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.L'anarchie est la
formulation politique du désespoir.
L'anarchie n'est pas un
fait de solitaire ; le désespoir non plus. Ce sont les autres qui nous
informent sur notre destinée. Ce sont les autres qui nous font, qui nous
détruisent. Avec les autres on est un autre. Alors, nous détruisons les
autres, et; ce faisant, c'est nous-même que nous détruisons. Cela a été
dit ; il importe que cela soit redit. Le Christ, le péché, le malheur,
le riche, le pauvre… nous vivons embrigadés par des idées mots. Nous
sommes des conceptuels, des abstraits, rien. Une morale de l'anarchie ne
peut se concevoir que dans le refus. C'est en refusant que nous créons.
C'est en refusant que nous nous mettons dans une situation d'attente, et
le taux d'agressivité que recèle notre prise de position, notre
négativité, est la mesure même de l'agressivité inverse : tout est
fonction des pôles. Nous sommes de l'électricité consciente ou que nous
croyons telle, cela devant nous suffire. Les postulats, les théorèmes,
le quid éternel qui est notre condition d'homo curiosus, tout nous porte
vers des solutions d'altérité à des problèmes que nous fabriquons.
L'énoncé d'un problème est suspect par cela même qu'il s'exprime dans un
langage conventionnel. Muller, au siècle dernier, s'inquiétait de savoir
pourquoi le passé du verbe to love n'est le passé que dans le suffixe.
LOVED... et le passé s'étale, dramatique. Ce n'est rien d'entendre dire
: 1 love ; c'est un présent qui nous satisfait ou nous informe,
simplement. Il suffit que la désinence entre dans le jeu pour que tout
change, en dehors même du problème linguistique. Ce D, ce loved suscite
immédiatement le regret qui est de la révolte civilisée. Tout un
potentiel d'irréversibilité s'inscrit dans cette lettre qui semble
conventionnelle et qui n'est que le résultat d'une longue évolution
phonétique tendant vers la simplicité, vers la clarté de la parole. La
grammaire soumise, il reste cet outil, ce mot faisant du passé,
fabriquant une conscience, des pensées, de la mélancolie, de l'histoire.
Nous ne savons pas que les conventions, qu'elles soient linguistiques,
morales, religieuses, économiques, nous enferment dans le " social "
comme une toile invisible qui nous met en situation de faire quelque
chose, de penser cette chose comme si de toute évidence elle était une
création de notre volonté de faire et de penser, alors que nous sommes
la mouche prise, réduite, par une araignée nous observe sans nous
manger. L'homme est mangé par la société mais il se réinvente
perpétuellement, par une sorte de connivence inconsciente qui fait de la
victime l'élan vital de son bourreau. Sans crime, point de bourreau,
pardi ! Ce sont les juges qui fabriquent les délinquants. Comme le dit
Sartre à propos de la trahison, la répression est un crime adventice, un
crime au second degré qui ne saurait montrer son visage le premier,
c'est pour cela que les sociétés sont répressives elles tuent par
délégation, en second 1ieu ou mieux, par ricochet. Elles tuent par la
Morale, aussi tranchante, mais enfermée garantie par de la procédure. La
procédure est une façon mécanographique de tuer son prochain.
L'histoire de
l'Humanité est une statistique de la contrainte.
Je ne pense pas, dans nos modes habituels de penser, qu'il puisse y
avoir une vie possible sans la contrainte. La Loi, quelle qu'elle soit
-fût-elle plus désintéressée- comprend toujours ce qui est en dehors
d'elle, son contraire l'anti-loi, ce qui est derrière la promulgation.
Il y a dans la pensée du législateur des coins d'ombre où mûrissent les
activités louches et nécessaires de la jurisprudence. Une loi contre la
torture n'est pas une loi complète si elle ne prévoit pas torture pour
qui torture. " Pour un œil deux yeux... pour une dent, toute la gueule
", disait Lénine, je crois, avec sens troublant de la métaphysique de
vengeance et de ses intérêts composé. Ce qui saute aux yeux et à la
gorge de l'homme c'est bien cette contrainte sans quoi la société ne
pourrait subsister, c'est bien de subsistance qu'il s'agit. Cette force
contraignante qui me fait m'habiller au mieux des canons de la mode
contemporaine afin de ne point forcer le rire de ceux qui me regardent,
en dit assez la sur l'accoutumance du citoyen à la règle du ça se fait,
ça ne se fait pas. Ce qui me hante, c'est la contrainte et pourtant je
m'y donne.
