Happening

Le mot "happening" a été inventé par Sir Johanes Coylin, un aventurier anglais qui traversait alors Londres. Son assistant, Joey, faisait l'inventaire des événements qui se produisaient autour d'eux. Il nota bien la vitre brisée et le pavé dans la rue. Il décrivit sur papier comment les policiers étaient venus modérer les bagarreurs. Ceux-ci se multiplièrent pourtant autour des aventuriers, les projetant contre un mur de briques grises. Les badauds purent alors s'adonner à la plus grande débandade chaotique de l'histoire de l'humanité: une célèbre orgie de violence et d'abus où policiers renégats et citoyens fidèles s'entre-déchiraient les membres et la peau, brisant les récipients qui soutenaient sang, salive, sperme, urine et lymphe, trouant les membres qui s'affaissaient sur d'autres. Et, alors que les ombres s'excitaient devant lui, cachant sporadiquement un soleil qui l'aveuglait et que glissaient autour de ses semelles les vagues de liquides extraits des êtres humains, Sir Johanes Coylin prononça les mots suivants: "Joey, it's... it's happening"

Cette explosion de non-existence, ce détournement de l'habitude ne fut même pas rapporté par les journalistes. L'émotion était trop forte, l'événement trop étrange et loin de la réalité. La nouvelle et le récit des faits se transmit de bouche à oreille. On crut, plusieurs années plus tard, qu'il s'agissait là d'une légende urbaine, mais il n'en était rien. Sir Johanes Coylin avait été présent: il put ultérieurement raconter à tous ceux qui voulaient bien l'entendre, son histoire, qui fut prise pour l'officielle durant les années subséquentes. Il fut invité à tous les salons de Londres et entretenu par la bonne bourgeoisie qui ne se lassait pas d'entendre le récit de ses aventures. Joey eut un sort semblable. Lui aussi était devenu un témoignant. Comme moi, d'ailleurs. Je m'appelle Hugh Jasquin mais vous n'entendrez ce nom qu'une seule fois.

Mon premier contact avec ce monde du happening se produisit lorsque j'eus sept ans. À cet âge, je montrais un intérêt tout particulier pour la biologie. Dans un cadre scolaire, j'avais construit une boîte où évoluait une grande fourmilière. Ce genre de modèle avait déjà été développé mais je pense que c'est mon jeune âge qui provoqua la nouvelle. On n'avait jamais vu cela. Ce devait être une première. C'était en tout cas assez important pour être inscrit et conservé dans un journal régional. À la page 11 et avec une photographie.

Une superbe photo m'avait immobilisé dans un point infiniment petit du temps. J'étais inscrit, j'avais eu la preuve que cet événement avait bel et bien eu lieu, le lendemain, lorsque je lus la transcription de mon entrevue dans ce journal. Je n'avais pas rêvé. Quelque chose avait effectivement eu lieu, et j'avais assisté à cet événement.

Un peu plus tard dans mon développement personnel, lorsque j'eus traversé sans trop de peine cette étape de la vie où on remet en question à peu près tout et celle où nous sombrons dans à peu près toutes les crises existentielles qui nous tombent sous la main, après tout cela, le lendemain, je suis allé à un concert rock.

Je pense que j'aurais pu aller à un rassemblement de parti politique et ç'aurait donné le même résultat. Le chanteur du groupe s'était présenté habillé en pyjama sur scène. Il avait débuté le spectacle quinze minutes en retard. L'ami avec qui je m'étais assis me l'assurait: "ce groupe, il est fou en spectacle. Ils provoquent la foule, se mettent à poil, cassent des trucs. Et demain, ils vont faire un spectacle à New-York. Ce soir, ils voudront sûrement se faire un peu de publicité." C'est bien. J'ai hâte. Les lumières s'éteignent. Ça commence.

Le chanteur n'a pas arrêté de nous promettre le happening, de nous convaincre que l'événement de ce soir mériterait ses quarante dollars, le déplacement, la perte de temps, etc. Ce serait inoubliable, qu'il disait!

