L'armée
de la nuit[1]
Isaac Asimov[2]
Les
scientifiques pensaient que c'était établi. L'univers, avaient-ils décidé, a
dans les quinze milliards d'années, et la terre elle-même, près de cinq. Les
formes simples de la vie parvinrent à l'existence il y a plus de trois
milliards d'années, élaborées spontanément à partir de la matière inerte.
Elles allèrent en se complexifiant, par de lents processus d'évolution, et les
premiers lieux hominiens apparurent il y a plus de quatre millions d'années.
L'homo sapiens lui-même, l'espèce humaine actuelle, des gens comme vous et
moi, foulent la terre depuis au moins cinquante mille ans.
Mais
ce n'est pas établi. Il y a des Américains qui croient que la terre a au plus
dix mille ans; que les êtres humains et toutes autres espèces furent amenés
à l'existence par un créateur divin comme des variétés d'êtres définitivement
distinctes; qu'ils ne connurent aucun processus d'évolution, et qu'il n'y en
eut jamais. Ce sont des créationnistes, et ils se nomment eux-mêmes créationnistes
scientifiques.
De tels créationnistes
constituent une force grandissante dans le pays, et revendiquent l'enseignement
obligatoire de leurs idées à l'école. Des législations d'États, par souci
électoral, montrent des signes de capitulation face à eux. En Arkansas, en
Iowa, en Floride, en Californie, de forts mouvements poussent vers une légalisation
du créationnisme. Est-ce réellement quelque chose à craindre ? Certes, seule
une petite minorité de la nation est créationniste, petite mais pas nulle
toutefois. Le prêche télévisé de Jerry Falwell réunit à lui seul,
croit-on, quinze millions de spectateurs, et dans certains secteurs de
Ils ont constitué un groupe
d'adeptes fervents et dévoués, convaincus au-delà de tout argument à la fois
de leur droit et de leur vérité, et capables d'utiliser leur conservatisme
simpliste et leur patriotisme à slogans pour entraîner à leurs côtés des
alliés qui ne sont pas vraiment acquis aux dogmes créationnistes. Des sociétés
ont été désorganisées et dominées par de plus petits groupes que celui-ci,
parce que la majorité était restée dans l'apathie d'une sécurité illusoire.
Pour
ceux qui sont rompus aux méthodes scientifiques, le créationnisme paraît un
mauvais rêve, une brusque renaissance d'un cauchemar, un retour de la marche
d'une "Armée de
La
preuve scientifique, pour ce qui est de l'âge de la terre et du développement
évolutif de la vie, semble écrasante aux scientifiques. Comment peut-on la
remettre en cause ? De quels arguments les créationnistes usent-ils ? Quelle
est la "science" qui rend leurs vues "scientifiques" ?
Voici quelques exemples.
L'argument par analogie |
Une horloge implique un horloger,
disent les créationnistes. Si vous deviez trouver une montre merveilleusement
complexe dans le désert, loin de toute habitation, vous ne seriez pas moins sûr
de sa fabrication par des mains humaines, puis de son abandon en ces lieux. Cela
dépasserait les limites du croyable qu'elle ait été simplement générée,
spontanément, à partir des sables du désert.
Par analogie alors, si vous considérez
l'humanité, la vie, la terre et l'univers, chacun d'eux étant infiniment plus
complexe qu'une montre, vous pouvez encore bien moins croire que "c'est
arrivé tout seul". Car chacun, tout comme la montre, doit avoir été façonné,
mais par des mains plus qu'humaines, bref par un créateur divin.
