de scientifiques qui défend cette théorie prétend qu’il y a autre chose que le hasard et la sélection naturelle à la base de l’évolution animale et humaine. L’intervention d’un être supérieur serait indispensable si l’on veut expliquer certains phénomènes. Les Églises protestantes aux États-Unis, le président Bush et aujourd’hui le nouveau pape Benoît XVI semblent donner du crédit à cette nouvelle théorie. L’immense majorité des scientifiques la rejette. Pour en savoir plus, nous sommes partis à la rencontre d’un géant belge de la science, Christian de Duve, prix Nobel de physiologie et de médecine en 1974 et auteur d’« À l’écoute du vivant » et, récemment, de « Singularités ».

 

Christian de Duve est le seul prix Nobel belge encore en vie. Il a aujourd’hui 88 ans. Né en Angleterre en 1917, il fait ses études à Louvain et se passionne pour la recherche. En particulier sur l’action de l’insuline, une substance dont le manque est à la base du diabète. Mais au détour de ses recherches, le hasard lui fait découvrir une composante essentielle de la cellule vivante, le lysosome, en quelque sorte l’estomac de la cellule. Cette découverte lui vaudra le prix Nobel de médecine en 1974. Christian de Duve a dirigé longtemps deux laboratoires, l’un à l’UCL (Université catholique de Louvain, Belgique), l’autre à New York (Rockefeller University). Il a créé en 1974 l’Institut de Pathologie Cellulaire qui porte son nom, sur le site de l’UCL à Woluwé-St. Lambert (Bruxelles). Depuis une vingtaine d’années, il a quitté la recherche en biochimie pour s’intéresser à l’origine de la vie. Quand nous entrons dans son bureau sur le campus de Woluwé, nous rencontrons un professeur qui, malgré son grand âge, va nous captiver pendant l’heure que durera notre entretien.

Professeur de Duve, merci beaucoup de nous accorder cet entretien. Selon un sondage récent, 21% des Belges remettraient en cause la théorie de l’évolution de Darwin. Pourriez-vous nous rappeler les preuves de la théorie de l’évolution ?

Christian de Duve. Aujourd’hui, l’évolution n’est plus une théorie, c’est un fait ! C’était une théorie quand elle a été proposée il y a deux siècles. Une théorie qu’on a appelée l’hypothèse transformiste, selon laquelle les êtres vivants se sont transformés progressivement jusqu’à donner naissance aux humains. Cette hypothèse était basée sur les fossiles. Depuis lors, on a beaucoup plus de données sur les fossiles, sur leur âge, grâce aux progrès de la géologie. Il est clair qu’il y a une relation entre la complexité des êtres vivants qui ont laissé des fossiles et l’âge des terrains où ceux-ci ont été trouvés. Plus un fossile est complexe, plus il est jeune.

Mais ce qui prouve véritablement cette théorie et l’étend à tout ce qui n’a pas laissé de restes fossiles, ce sont les similitudes qui existent entre les gènes qui exercent la même fonction dans des êtres vivants différents. On retrouve les mêmes gènes chez l’homme, chez le ver de terre, chez la méduse, chez la mouche, dans les arbres, les microbes, parce que les fonctions chimiques sont les mêmes. Aujourd’hui, on connaît des centaines de gènes qui exercent la même fonction chez des êtres vivants différents. Et qui manifestement viennent d’un ancêtre commun. Les gènes sont des enfilades chimiques constituées avec un très grand nombre ­ souvent des milliers - d’unités moléculaires dont il existe quatre variétés distinctes, représentées par leurs initiales : A, G, C, T. On peut les comparer à des mots très longs écrits avec un alphabet de quatre lettres. On appelle séquence l’ordre dans lequel les lettres se suivent, en quelque sorte l’orthographe du mot génétique. Aujourd’hui on a séquencé des milliers de gènes. La comparaison de ces séquences a révélé que les gènes qui exercent la même fonction dans des êtres vivants différents descendent d’un même gène ancestral par des substitutions d’une lettre par une autre et d’autres changements d’orthographe (mutations).

L’homme est arrivé après le singe, le cheval et la mouche. Et on retrouve des gènes exerçant la même fonction chez l’homme, le ver de terre, ou encore la méduse. Des gènes qui manifestement viennent d’un ancêtre commun. (Photo archives)

Nous sommes quand même différents du chimpanzé, du cheval ?

Christian de Duve. Évidemment. Mais les similitudes sont tellement proches qu’elles prouvent clairement la descendance des gènes ­ et donc de leurs propriétaires ­ à partir d’une forme ancestrale unique.