Nous ne l'avons cru que lorsqu'il se déshabilla et invita n'importe quelle fille à venir l'accompagner sur scène dans sa grande danse de l'amour et de la procréation. Avant que son solo ne devienne un duo et sachant très bien que plusieurs filles auraient attaqué ce chanteur en retour d'avances beaucoup moins explicites, le service de garde empoigna les membres du groupe par les oreilles et les culbutèrent dans des cellules de prison desquelles ils ne sont pas encore sortis. Il paraît qu'ils ont été accusé d'indécence en public. Moi, je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que durant les semaines qui suivirent cet événement, des troupeaux de badauds m'entouraient lorsque je parlais. Ils voulaient connaître la véritable histoire, le commentaire juste, la source primaire de l'information. C'est à ce moment que je compris que j'avais le don. Je devais devenir un témoignant.

Au début de ma carrière, je m'appliquais à faire de petites tâches insignifiantes. Je me promenais dans les rues sombres de ma ville, le soir, et j'attendais que se produise un crime quelconque. J'en était le témoin et ma seule fonction était d'inscrire cet événement dans une mémoire de trop, la mienne. Étant donné que le malfaiteur n'a pas l'intention de répandre le récit de son écart de conduite et que la victime ne peut plus rien déclarer pour cause de mutisme, de mort ou de peur de représailles, je deviens la seule fuite possible à ce crime. L'histoire existe dans le coffret cadenassé du malfaiteur, dans l'inouvrable secret de la victime mais aussi dans ma vie à moi, témoin du crime. Je demande au malfaiteur une compensation pour mon secret et, ayant trop peur de gaffer en commettant un meurtre moins bien préparé que celui qu'il avait prévu, celui-ci m'ensevelit sous les billets de banque pour que je m'étouffe et que je me dégage de l'existence de ce crime. On me payait pour me dissocier des histoires qui devaient rester closes et inexistantes.

Lors des crimes parfaits, la mort d'un homme était tellement subite et incompréhensible qu'on considérait parfois, parmi les causes, des actes démoniaques, une présence extra-réelle ou alors un suicide, cause pratique puisque la réfutation de cette alternative n'est présente que dans l'esprit du mort, inaccessible, donc. De nos jours, on peut se suicider de mille façons, et qui sait de quelle incongruité est capable un homme qui ne connaîtra jamais les conséquences de son geste.

J'ai arrêté de m'adonner à cette pratique lorsqu'à la fois les malfaiteurs et les policiers remarquèrent la fréquence de mes présences sur les lieux de crimes. Sans trop savoir comment, ils commencèrent à esquisser des stratagèmes pour m'utiliser d'une quelconque façon et je n'aimais pas cela. Et puis il y avait aussi cette boule dans la gorge qui m'agaçait et qui me bloqua la respiration cette nuit où ces trois enfants se sont fait violer par trois hommes coutelés.

Plus tard.

Plus tard, j'habitais dans un désert séparant deux mondes. Je m'étais installé dans une tente que j'avais bricolée avec une vieille toile beige. Après quelques années et à force d'embellir et de consolider ses structures, mon habitation devint agréable et stimulante pour les sens. Tout un bric-à-brac s'emboîtait des manières les plus inusitées et désagréables à l'œil. Lorsque les clients ne venaient pas, je m'exerçais à aimer les choses si laides qui m'entouraient, ce qui me donnait une sorte de sensation temporelle d'évolution et d'agrandissement de mon univers si petit. J'inventais des symboles et je m'incrustais, peu à peu dans mon propre univers. Les visiteurs avaient du mal à cerner mes comportements qui étaient les résultats d'une réclusion prolongée. Mais me cerner n'était pas leur but. Ce qu'ils désiraient, lorsqu'ils ouvraient timidement un des panneaux de ma tente, c'était de traverser ce monde et aller vers un autre univers.