Les murs ont la
parole
Montrez-moi donc un homme dans cet univers du matricule !
La destruction est un ordre inversé. C'est la négation du Bien social
que j'analyse dans la grenade amorcée. Qu'est-ce que Bien social sinon
ce qu'aujourd'hui je définis comme étant le Mal, mon Mal, ce Mal qui me
bâillonne, qui me soumet, Les gonds de la porte sautés, je rentre dans
la Cité, des fleurs noires à la main et on me lynche. J'entre avec mon
Bien qui devient leur supplice, leur Mal par moi donné. Je suis devenu
le diable. La contrainte est cette exonération de principe qui me
justifie dans ma prudente obéissance, véritable image du civisme.
J'obéis, sans ordre. J'obéis, parce que membre de cette société je
m'ordonne de me taire. Il y a chez tout domestique une heureuse
disposition d'esprit qui le fait se plier sans casser jamais. Les images
contraignantes me sont projetées jour après jour selon des normes
acquises et tellement envahissantes d'admirables techniques que le poste
de réception qui me transmet les mots d'ordre est réglé pour le soft et
pour la juste valeur des points, des lignes, par moi. J'ai cessé de
penser par moi. Chez moi, je pense ON. Le JE est défiguré par une
grammaire nouvelle qui me désapprend la solitude et le courage. Le
courage, mon courage, celui qui me met à portée de voix de la vraie vie
s'est émasculé. J'ai coupé les plombs à mon courage. Je suis noir.
Dehors, si je le sortais indemne, il y a fort à parier qu'on me le
rapporterait avec un catalogue de pénalités.
Nul droit privé, nul droit public ; ce sont des mots de doctrine. Il
n'est qu'un droit : pénal. Rien ne va plus dans l'obligation que je me
mets sur le dos en signant au bas du contrat, sans l'assortiment prévu
de contraintes pécuniaires, si je ne m'oblige pas.
Pourquoi n'assure-t-on pas la contrainte ? Parce que la peine ne peut se
garantir. Elle est assumée de toute éternité. J'en suis l'artisan. Si je
la révoque, elle se retourne et me gifle. A genoux, je rythme la cadence
des coups qu'elle me porte, sous le charme, malgré tout, du délai et de
la grâce. Dans ce Bien, dans ce Mal, je me sens étranger. Je suis un
forain de la Morale. Si le Bien est femelle, le Mal laboure. Un
troisième sexe m'importe davantage et c'est peut-être cela,
l'indifférence. L'indifférent s'est dépossédé de soft droit. Il
n'invoque plus rien. Il regarde, le cas échéant, il regarde le droit :
signal d'alarme, rue barrée, conscience du fait social. Je crois en une
relativité juridique dès que j'ai sabordé les postulats fondant la règle
de droit. Nous sommes encore des romanistes.
Le Code civil est un traité pratique de droit romain revu par une
séquelle révolutionnaire. Nous ne sommes guère loin du sacramentum in
rem, de 1'in jure cessio, et des formules du très ancien droit qui
sanctionnait telle manigance juridique. On a simplement dénigrifié les
actions de la loi pour en arriver à cette tartuferie jurisprudentielle
qui saute de l'article 1382 à l'article 1384 et qui inclut de la
responsabilité dans une arche de béton, s'il le faut.
La responsabilité des
choses a mis le risque dans la gueule du chien. Le maître mord par
procuration, et c'est cela la civilisation du droit : donner une pensée
à la matière inerte, mettre l'homme au ras de la chose, le
dépersonnaliser au point de transformer ce qu'une morale antique nommait
la faute en un risque latent. Le risque c'est de la faute antidatée. De
cette machinerie dont je suis le serf, de cette incessante ingérence de
mes viscères, de mon sang, de mes nerfs, de cette prison définitive où
l'on m'a mis -moi mammifère bipède- je ne me libère que par des mots.
Ma pensée régie par mes " humeurs ", mon imagination qui se règle sur le
déjà fait, le déjà vu, me sont une tromperie supplémentaire.
Mon désespoir est un désespoir chimique. Je me meurs de mourir à chaque
seconde. Je n'ai de salut que dans le refus, une tromperie de plus mais
terriblement suractivante. le suis roi de ma douleur et c'est elle qui
me soumet. Au fond, la douleur serait un plaisir, n'était la
démangeaison qui me la met toujours en épigraphe. Sur le livre de notre
vie, un mot plein, signifiant : " Souffre! " Le chien qui crie, un homme
qui gueule : rien ne les différencie. Je me sens particulièrement chien
à mes heures de retrait du monde.