Cet
argument semble sans faille, et l'on s'en est servi (quoique de manière
rarement explicite) dès l'aube de la pensée consciente afin de créer un monde
de dieux et de démons. Ainsi, l'arrosage des fleurs réclame un arrosoir; par
conséquent, la pluie provient d'un arrosoir divin, tenu par un dieu, et peut être
accordée ou refusée au gré de la fantaisie divine. Refroidir votre soupe en
soufflant réclame des poumons humains, par conséquent, le vent est le produit
de poumons divins. Un long voyage à bonne allure réclame un cheval et une
voiture, vous-même tenant les rênes; par conséquent, le soleil, dans sa
traversée du ciel, réclame un cheval et une voiture de feu, avec un dieu aux rênes.
On pourrait continuer longtemps. Expliquez donc à des cerveaux préscientifiques
que le vent, la pluie, le soleil suivent les lois naturelles, aveuglément et
sans esprit directeur, cela leur paraîtrait hautement invraisemblable. Et, cela
pourrait vous valoir la lapidation à mort pour blasphème.
Cet argument réduit Dieu à un
monosyllabe, équivalent à "je ne sais pas". Il y a bien des aspects
de l'univers qui ne peuvent encore s'expliquer d'une manière scientifiquement
satisfaisante; mais l'ignorance ne prouve que l'ignorance - qui peut être un
jour vaincue. Capituler devant l'ignorance, et l'appeler Dieu, a toujours été
prématuré en son temps, et le demeure au nôtre. Bref, la complexité de
l'univers et notre propre incapacité à l'expliquer totalement ne sont pas, en
soi, la preuve d'un Créateur.
L'argument du consensus |
Les créationnistes
soulignent que cette croyance en un Créateur se retrouve chez tous les peuples
et civilisations. Sans doute cette aspiration unanime révèle-t-elle une grande
vérité. Il n'y aurait pas de croyance unanime dans un mensonge.
Pourtant, pour une croyance générale,
ce n'est pas très surprenant. Selon l'argument de l'analogie précédemment
mentionné, tout peuple ou groupe qui considère l'existence du monde le tient
pour une création d'un dieu ou de dieux, exactement comme les êtres humains
eux-mêmes façonnent des javelots pour la chasse, ou des poteries.
Naturellement, chaque groupe
invente le détail complet de l'histoire et il n'y a pas deux récits de
Les
anciens Hébreux également avaient un conte de la création - deux, en fait. Il
y a une histoire originale d'Adam-et-Eve-au-Paradis, avec l'homme créé le
premier, puis les animaux, puis la femme. Et il y a aussi la légende poétique
de Dieu faisant l'univers en six jours, avec les animaux précédant l'homme,
puis l'homme et la femme créés ensemble. Ces mythes hébraïques ne sont pas
en soi plus crédibles que tous les autres, mais ce sont nos mythes, et les
seuls auxquels les créationnistes s'intéressent ou (dans la plupart des cas)
les seuls dont ils aient entendu parler et qu'ils veuillent propager.
Certes, si c'est le consensus général
qui prouve l'existence d'un Créateur, alors le désaccord général infirme
chaque autre forme de création, puisqu'aucune culture n'admet d'autre mythe de
la genèse que le sien. En fait, si vous le considérez avec attention, le
consensus universel ne prouve rien, et n'a jamais rien prouvé, car il peut très
bien exister une croyance unanime en ce qui n'est pas. Ainsi, l'opinion quasi
universelle, pendant des milliers d'années, selon laquelle la terre était
plate, n'a jamais aplati d'un pouce sa forme sphérique.
L'argument du dénigrement |
Les créationnistes
soulignent fréquemment le fait que l'évolution n'est "qu'une théorie".
Cela donne l'impression que la théorie est une pensée vide. Comme si un
scientifique, se levant un beau matin sans avoir rien de spécial à faire, décrétait
que la lune est peut-être constituée de fromage de Roquefort, et avançait
aussitôt la théorie dite du fromage de Roquefort.
Ce
n'est, bien sûr, que la naïveté créationniste. Une théorie (au sens
scientifique du mot) est une description détaillée d'une facette des oeuvres
de l'univers, fondée sur une observation à long terme et, là où c'est
possible, sur l'expérimentation, résultat d'un raisonnement prudent à partir
de ces observations et expérimentations, et qui a généralement survécu à l'étude
critique de scientifiques.