Il n’y a pas que les similitudes qui soient révélatrices. Il y a aussi les différences. Celles-ci permettent de reconstruire le cours de l’évolution sur la base du fait que le nombre de mutations augmente avec le temps. Ainsi, par exemple, un gène humain donné diffère du même gène chez le chimpanzé par une seule lettre, chez le cheval, par 10, et chez la mouche par 21. Cela donne pour l’ordre d’arrivée dans l’évolution la succession mouche-cheval-chimpanzé-homme.

En somme, pour être simpliste (car c’est très compliqué), on peut retrouver les similitudes dans les séquences de gènes comme preuves de la parenté commune et les différences permettent de recréer l’arbre généalogique.

Mais l’apparition de la vie ne revêt-elle pas quelque chose de particulier ?

Christian de Duve. Bien sûr, mais pas dans le sens entendu par la théorie du vitalisme, qui a été abandonnée depuis plus de cinquante ans. Le vitalisme, c’est dire que les êtres vivants sont de la matière animée par un souffle vital, quelque chose de non matériel qui anime la vie. Tout notre langage courant est imprégné de vitalisme. On parle de souffle de vie, de « rendre l’âme »... Les scientifiques d’il y a un siècle étaient presque tous vitalistes. Comme le biologiste Pasteur qui pensait que la vie faisait intervenir un principe vital. Mais aujourd’hui, le vitalisme est abandonné car nous avons tellement de preuves que la vie s’explique en termes strictement physiques et chimiques, par des réactions chimiques, des structures chimiques. On comprend la vie et on la comprend tellement bien qu’on peut maintenant agir, manipuler. Tout le monde connaît les manipulations et l’ingénierie génétique, la biotechnologie...

Il y a depuis longtemps un courant qui remet en cause le darwinisme, le créationnisme qui croit à une lecture littérale de la Bible. Mais aujourd’hui, apparaît quelque chose de nouveau, la théorie du dessein intelligent. De quoi s’agit-il au juste ?

Christian de Duve. Le dessein intelligent ce n’est rien de neuf. C’est un mot nouveau mais ce n’est rien d’autre. La théorie du dessein intelligent a été défendue depuis déjà deux cents ans. À l’époque cela s’appelait le finalisme, qui s’apparentait au vitalisme.

Le finalisme affirme que les structures vivantes ont été créées en fonction d’un but. Le finalisme introduit dans la naissance de la vie l’intervention d’une entité supérieure, extérieure qui dirige l’évolution vers un but. Le dessein intelligent n’est rien d’autre qu’une version moderne du finalisme. Selon les tenants du dessein intelligent, certaines étapes de l’évolution, de l’origine de la vie sont inexplicables sans l’intervention d’une entité directrice qui a orienté le phénomène. Mais entre le finalisme et le dessein intelligent, il y a eu Darwin.

Ce que Darwin postule, c’est que les modifications génétiques qui se produisent dans l’évolution se produisent de manière accidentelle. Et c’est la sélection naturelle qui, à posteriori, fait le tri entre les différentes variantes. Les espèces qui survivent sont celles qui dans les conditions chimiques et physiques données de l’époque ont le plus de chances de survivre et d’avoir une progéniture. Par définition, si vous avez plusieurs variantes en compétition pour les mêmes ressources, ce sont celles qui vont se reproduire le plus vite qui vont émerger. Toute la biologie moderne est venue confirmer la théorie de Darwin sur les mécanismes de l’évolution. C’est dans une certaine mesure un fait établi, illustré, par exemple, de nos jours, par les microbes qui deviennent résistants aux antibiotiques.

Pour comprendre la différence entre les deux théories, imaginez des bactéries dans un flacon. Vous commencez à chauffer et progressivement vous voyez disparaître certaines sortes de microbes. Bientôt, il ne reste plus qu’un seul type de bactéries à une certaine température. Cette variété avait acquis les meilleurs moyens de résister à la chaleur. Pour les partisans du finalisme et du dessein intelligent, il y a une entité qui s’est dit : « cela devient chaud, il est temps de se préparer » et a modifié les gènes de ce microbe en conséquence pour qu’il fabrique des protéines plus résistantes à la chaleur. La modification génétique est faite en fonction d’un but, qui est de résister à la chaleur. D’après le darwinisme, tous ces microbes sont sujets à des modifications génétiques aveugles et parmi elles, celles qui conduisent à mieux résister à la chaleur émergent par sélection naturelle lorsque la température augmente. La sélection naturelle trie les produits du hasard pour donner la forme la plus résistante à la chaleur.

Mais Darwin n’explique pas tout ?

Christian de Duve. Évidemment. Les scientifiques ont tenté d’expliquer certains phénomènes avec d’autres facteurs. C’est ici que s’introduit le dessein intelligent. Il reprend un certain nombre d’exemples pour dire que des choses restent inexplicables.

