Victor Hugo : Ils ont voté! 
(extrait des Châtiments, III, 4, 1853)

 

Ils ont voté (1) ! Troupeau que la peur mène paître

Entre le sacristain et le garde champêtre,

Vous qui, pleins de terreur, voyez, pour vous manger,

Pour manger vos maisons, vos bois, votre verger,

Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre(2),

S'ouvrir tous les matins les mâchoires d'une hydre ;

Braves gens, qui croyez en vos foins, et mettez

De la religion dans vos propriétés ;

Âmes que l'argent touche et que l'or fait dévotes (3)

Maires narquois, traînant vos paysans aux votes

Marguilliers (4) aux regards vitreux ; curés camus (5)

Hurlant à vos lutrins : Doemonem laudamus (6) ;

Sots, qui vous courroucez comme flambe une bûche ;

Marchands dont la balance incorrecte trébuche ; […]

Invalides, lions transformés en toutous (7);

Niais, pour qui cet homme (8) est un sauveur ; vous tous

Qui vous ébahissez, bestiaux de Panurge,

Aux miracles que fait Cartouche (9) thaumaturge (10)

Noircisseurs de papier timbré, planteurs de choux,

Est-ce que vous croyez que la France, c'est vous,

Que vous êtes le peuple, et que jamais vous eûtes

Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes ?

 

 

Ce droit, sachez-le bien, chiens du berger Maupas (11),

Et la France et le peuple eux-mêmes ne l'ont pas.

L'altière Vérité jamais ne tombe en cendre.

La Liberté n'est pas une guenille à vendre,

Jetée au tas, pendue au clou chez un fripier.

Quand un peuple se laisse au piège estropier,

Le droit sacré, toujours à soi-même fidèle,

Dans chaque citoyen trouve une citadelle ;

On s'illustre en bravant un lâche conquérant,

Et le moindre du peuple en devient le plus grand.

Donc, trouvez du bonheur, ô plates créatures,

À vivre dans la fange et dans les pourritures,

Adorez ce fumier sous ce dais de brocart,

L'honnête homme recule et s'accoude à l'écart.

Dans la chute d'autrui je ne veux pas descendre.

L'honneur n'abdique point. Nul n'a droit de me prendre

Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour.

Tout l'univers aveugle est sans droit sur le jour.

Fût-on cent millions d'esclaves, je suis libre.

Ainsi parle Caton (12). Sur la Seine ou le Tibre,

Personne n'est tombé tant qu'un seul est debout.

Le vieux sang des aïeux qui s'indigne et qui bout,

La vertu, la fierté, la justice, l'histoire,

Toute une nation avec toute sa gloire

Vit dans le dernier front qui ne veut pas plier.

Pour soutenir le temple, il suffit d'un pilier ;

Un Français, c'est la France ; un Romain contient Rome,

Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d'un homme.

NOTES

1.Ils ont voté ! : le plébiscite du 20 décembre 1851 devait aboutir à la naissance du second Empire. 2. Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre : les paysans furent les premiers à se rallier à Louis-Napoléon Bonaparte, par peur d'une jacquerie, 3. Ames... dévotes : allusion aux bourgeois. 4. Marguilliers : membres chargés d'administrer les biens d'une paroisse. 5. camus : pour un nez : aplati et court. Ici, bornés, obtus. Le démon est souvent représenté avec un visage camus. 6. Doemonem laudamus : « Nous louons le démon », parodie du « Te Deum laudamus ». 7. Invalides ... toutous : Sauboul, qui avait été un des chefs de la guerre des rues en décembre 51, fut nommé au commandement des Invalides. 8. cet homme : Napoléon III, surnommé, par l'auteur, « Napoléon le petit ». 9. Cartouche : célèbre voleur et criminel du début du XVIIIème siècle. Un des surnoms, aussi, qu'Hugo attribue à Napoléon 111. 10. thaumaturge : faiseur de miracles. 11. Maupas : préfet de police en 1851 qui a participé au coup Etat du 2 décembre 1851. 12. Caton : Caton d'Utique, figure illustre de la résistance contre César ; après la mort de Pompée, il essaya de continuer la guerre en Afrique, alors que les siens l'abandonnaient. Hugo songe, ici, au personnage évoqué dans La Pharsale de Lucain.

Source : http://www.matisse.lettres.free.fr/artdeblamer/tzonvote.htm


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