Par
exemple, on considère la description de la nature cellulaire des organismes
vivants (la "théorie cellulaire"). Ou encore, d'objets s'attirant
mutuellement selon une loi déterminée (la "théorie de la
gravitation"). Ou encore, de l'énergie sous forme de particules (la
"théorie des quanta"). Ou encore, de la lumière voyageant dans un
espace vide à une vitesse déterminée mesurable (la "théorie de la
relativité"). Etc.
Toutes sont des théories, toutes
sont solidement fondées; toutes sont acceptées comme des descriptions valables
de tel ou tel aspect de l'Univers. Ce ne sont pas de pures rêveries, non plus
que des spéculations échevelées. Et aucune théorie n'est mieux fondée,
examinée au plus près, plus passée au crible de la critique et plus
totalement acceptée que la théorie de l'évolution. Si ce n'est
"qu'une" théorie, c'est tout ce qu'elle se doit d'être. Le créationnisme,
d'un autre côté, n'est pas une théorie. Il n'y a aucune preuve, au sens
scientifique, pour l'étayer, pas l'ombre d'une. Le créationnisme, ou du moins
la variété particulière acceptée par bien des Américains, est une
expression d'une légende primitive du Moyen-Orient. Il peut être correctement
décrit par ceux qui entendent le dénigrer en le qualifiant de "pure légende".
Et encore n'est-ce pas vraiment du dénigrement, car une "pure légende",
c'est exactement la définition du créationnisme.
L'argument de l'imperfection |
Les créationnistes,
ces dernières années, ont mis l'accent sur l'arrière-plan
"scientifique" de leurs croyances. Ils insistent sur le fait qu'il
existe des "scientifiques" qui fondent leurs croyances créationnistes
sur une étude attentive de la géologie, de la paléontologie, de la biologie,
et publient des "manuels" qui donnent corps à ces croyances. A peu de
choses près, le corpus "scientifique" du créationnisme dans sa
totalité, d'une façon ou d'une autre, consiste en la dénonciation des
imperfections résidant dans la vision évolutionniste. Ils insistent sur le
fait que les évolutionnistes ne peuvent montrer de vrais maillons intermédiaires
de transition entre les espèces chez les fossiles attestés; que la datation
par la décroissance de la radioactivité est incertaine; que des interprétations
divergentes de telle ou telle partie de la preuve en cause sont possibles, etc.
De ce que la vision évolutionniste
n'est pas parfaite ni ne reçoit l'assentiment de tous les scientifiques en tous
points, les créationnistes induisent que la théorie de l'évolution est
caduque et que les scientifiques, en en restant partisans, fondent leurs idées
sur une foi aveugle et un dogmatisme congénital. (Là, on doit l'admettre, les
créationnistes sont chez eux. Ils ont toujours vécu sur une foi aveugle et un
dogmatisme congénital, et il est amusant de voir qu'ils les considèrent comme
des maux.)
Ici, les créationnistes sont dans
le vrai, jusqu'à un certain point. Le détail de l'évolution n'est pas
parfaitement connu. Depuis que Darwin a, le premier, avancé sa théorie de
l'origine des espèces par la sélection naturelle, en 1859, les scientifiques
ont rajusté et modifié ses propositions. Après tout, on a beaucoup appris de
l'histoire des fossiles et de la physiologie, de la microbiologie, de la
biochimie, de l'éthologie et de tant d'autres branches des sciences de la vie,
au cours du dernier siècle et d'une partie de celui-ci : aussi pouvait-on espérer
améliorer la théorie de Darwin. En fait, nous l'avons déjà amélioré.