D'ailleurs, je perds mes facultés de parole. Je ne me parle jamais. Je
me chante. Je me mathématique. Je me nature. Je parlerai de cette
grammaire qui nous a muselés depuis longtemps. Je ne puis supporter la
faute d'orthographe. La règle, à ce point ancrée est au-dessus de la
règle. Elle est transcendée, dirait le philosophe. Et la règle se
surpassant de- vient " moi ". La morale, d'où qu'elle émane, est bien
près de cette autodictature. Ce ne sont pas les tyrans qui gouvernent.
Le monde c'est de l'anarchie tempérée par des règlements de solitaires
et quelques barèmes policiers.
La propriété ? C'est le
mot qu'il faut changer.
Je suis propriétaire de mon droit de revendiquer "cette", propriété,
objet de ma convoitise et dont la sanction possessive ne s'en remet qu'à
l'argent qu'il me faut pour en devenir le maître, à moins que je n'aie
décidé de transgresser l'ordre établi et de m'emparer par la force ou
par la ruse d'un bien que je considère, de toute éternité, comme devant
m'appartenir. Et ce qui m'appartient, je peux le casser : c'est ça, le
droit de propriété, le droit de détruire... ad libitum ! Le droit de
propriété sur le Van Gogh que j'ai payé trois cents millions, ça n'est
pas celui de le mettre à la banque en attendant les jours maigres, ça
n'est pas non plus celui de le regarder tout seul, chez moi, en
maugréant ou non sur les façons particulières que le peintre avait
d'aller au bordel, le rasoir dans la poche et l'oreille aux aguets…
Non, mon véritable droit de propriété sur ce tableau est de pouvoir le
brûler, dans ma cheminée, sur un bûcher d'indifférence, avec, dans l'œil
et dans cette mémoire imaginée qui ne se trompe guère car les choses
tournent en rond, les critiques d'art de l'époque qui n'ont rien vu du
génie de Vincent. Or, moi je vois et je suis devenu seul à " voir " dans
cette pyromanie critique ! Je ne vole pas la pâtée de mon chien parce
que je ne mange pas " chien ".
Ce n'est pas si sûr que ça, d'ailleurs. Dans le confort de mon salaire,
de ma " quinzaine ", de ma paie, de mes émoluments, de mes honoraires
(curieuse façon de multiplier le vocabulaire du fric...) je ne regarde
même pas le chien manger. C'est un monde qui m'indiffère. Moi, je suis
un homme qui pense et qui mange du sauté de veau, du caviar frais ou du
laitage, car le médecin me l'a recommandé. Mais ce système nivellateur
qui consisterait à me mettre à portée animale, à mesurer l'étendue, le
territoire de la faim, de l'hygiène jusqu'aux abonnés de la cantine
communautaire, à souscrire au garde-manger des mouches tirées à quatre
épingles sur la toile d'araignée en me disant : " C'est bien, je "
m'araigne ", j'en ai encore pour quatre jours… cela, jamais, et
pourtant... Si je meurs de faim, je broute, je dure, je ne pense plus au
manger " chien " ou " homme " maïs il importe que je " tienne " parce
que la société m'a identifié, elle m'a donné un nom, je suis le fils de
quelqu'un.
Ce n'est pas un droit, la
filiation, c'est un état. Un chien qui vole reçoit un coup de pied. Si
je vole un pain, on m'enferme. Mon travail donc me vaut de n'être pas
aux fers. II vaut mieux, des heures durant, planter des clous dans
l'imbécile " planning " de la merde prolétarienne que bayer aux
corneilles et, le soir venu, tendre des filets aux " honnêtes " gens et
puis aller faire des comptes au commissariat de police. Le contentieux
correctionnel que j'évite me fait l'esclave de quelqu'un et,
aujourd'hui, d'un être précis : la société anonyme. Je veux dire par là,
non pas l'artifice juridique qui met le Capital dans une action cotée en
Bourse, mais ces gueules multiples du trottoir et du métro, le Peuple,
l'humus sur lequel pousse tous les quatre ou cinq ans ce qu'il est
convenu d'appeler le suffrage universel ! Les gens que je ne vois pas
n'existent pas.
Si je ne suis pas un bandit c'est parce que le Peuple a voté pour qu'on
invente le Procureur de la République.
Le peuple c'est le fourrier de la tyrannie.