Tout près de ma toile coulait une rivière noire de qui s'engageait vers un fleuve tout aussi sombre et vers une mer sombre et profonde. Les poissons qui y habitent sont lumineux et ont eu besoin de cet attirail brillant pour pouvoir se repérer. La rive opposée à la mienne, de l'autre côté de cette étendue calme, arborait un bleu royal très riche. Les fleurs regorgeaient d'un suc dense et foncé qui s'accrochait à toutes les parties de leur île. Ce monde, c'était l'autre, et moi j'étais, en quelque sorte, le passeur.

Le visiteur qui voyait cette mer laissait glisser son esprit sur cette infinité jusqu'à ce qu'il se cogne à sa propre mort. Et la noirceur de l'étendue liquide doublait son sentiment. Je dégageais alors ma barque des roseaux qui longeaient la rivière et je l'invitais à s'asseoir. Je demandais à ce qu'ils soient seuls, sinon, la communication des sentiments entre les passagers donne une assurance néfaste pour le voyage. Moi, je restais silencieux. Ma tâche consistait à être le témoin de ce périple afin d'éviter que le voyageur ne se perde dans l'oubli et l'infini. Alors que personne ne soupçonnait son existence, avait oublié sa présence, j'étais là pour qu'il puisse continuer à être. Le visiteur apprécie la discrétion d'un passeur habillé de noir et portant la capuche. Si cela était possible, ce genre de voyage se ferait seul, car il est plus qu'un déplacement physique.

Moi, je reste sous ma cagoule, sans parler, sans être, sans vivre, je ne suis personne, ou une personnalité infiniment petite et une onde infiniment inaltérable. Lorsqu'il arrive sur l'autre rive, des présences animales et végétales sentent le visiteur, perçoivent ses vibrations, son existence. Mon travail est alors terminé. Parfois, les voyageurs arrivés m'envoient la main. Parfois, je leur réponds. Je ne sais trop ce que cela peut représenter pour eux. Je pense que ce reste de réflexes de leur ancien monde et cette réponse sera, en quelque sorte, le seul souvenir qu'ils auront d'une autre existence.

Lorsque j'eus nommé et décortiqué tout ce que le hasard pouvait faire tomber et agencer dans ma tente laide, je me fatiguai un peu et je décidai de revenir à la ville. Ma demeure fut bientôt mangée par les tempêtes de sables et broyée sous le sol de la Terre.

C'est dans la plus grande ville du continent que je me suis installé. Pour ma nouvelle occupation, je décidai de fréquenter les salons de thé, les musées d'art moderne, les restaurants sous les grands bâtiments de la bourse. Je rencontrai bon nombre de gens importants auxquels je ne m'attachais pas. Et eux non plus d'ailleurs. Je ne m'incrustais dans aucune querelle ou débat.

C'est ma neutralité qui m'a permis d'assister à mes premiers duels. Lorsque deux individus se rencontrent sur leur chemin respectif et que leur route est si étroite qu'aucun d'eux ne peut éviter l'autre, l'un d'eux doit arrêter d'exister et se coucher afin que puisse évoluer l'autre. Ce genre d'événement se produit habituellement autour de l'amour d'une femme. Puisque la polygamie n'est pas permise dans leur construction du monde, et encore moins le partage des amours que l'on sent alors coupés en deux, l'un d'eux doit arrêter d'exister et se coucher afin que puisse évoluer l'autre.

Je devins assez rapidement le témoin officiel des duels. Cette officialité n'était pas tellement importante au fond et avait peu de pouvoir. Le fait d'y être suffisait. Ce genre de meurtre en duel est à moitié un appel à Dieu et à moitié une recherche de la Raison. Il n'est pas étonnant qu'il frappa si violemment les imaginaires du 18ème et 19ème siècle. Les deux individus choisissent des armes semblables, deux pistolets, reculent d'autant de pas, et tirent en même temps. Bien sûr, il reste encore assez de variables à cet événement pour laisser place pour l'influence d'un certain talent des tireurs, mais ce que l'on recherche réellement, c'est une sorte de hasard, une décision de Dieu. Pour démêler les vies des hommes et rétablir un ordre où chaque être pourra avancer tranquillement, ou en appelle à l'Être supérieur. C'est lui qui tuera celui qui devra disparaître de notre monde. Dieu est le témoin principal de cette partie.