Et
le processus n'est pas achevé. Il peut bien ne jamais l'être, aussi longtemps
que des êtres humains continueront à s'interroger et à tenter d'obtenir de
meilleures réponses. Le détail de la théorie évolutionniste est en cause précisément
parce que les scientifiques ne sont pas des sectateurs de la foi aveugle et du
dogmatisme. Ils n'acceptent pas même un aussi grand penseur que Darwin sans
remise en question : et, de même qu'ils n'hésitent pas à l'améliorer, de même
ils ne reçoivent aucune idée, récente ou ancienne, sans démonstration complète.
Même après l'acceptation d'une idée, ils se tiennent prêts à la rejeter si
une meilleure preuve se présente.
Pour autant, si l'on reconnaît
qu'une théorie est imparfaite et que des détails demeurent litigieux, cela
infirme-t-il la théorie dans sa totalité ?
Qu'on
réfléchisse ! Je conduis une voiture et vous en conduisez une. Quant à moi,
je ne sais pas exactement comment fonctionne un moteur. Peut-être que vous non
plus. Et il se peut que nos idées vagues et approximatives sur le
fonctionnement d'une automobile soient en conflit. Doit-on alors conclure de ce
désaccord qu'une automobile, cela ne marche pas, ou que cela n'existe pas ? Ou
bien, si nos sens nous forcent à conclure qu'une automobile marche et existe,
doit-on pour autant en déduire qu'elle serait tirée par un cheval invisible,
sous prétexte que notre théorie des moteurs serait imparfaite ?
Quoique beaucoup de scientifiques
confrontent leurs différents points de vue sur le détail de la théorie évolutionniste,
ou sur l'interprétation de témoignages fossiles nécessairement imparfaits,
ils n'en acceptent pas moins fermement le processus de l'évolution en lui-même.
Et nulle imperfection dans la théorie évolutionniste ne peut en elle-même
et par elle-même prêter une quelconque crédibilité au créationnisme.
Supposons qu'un groupe de
personnes tienne l'Empire State Building pour un gratte-ciel, par le témoignage
de leurs sens, tandis qu'un autre groupe, insistant sur une description de ce
site datant du XVIIIe siècle, maintienne que c'était une maisonnette du Cap
Code, peinte en bleu et blanc. S'il s'avérait que les partisans du gratte-ciel
étaient dans l'incertitude quant à savoir si l'Empire State Building avait ou
non une terrasse d'observation, cela ne prouverait ni en soi ni par soi que se
dressa sur le site une maisonnette du Cap Code, peinte en bleu et blanc.
L'argument d'une science
tronquée |
Les créationnistes
ont soigneusement étudié assez de terminologie scientifique pour essayer
d'infirmer l'évolutionnisme en singeant cette terminologie. Ils le font de
maintes façons, mais l'exemple le plus commun est la proposition répétée que
la deuxième loi de la thermodynamique démontre l'impossibilité de l'évolution.
Cette deuxième loi de la
thermodynamique (traduite en langage puéril) établit que tout changement
spontané s'effectue dans le sens d'un désordre croissant, c'est-à-dire d'une
régression. Il ne peut par conséquent y avoir de construction spontanée du
complexe à partir du simple : car cela irait dans le sens d'une progression.
C'est clairement, donc, que se développe l'argumentation créationniste
puisque, avec le processus évolutionniste, les formes complexes de vie se
constitueraient à partir des formes simples : de sorte que ce processus, tel
qu'il est décrit par les scientifiques, défie la deuxième loi. Ainsi, le créationnisme
doit être vrai.
Ce
genre d'argument sous-entend qu'une erreur clairement visible pour n'importe qui
est d'une certaine façon invisible pour les scientifiques : sans doute
jettent-ils alors ce défi à la seconde loi par pure perversité. Les
scientifiques, toutefois, connaissent effectivement la seconde loi, et ils ne
sont pas aveugles. C'est seulement qu'un argument fondé sur des propositions puérilement
simplistes, comme tant de démonstrations créationnistes, convient seulement à
des esprits puérils.