Une psychanalyse de la patrimonialité commencerait par nommer : le droit
se parle. Mon patrimoine ne saurait vaincre jamais les prétentions de l'Etat
à me soumettre à ses vues d'expropriation ou l'appréhension d'un voisin
arguant d'une servitude de mitoyenneté si je ne produis pas la preuve
cadastrale de mon MIEN.
Qu'est- ce que le Mien sinon une convention achetée ? Mon chêne est à
moi, mon chêne centenaire. Une vue plus saine m'indiquerait qu'il est à
celui qui l'a planté, au chêne père de la libre nature, au paysage dont
il est un point mouvant dans la tempête ou statique dans l'été bleu.
Qu'il est à lui-même, enfin ! Mon rein est à moi... Cette parole qui
m'enchaîne au droit patrimonial est une parole de circonstance, une
parole admise, écrite au bas de l'acte notarié et transcrite sur le
registre des hypothèques, autre certitude d'authenticité.
Le mot est lâché : "
authentique ".
Je m'en remets au parchemin, à l'écriture serve de cette parole inventée
par le jeu social. Nous jouons à nous barricader dans les mots de
possession : MA maison, MA femme, MON stylo, TON droit, SON chien. Karl
Marx n'a pas assez médité sur la conjugaison possessive, la seule à ne
jamais craindre les fautes d'orthographe, la conjugaison du MIEN et du
TIEN. Toute l'Economie Politique repose sur un geste : la main qui
livre, la main qui prend. Les théories sont en marge et n'expliquent
qu'une certaine psychologie dans la détente de la production. Les
macrodécisions ont des doigts d'acier. Le SIEN reste plus objectif : le
SIEN est une parole d'attente. Le SIEN est ignoré du bourgeois et en
vitrine pour le gangster. En dehors des normes juridiques - et,
singulièrement, des contraintes pénales - le SlEN perd de son
objectivité : il peut devenir MIEN ou TIEN.
C'est dans une telle
perspective langagière qu'il convient d'étudier la psychologie du
voleur. Le voleur, sorti du chemin légal, ne prend qu'un bien vacant, et
qui est vacant à l'heure de la technique, au moment où l'attirail du
fric-frac est mis en œuvre, au moment du guet - ce qui est un travail
dur et précis, au même titre qu'un travail sur un objet manufacturé. Le
voleur ne prend pas " ses " risques. Il assume sa condition de voleur :
il a contre lui la Loi, et pour lui, l'antiloi, c'est-à-dire sa loi
propre. Il est significatif que cette loi dite " du milieu " qu'un
romantisme sommaire a reléguée dans la mythologie du film policier soit
en réalité une façon marginale de dire le droit, aussi, ou plutôt de
dire l'antidroit. Dans le cas précis du " milieu ", le code de l'honneur
est un code du silence. Celui qui parle, qui se met " à table " est
passé de l'autre côté. La trahison lui a servi de support pour rentrer
dans le rang. Et le rang, c'est une façon d'attendre les décorations ou
le règlement de comptes. Au fond, la trahison est une morale du
bien-être social, et le bourgeois trahit par omission. Sans situation
juridique il n'y a pas de droit. Sans mot pour le nommer il n'y a pas
d'arbre.
Nous faisons nos chaînes :
par la règle, par les mots. J'entends par mot - cela va de soi -
l'immédiat concept qui me rive au discours intérieur. Sans le mot "
arbre ", toute une tranche de ma connaissance s'évanouit : je ne vois
plus de forêts, je ne sais plus m'y promener, je perds le feu et,
perdant le feu, mon sang se fige, je suis perdu à tout jamais. J'entends
bien le désespoir me sonner dans la brume de cette constatation. Je ne
suis plus rien, je m'indiffère. Je ne me parle plus. Je ne vois plus les
nids, le recommencement total à chaque fois des mêmes vols ; des mêmes
cris, des mêmes chants.
Sans arbre, où se nicheront les oiseaux ? Quand je les vois voler,
pourquoi ne puis-je plus penser au mouvement des ailes, à cette
géométrie apprise et que je retrouve dans le vol du corbeau, encore que,
croissant, il inquiète des données magiques, apprises elles aussi. Quand
je vois un corbeau, je retrouve Poe et, ce faisant, les fiches
psychanalytiques de Marie Bonaparte, et je me demande quel est celui des
deux qu'il fallait mettre à la question. Le corbeau est devenu, pour
moi, un fait littéraire et c'est cela que je nomme le désespoir. Je ne
sais plus voir le cervidé. Je vois une forme allusive du destin et sa
résonance littéraire ou poétique : trois coups portés à la vitre.
Léo et des
"copains" à Perpignan
L'anarchie, cela vient
du dedans.