Les témoins humains servent aux humains. Ce genre d'événement dont l'issue est la mort d'un homme, causée par un autre, et contrecarrant toutes les lois religieuse, politique et morale, doit être répertorié de façon claire et précise. Or, le duel se produit en dehors de tous ces mondes. Je suis présent à l'événement pour authentifier une chose: on a bien isolé les deux êtres du duel, afin que ne soit jugé ni la qualité de leur matériel, ou la valeur de leurs partenaires mais leur propre valeur, seule, devant le hasard et l'improbable. En tant que témoin officiel, j'avais droit à plus de vérification. Je constituais, personnellement, le rapport objectif, et scientifique de cet événement.

Mais, encore une fois, je me lassai. J'avais besoin de plus d'opulence. Je me le disais bien. Je désirais devenir heureux.

Chaque fois que le sort de l'humanité se détournait de la logique, lorsque les événements se rencontrent de manière tellement bizarre que le destin se coince et s'extirpe en une incongruité inintégrable au grand ordre de la vie, on se souvient du moment. Par la suite, on essaie de l'expliquer, de le comprendre, d'ajouter l'exception qu'il représente à l'ensemble des lois de la vie que nous connaissons déjà. J'aurais aimé connaître tous ces moments et pouvoir vous les racontez. Pourtant, je reste un humain et j'assiste à une fraction d'entre eux. Comme Sir Johanes Coylin, je raconte mes histoires à ceux qui m'entretiennent. Je ne travaille plus pour vivre; je vis, tout simplement, je deviens un témoin spécial. Je ne sais trop si je suis devenu immortel, à force de survivre à toutes les mascarades auxquelles j'ai pu assister. Le massacre de Savère, la grande orgie de Wallport, ces événements incompréhensibles...

Depuis quelque temps, mon utilité s'est atténuée peu à peu. Grâce aux innovations technologiques, on peut désormais assister à tous les événements de la planète, de différents points de vue physiques et commentés par des esprits opposés. C'est fantastique. Malheureusement, je suis le martyr de cette réalité.

Et puis je suis où, présentement? Ma vie a été bien réussie, je pense. Considérant que l'on vit lorsqu'il y a une certaine existence autour de nous, et que la logique normale est un de ces fils invisibles qui nous empêche de remarquer l'ordinaire, je pense avoir pu donner un certain relief à ma vie. Des choses se sont produites, mes sens ont pu capter des sensations, et j'ai profité de cette multitude d'influx pour prendre du monde sa plus grande partie. Je l'ai vu bouger.

Maintenant, il me reste à vivre le plus grand happening de tous les temps. Et j'y assisterai ici, dans mon lit. Et vous y assisterez aussi. Il est possible que, dans le temps, cet happening soit quelque peu décalé du mien, mais peu importe le moment de votre mort -car il s'agit bien d'elle dont on parle-, elle est éternelle, elle avale votre vie, comme elle avale son souvenir. Nous mourrons donc tous au même moment.

L'importance des événements sera tellement grande qu'ils nous feront oublier tous ceux qui furent. Le présent envahira futur et passé. J'ai bien l'impression que cette apocalypse sera inoubliable.

C'est-à-dire.

C'est-à-dire que nous avons été les témoins d'une panoplie de choses, que nous avons interprétés de différentes façons. Peut-être que cette apocalypse -car c'est bien ce que j'attends- sera ce seul événement qui ne comptera aucun point de vue. Elle ne pourra être discutable et sera tellement grande qu'elle débordera de tous les champs de vision.

Début. Milieu. Fin. Êtes-vous vraiment étonnés?

Puis je vis l'agneau briser le premier des sept sceaux, et j'entendis l'un des quatre êtres vivants dire d'une voix qui résonnait comme le tonnerre: "It's happening".

 

 


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