Pour
élever le débat d'un échelon au-dessus du jardin d'enfants, la seconde loi de
la thermodynamique concerne "un système fermé", c'est-à-dire un
système qui n'échange aucune énergie avec l'extérieur. Le seul système véritablement
fermé que nous connaissions est l'univers dans sa totalité. A l'intérieur
d'un système clos, il existe des sous-systèmes qui peuvent gagner en complexité
spontanément, pour peu que se produise une déperdition encore plus grande de
complexité dans un autre sous-système conjoint. L'essentiel du changement réside
donc dans une perte de complexité, en accord avec les exigences de la seconde
loi.
L'évolution
peut effectivement procéder d'une constitution du complexe depuis le simple, opérant
ainsi une progression, sans faire violence à la seconde loi, pourvu qu'une
autre partie conjointe du système (par exemple, le soleil qui procure à la
terre de l'énergie continûment) régresse (et c'est bien ce qu'il fait) à une
allure beaucoup plus rapide que l'évolution ne progresse. Si le soleil devait
cesser de briller, l'évolution s'interromprait et, naturellement, la vie aussi.
Malheureusement, la seconde loi est un concept subtil que la plupart des gens ne
sont pas habitués à manier, et il n'est pas facile de saisir la falsification
opérée par le créationnisme. La falsification apparaît mieux, peut-être, si
l'on considère le traitement analogue infligé à une autre théorie. La théorie
de la gravitation affirme, pour parler en termes simplistes, que tous les objets
situés dans le voisinage de la terre sont attirés vers elle, et par conséquent,
tombent sur son sol. Il s'ensuit manifestement que les ballons, les avions et
les fusées sont impossibles.
Maintenant, si vous n'acceptez pas
cela, rien ne vous contraint non plus à accepter la vision puérile que le créationnisme
se fait de la seconde loi de la thermodynamique. Il y a beaucoup d'autres
arguments "scientifiques" en usage chez les créationnistes : mais si
certains tirent avantage tout à fait adroitement des querelles d'écoles
actuelles à l'intérieur de la théorie évolutionniste, tous ces arguments
n'en sont pas moins aussi malhonnêtes que l'"argument" de la seconde
loi.
Ces
arguments "scientifiques" sont regroupés dans des manuels créationnistes
spéciaux, qui ont toute l'apparence de la réalité et qu'on presse lourdement
les écoles d'accepter. Ils sont rédigés par des gens qui n'ont jamais fait
leurs preuves en tant que scientifiques. Et, alors qu'ils discutent de géologie,
paléontologie et biologie dans une langue scientifiquement correcte, ils se
consacrent presque totalement à faire jaillir le doute sur la légitimité de
la preuve et du raisonnement qui sous-tendent la pensée évolutionniste : tant
est ancrée en eux la certitude de laisser ainsi le créationnisme comme seule
alternative possible.
En réalité,
le créationnisme n'a aucune preuve pour lui, bien sûr, parce qu'il n'en existe
pas d'autre que la parole biblique, qu'il est de stratégie courante chez les créationnistes
de ne pas invoquer.
L'argument du hors sujet |
Certains
créationnistes rangent d'un même côté toutes les sortes d'évidences
scientifiques, et les considèrent en bloc comme hors sujet. Le Créateur,
disent-ils, a amené la vie, et la terre, et l'univers entier à l'existence, il
y a dix mille ans ou à peu près, le tout achevé, et avec la preuve certaine
d'un développement évolutif perpétuel. Les traces fossiles, la décroissance
de la radioactivité, la fuite des galaxies, tout cela fut créé en l'état, et
les témoignages d'évolution qu'on y trouve sont illusoires.