Il n'y a pas de modèle d'anarchie, aucune définition non plus.
Définir, c'est s'avouer vaincu d'avance. Définir, c'est arrêter le train
qui roule dans la nuit quand il s'écartèle à l'aiguillage. Autant dire
qu'on est pressé d'en finir avec l'intelligence de l'événement, C'est
par son inaptitude foncière à ne savoir rien définir que l'homme piaffe
dans les remarques et la philosophie. Un train à l'aiguillage, c'est un
devoir bien fait, c'est de la route honnêtement vendue à moi, passager,
acheteur de cette ligne de nuit qui me conduit à X en passant par
l'aiguillage Y, bretelle nécessaire mais dont j'ignore la raison
déviationniste. On ne me dévie pas de ma route, on me la rend parfaite
et sûre. Moi, je ne pense qu'au bruit d'enfer et la peur m'envahit.
Je définis l'aiguillage par rapport à mon problème de solitaire roulant.
Si je pense au bloc dispensateur de voie libre, j'y pense en imaginant
l'homme aux manettes et à la possibilité d'une fausse manœuvre. Je ne
donne pas la définition de 1'ingénieur, je ne vois pas la route en coupe
où je risquerais de comprendre techniquement la croisée des rails. Je ne
sais pas qu'après mon passage - et il est bien question de MON et non
pas d'une donnée objective et chiffrée par le trafic - cette soupape se
fermera, des bras de fer illuminés de vert se mettront en garde pour
laisser glisser vers un autre point x, mon semblable, ce prochain de la
gare que j'ai vu naguère sur le quai, hélant un porteur et s'installant
dans le train suiveur, à cinq minutes, ce train suiveur qui me court aux
fesses - et j'y pense - et qui trouvera la route libre sur ce chiffre de
fer tordu, objet de mon ressentiment. II n'y a pas que moi dans le monde
des trains. Et pourtant, c'est cela qui me retire tout à fait du monde à
ce moment précis où - contre toute évidence - je me crois seul, fait
comme un rat dans ce véhicule qui, au dépôt, n'est jamais qu'une
abstraction de plus fuyant dans la nuit. Dans cette solitude du muscle,
je ne me connais et ne me reconnais aucun maître, et voilà que je suis
contraint de me solidariser avec le rail, le rail de mon inquiétude et
le rail des autres, de tous les autres. J'ai le moyen de m'immoler à
cette peur et je n'en ai qu'un, immédiat, auquel je n'ose me reporter :
le signal d'alarme, car au-delà de cette poignée que je crois être de
sécurité, il y a un tarif de pénalité, ce nivellement de l'autonomie, un
simple avis qui me muselle. Ainsi de l'homme en société : il n'ose
jamais tirer le signal, garant de sociabilité.
Le mot " seul " est chargé
de brume, c'est une parole de réflexion, de lumière réfléchie, noire, à
peine valide. C'est dans le " seul " que je me retrouve chaque soir
après la pause des travaux journaliers et divertissants. Dans la rue, le
solitaire est agréé par l'identique, par le monsieur qui marche
au-devant et qui lui réfléchit cette lumière particulière qui fait d'un
dos commun, courbé, le propre dos du suiveur, de l'attente.
Cette solitude viscérale est à portée de toutes les consciences. Qui n'a
dit qu'il se sentait seul dans une foule? Cliché piteux qui fait de
cette foule un creuset de misère mentale. Aussitôt embrigadé, aussitôt
muselé, défenestré, tapi dans le lieu commun politique. Il faut des
lieux communs aux tyrans qui s'essuient sur le multiple de la sottise.
Les tyrans, ce jour, ont beau jeu.
Politiquement, la
solitude est un non-sens.
Il n'y a même pas de quoi faire un solitaire dans l'arsenal
démocratique. L'isoloir est une place publique. Cette psychologie du
vote secret est un rejet de la confession. On se confesse à un bulletin.
L'isoloir, vespasienne sèche, ce couvent du socialisme à l'heure
apéritive... J'enrage à la pensée que des hommes acceptent de s'isoler
administrativement autrement que pour uriner. La souveraineté nationale
à ce point traquée dans un cabinet municipal, cela monte du fond de mon
cœur comme une nausée de principe. Les idées qui sentent, je ne sais
rien de plus définitif dans notre condition de Peuple-Roi.
Léo Ferré
Léo
a chanté de très nombreuses fois -gratuitement-
pour soutenir les actions de la Fédération Anarchiste (ici à Besançon) |