Ils avancent qu’on ne peut expliquer par exemple la complexité d’un oeil par la seule évolution due au hasard et à la sélection naturelle...

Christian de Duve. L’oeil ? Il y en a au moins sept variétés différentes : regardez les yeux d’un poulpe, d’une mouche ou d’un homme. Il y a eu des évolutions avec des adaptations différentes. On peut retrouver des représentants d’êtres vivants primitifs ayant des formes primitives de l’oeil, de ce qui aurait pu précéder l’oeil. Par exemple, sur certaines bactéries vous retrouvez des petites traces qui sont sensibles à la lumière. La réaction à la lumière apparaît donc très tôt. On peut reconstruire l’histoire de l’oeil à partir de l’évolution progressive de cette petite tache photo-sensible. Il y a eu de très nombreuses étapes, qui se sont déroulées ­ on l’oublie trop souvent ­ sur des temps excessivement longs, qui se comptent en milliers de millénaires. On peut réfuter les arguments du dessein intelligent sur base de ce qu’on connaît.

La petite minorité de scientifiques qui défendent la théorie du dessein intelligent avance que certaines étapes sont inexplicables ?

Christian de Duve. Du moment que vous affirmez que quelque chose n’est pas explicable, vous sortez du domaine de la science. Parce que la science est fondée sur une hypothèse de départ : que les choses sont explicables. Cela ne sert à rien de construire des laboratoires, de faire des recherches si on ne prend pas comme point de départ que ce qu’on recherche est explicable. Si je dis que quelque chose n’est pas explicable, j’exclus l’objet de ma recherche et je ferme le labo. Comme scientifique, on ne pourrait affirmer que quelque chose n’est pas explicable que quand on a épuisé toutes les possibilités d’explications. Si finalement on échoue, on pourrait éventuellement conclure que ce n’est pas explicable.

Mais jusqu’à présent on n’est pas dans cette situation. Je dirais même qu’au contraire, on est dans la situation inverse. Regardez ce qui a été découvert en biologie de mon vivant (cela fait évidemment beaucoup de temps). Quand j’étais étudiant à l’université, il y a 70 ans, on ne savait presque rien de la vie. Et le peu qu’on savait on l’avait appris au cours des cinquante dernières années. Ce qu’on a découvert depuis est absolument inimaginable : les protéines, des milliers d’enzymes, les milliers de réactions chimiques, le code génétique, la structure de l’ADN...

De plus en plus, l’hypothèse de base de la science que les choses sont explicables se vérifie. En biologie, ce n’est vraiment pas le moment de dire que ce n’est pas explicable. Il reste des choses inexpliquées mais il ne faut pas confondre inexpliquées et inexplicables. Si tout était expliqué, on pourrait aussi fermer les laboratoires mais on en est loin.

Peut-on dire que les tenants du dessein intelligent et les créationnistes sont sur la même longueur d’onde ? Christian de Duve. Les tenants du dessein intelligent sont des scientifiques, ils ne sont pas en général adversaires de l’évolution mais ils sont adversaires du darwinisme. Pour eux, il n’y a pas que les causes naturelles, il y a aussi une influence d’une entité non-matérielle. Les créationnistes ne sont pas sur la même longueur d’onde puisqu’ils refusent même l’évolution et accordent tout leur crédit au récit biblique accepté littéralement. Mais ils sont tout contents de trouver des scientifiques qui disent « la science n’explique pas tout », ce qui peut justifier l’intervention divine.

Vous avez pris position contre cette nouvelle forme d’obscurantisme. Vous dites que vous vous êtes senti le devoir de parler.

Christian de Duve. On ne va pas parler de religion aujourd’hui. Je me suis simplement senti le devoir de dire : là où ce que l’on propose de croire est en contradiction avec ce que la science a établi sans conteste, on doit changer le texte, c’est tout. Il est certain que la théorie du dessein intelligent est accueillie avec joie dans de nombreux milieux religieux, même, semble-t-il, par le Vatican. J’ai assisté à la réunion de l’Académie pontificale des sciences en octobre 1996 où le pape Jean-Paul II a déclaré solennellement que « l’évolution n’est plus une hypothèse ». Ce sont ses mots. Maintenant le cardinal Schönborn appuyé par le nouveau pape dit : « Ce n’est plus une hypothèse mais cela ne veut pas dire que le darwinisme explique tout ». Et le pape actuel a dit aussi : « nous ne sommes pas le résultat accidentel, sans signification, de l’évolution ».

 

Source : http://www.ecoledemocratique.org/article.php3?id_article=333

24 septembre 2006


 

 

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