Certes,
cet argument est lui-même hors sujet, car il ne peut être ni confirmé ni
infirmé. Ce n'est pas réellement un argument, mais un postulat. Je peux
affirmer que l'univers entier fut créé il y a deux minutes, achevé avec tous
ses traités d'histoire décrivant par le détail un passé inexistant, avec
tous les êtres vivant actuellement et leurs mémoires. Prenez-vous donc en
exemple: vous, au fur et à mesure que vous lisez cet article, vous qui en êtes
au milieu, avec, en tête, le souvenir de ce que vous lisiez au début , eh
bien, ... vous ne l'avez pas réellement lu !
Cela, aussi, ne peut être ni
confirmé ni infirmé. Demandez-vous pourtant quelle espèce de Créateur
voudrait créer un univers fondé sur une illusion aussi inextricable. Cela
signifierait que le Créateur a formé un univers contenant des êtres humains
dotés par lui de la faculté de curiosité et de la capacité de raison. Il
aurait dans ce cas fourni à ces êtres humains une somme énorme d'évidences,
allant de soi pour un esprit subtil et intelligent, somme destinée à fourvoyer
cette curiosité et cette capacité de raison et à les convaincre que l'univers
aurait été créé quinze milliards d'années plus tôt, selon un processus évolutif
qui engloberait la création et le développement de la vie sur la terre.
Pourquoi
?
Le Créateur prendrait-il plaisir
à nous égarer ? Cela l'amuse-t-il de nous voir errer ? Est-ce un élément de
test pour vérifier si les êtres humains renieront le message de leurs sens et
de leur raison afin d'adhérer à un mythe ? Est-ce pour se donner un prétexte
afin de nous vouer tous à l'enfer pour n'avoir pas renié sens et raison ? Se
peut-il que le Créateur soit un plaisantin cruel et malveillant, au sens de
l'humour pervers et adolescent ? Si oui, il serait tout aussi bien de la part
des créationnistes, s'ils étaient honnêtes, de le dire.
L'argument de l'autorité |
Pour plus de sécurité, les têtes
pensantes du créationnisme ont soin de ne pas user de cet argument car cela
donnerait à leur point de vue un caractère religieux, et ils ne seraient plus
à même de l'intégrer à notre scolarité laïque. Ils doivent donc emprunter
la défroque de la science : peu importe à quel point elle leur sied mal et les
fait paraître grotesques, pourvu qu'ils se donnent le nom de créationnistes
"scientifiques". Ils doivent aussi veiller à ne parler que d'un
"Créateur", sans jamais mentionner que ce Créateur se trouve être
le Dieu de
C'est la religion, la simple ferveur de la piété médiévale, qui leur permet
de recruter leurs escadrons. Des dizaines de millions d'Américains qui ne
connaissent ni ne comprennent les arguments réels pour, ou même contre, l'évolution
défilent dans les rangs de l'Armée de
Mais
avançons. Même si j'ai raison et que la position des évolutionnistes est très
forte, les créationnistes n'ont-ils pas le droit de se faire entendre, quelle
que soit la vanité de leurs positions ? Si leurs positions sont vaines,
n'est-il pas totalement sans danger de les discuter, puisque leur inanité
apparaîtrait alors ? Ne serait-ce pas ce qu'il y aurait de mieux à faire que
de la discuter, en sorte que cette inanité puisse être étalée au grand jour
?
Pourquoi alors les évolutionnistes
sont-ils si réticents à accepter un enseignement créationniste dans les écoles,
sur un pied d'égalité avec la théorie évolutionniste ? Se peut-il que les évolutionnistes
ne soient pas aussi sûrs de leurs positions qu'ils le prétendent ? Ont-ils
peur de permettre aux jeunes un choix clair et net ?
A cet égard, il y a deux points
à souligner.
Premier
point, les créationnistes ne sont rien moins qu'honnêtes dans leur requête
pour une division égale des emplois du temps. Ce ne sont pas eux qui sont réprimés,
car les écoles ne sont en aucun cas les seuls endroits où se joue la querelle
entre créationnisme et évolutionnisme.
Il y a les églises, par exemple, qui exercent une influence beaucoup plus sérieuse
sur la plupart des Américains que ne le font les écoles. Certes, bien des églises
sont totalement libérales, ont pactisé avec la science et se satisfont de
vivre avec les avancées scientifiques - et même avec l'évolution. Mais les églises
les plus rétrogrades et les moins citadines constituent la plupart des bastions
du créationnisme.
L'influence de l'Église se
ressent naturellement au foyer, dans les journaux et dans tout l'environnement
social. Elle se fait sentir dans la nation toute entière, même dans les
milieux religieux libéraux, de mille manières subtiles, dans le choix des
dates de vacances, dans les manifestations de ferveur patriotique, et même dans
des domaines totalement extérieurs. Ainsi, en 1968, une équipe d'astronautes
en orbite lunaire eut-elle à lire les premiers versets de
C'est seulement à l'école que la
jeunesse américaine en général est apte à entendre quelque exposé raisonné
du point de vue évolutionniste. Elle peut trouver un tel point de vue dans les
livres ou même, à l'occasion, à la télévision; mais l'Église et la famille
peuvent aisément censurer livres et télévision, et seule l'école échappe à
leur contrôle.
Mais
de justesse. Même si les écoles ont maintenant l'autorisation d'enseigner l'évolutionnisme,
les maîtres se voient contraints de s'en excuser, sachant parfaitement que
leurs places sont à la merci de cadres scolaires qu'on ne remarque pas pour
leur intellect ou la largesse de leurs vues scientifiques.
Donc,
à l'école également, on n'exige pas des étudiants de croire à ce qu'on leur
enseigne au sujet de l'évolution mais seulement de jouer les perroquets lors
des contrôles. S'ils échouent, alors leur punition n'est rien de plus que la
perte de quelques points à un ou deux tests.
Dans
les églises créationnistes, toutefois, on exige la croyance de l'assemblée
des fidèles, sous la menace des feux de l'enfer. Une jeunesse impressionnable,
à qui l'on a enseigné qu'elle irait en enfer si elle prêtait l'oreille à la
doctrine évolutionniste, n'est sans doute pas disposée à suivre l'exposé
dans de bonnes conditions, ou à lui accorder crédit si elle le fait.
Par conséquent, les créationnistes,
qui contrôlent l'Église et la société où elle évolue, et qui affrontent l'école
comme le seul endroit où l'évolution est, ne serait-ce que brièvement,
mentionnée d'une façon peut-être favorable, estiment qu'ils ne peuvent tolérer
même une aussi minime concurrence et réclament le "partage égal des
horaires".
Croyez-vous que leur attachement
au fair-play soit tel qu'ils donneraient l'égalité d'horaires à l'évolution
dans leurs églises ? Vous savez bien que non. Ce qui est à eux est à eux. Ce
qui est à vous est négociable.
Second
point, le vrai danger réside dans la manière dont les créationnistes
demandent leur égalité d'horaires. Dans le monde scientifique, il y a une compétition
libre et ouverte des idées. Et même un scientifique dont les suggestions ne
sont pas acceptées est néanmoins libre de continuer à argumenter son point de
vue. Dans cette compétition libre et ouverte des idées, le créationnisme a évidemment
perdu. Il est perdant, en fait, depuis l'époque de Copernic, il y a trois siècles
et demi.
Le créationnisme refuse
d'admettre le libre choix, situant le mythe au-dessus de la raison, et en
appelle maintenant au pouvoir gouvernemental. Il veut que le gouvernement impose
le créationnisme dans les écoles contre le verdict de la compétition libre et
ouverte des idées. Les enseignants doivent présenter, sous la contrainte, le
créationnisme, comme s'il avait une respectabilité intellectuelle équivalente
à celle de l'évolutionnisme. Quel précédent cela instaure ?
Si le gouvernement peut mobiliser
sa police et ses prisons pour garantir que les enseignants accordent au créationnisme
l'égalité des horaires, ils peuvent la fois prochaine déclarer le créationnisme
vainqueur en sorte que l'évolutionnisme pourrait se voir banni de la salle de
classe dans le même mouvement. Nous aurons en d'autres termes, préparé le
terrain pour la barbarie, l'ignorance comme obligation légale, et la censure
intellectuelle totalitaire.
Et que
penser d'une victoire créationniste ? Elle est possible, voyez-vous, car ils
sont des millions qui, confrontés à l'alternative de choisir entre Bible et
science, choisiront
Première raison
: la science est incertaine. Les théories sont sujettes à révision; les
observations sont ouvertes à une foule d'interprétations et les scientifiques
se querellent. C'est décevant pour les profanes en matière de méthode
scientifique. Ces gens essaient de retourner à la certitude rigide de
Deuxième
raison : la science est complexe et glaçante.
Le langage mathématique de la science est entendu de bien peu. Les horizons
qu'elle présente sont terrifiants : un énorme univers régi par le hasard et
des lois impersonnelles, vide et indifférent, insaisissable et vertigineux. Au
lieu de cela, quel confort de se tourner vers un petit monde, de seulement
quelques milliers d'années, sous la garde personnelle et immédiate de Dieu, un
monde dans lequel vous êtes son souci particulier, et où il ne vous condamnera
pas à l'enfer si vous avez soin de suivre chaque mot de
Troisième raison
: la science est dangereuse. Il est indiscutable que des produits tels que les
gaz de combat, les armes et centrales nucléaires, et la manipulation génétique
sont terrifiants. Il se peut que la civilisation s'effondre, que le monde que
nous connaissons arrive à son terme. En ce cas, pourquoi ne pas se retourner
vers la religion, et attendre le jour du jugement, où vous même et vos
coreligionnaires serez élevés jusqu'à la béatitude éternelle, tout en ayant
le plaisir supplémentaire de regarder les moqueurs et les mécréants se tordre
pour toujours dans les tourments.
Alors
pourquoi le créationnisme ne vaincrait-il pas ?
L'Espagne
a dominé l'Europe et le monde au XVIè siècle, mais en Espagne, l'orthodoxie
s'imposa et toute divergence d'opinion se vit réprimée sans pitié. Le résultat
fut que l'Espagne régressa vers le néant de la pensée, et ne participa pas au
ferment scientifique, technologique et commercial qui levait et bouillonnait
dans d'autres pays d'Europe occidentale. L'Espagne demeura un marécage
intellectuel pendant des siècles.
A la fin du XVIle,
Plus récemment,
l'Allemagne chassa les scientifiques juifs d'Europe. Ces derniers, dès leur
arrivée aux États-unis, contribuèrent considérablement aux avancées
scientifiques : l'Allemagne en revanche subit une si lourde perte qu'il n'est
pas possible de prédire combien de temps elle mettra pour recouvrer sa prééminence
scientifique initiale. L'URSS, hypnotisée par Lyssenko, détruisit ses généticiens,
et mit sa biologie à la traîne pour des décennies.
Devons-nous
maintenant, forts de tous ces exemples, courir à la destruction sous la même
bannière reprisée de l'orthodoxie ? Avec le créationnisme au pouvoir, la
science américaine s'étiolera, et nous donnerons naissance à une génération
d'analphabètes qui ne seront pas armés pour gérer l'industrie de demain, et
encore moins pour engendrer les nouveaux progrès d'après-demain et des autres
jours.
Nous régresserons inévitablement
vers les bas-fonds de la culture, et ces pays qui maintiennent une pensée
scientifique ouverte prendront la tête et seront à la pointe du progrès
humain. Je ne crois pas que les créationnistes préparent réellement le déclin
des États-unis, mais leur patriotisme gueulard est aussi simple d'esprit que
leur "science"; et s'ils viennent à vaincre, ils accompliront, dans
leur folie, l'inverse de ce qu'ils prétendent souhaiter.