Jacques Roux

Saint-Cibard de Pransac 1752, Paris 1794

Le plus célèbre des « curés rouges » naquit dans un petit village tranquille près d’Angoulême dans une famille aisée : son père était un ancien lieutenant d’infanterie. Il fit des études au séminaire d’Angoulême, chez les lazaristes, et fut ordonné prêtre en 1767. Il mena dès lors une carrière d’enseignant, en philosophie puis en physique. En 1779, alors qu’il était professeur au séminaire d’Angoulême, il fut compromis dans une affaire de meurtre : le cuisinier de l’établissement tira une nuit sur des jeunes gens qui s’amusaient à casser les vitres du bâtiment, et tua l’un d’eux. Il prétendit ensuite que l’abbé Roux lui avait donné des ordres en ce sens. Roux, qui s’était enfui, fut rapidement arrêté, ainsi que le supérieur du séminaire et trois autres prêtres. L’affaire ne fut jamais entièrement tirée au clair, mais il fut libéré au bout d’un mois et demi par arrêt du Parlement.

Il devint ensuite desservant à Saintes, puis aumônier et vicaire à Montlosier, avant d’être nommé curé de Cozes : ses supérieurs lui attribuent de la « régularité » et des « mœurs irréprochables ». Deux ans avant la Révolution, il fut muté à Saint-Thomas-de-Conac : ses fidèles, dit-on, l’ « idolâtraient » pour sa générosité.

La prise de la Bastille l’enthousiasma, et il prononça, dans sa petite église, son premier « prêche civique » : il célébrait le « triomphe des braves parisiens sur les ennemis du bien public ». Il fut fort applaudi par ses paroissiens et par la garde nationale, mais ses supérieurs commencèrent à s’inquiéter. Il y avait de quoi, car il n’était qu’à ses débuts de révolutionnaire, et il montra bientôt des dispositions remarquables à cet égard. Après la nuit du 4 août, il ne craignit pas de prêcher au prône « la doctrine dangereuse que les terres appartenaient à tous également », et il participa probablement, en avril 1790, à la mise à sac des châteaux de Boisroches et Saint-Georges-des-Côteaux. Il fut révoqué, frappé d’interdit par son évêque, et sa tête fut mise à prix : il dut s’enfuir, et on perd sa trace jusqu’à la fin de l’année. Il réapparut à Paris, aux club des Cordeliers, puis à l’église de Saint-Sulpice, où, bien que toujours soumis à interdit, il prêta serment à la Constitution en ces termes : « Je jure donc, messieurs, en présence du ciel et de la terre, que je serai fidèle à la Nation, à la loi et au Roi, qui sont indivisibles. J’ajouterai même que je suis prêt à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour le soutien d’une révolution qui a déjà changé, sur la surface du globe, le sort de l’espèce humaine en rendant les hommes égaux entre eux, comme ils le sont de toute éternité devant Dieu. »

Il fut finalement nommé vicaire à Saint-Nicolas des Champs, dans la section des Gravilliers. Ses prêches enflammés, qui défendaient systématiquement les droits des petites gens, le rendirent fort populaire. En mai 1792, suite aux premières défaites de la campagne militaire, il fit imprimer un discours, qu’il avait prononcé à Notre-Dame, et qui fut vendu au profit des pauvres : on y trouve, seize mois avant la Terreur, des idées et des principes qui présideront à la mise en place du régime ultra-répressif de l’automne 93 . « Désarmez les citoyens tièdes et suspects, mettez à prix la tête des émigrés conspirateurs et des tyrans couronnés qui sont armés contre notre liberté. Prenez en otage les femmes, les enfants des traîtres à la patrie, qu’ils répondent des événements de la guerre, qu’enchaînés ils soient exposés les premiers au feu de l’ennemi ou plutôt au premier fer des assassins qu’ils auront recrutés, que les maisons de ces lâches habitants qui ont livré nos places fortes soient rasées et démolies. » La guerre y est déclarée aux riches en faveur des pauvres : « Une nation qui a secoué le joug de la tyrannie doit se roidir contre les coups redoutables de l’aristocratie de la fortune. Elle ne doit pas souffrir que des hommes profondément corrompus dévorent les propriétés, les manufactures, le commerce, la liberté. Qu’ils sucent, goutte à goutte, le sang du citoyen, et qu’ainsi par d’indignes trafics ils préparent le retour à la servitude. » Il faut décréter la peine de mort contre les accapareurs, les faux-monnayeurs, interdire l’exportation de denrées alimentaires… Jacques Roux était en avance sur son temps, et fort écouté dans les milieux populaires. Aussi après le 10 août, où il combattit sans doute dans les rangs des insurgés, fut-il élu par sa section au tribunal extraordinaire du 17 août, destiné à juger les royalistes. Toutefois son élection fut cassée du fait de sa prêtrise, et il semble en avoir conçu beaucoup d’amertume. Il essaya de se rattraper au moment des élections à la Convention, mais il s’y prit si mal (il fit circuler de fausses lettres de recommandation en sa faveur et des bulletins à son nom) qu’il fut dénoncé comme intrigant et ne recueillit que trois voix… Il échoua de même lors des élections départementales, mais sa section l’envoya finalement siéger au Conseil Général de la Commune. Chargé, en tant que membre de la municipalité, d’assister à l’exécution de Louis XVI, il fit preuve face au roi déchu et condamné d’une grande dureté, qui lui fut reprochée par la suite : il n’est pas prouvé qu’il refusa de recevoir le testament que Louis XVI avait écrit dans la nuit précédant son exécution, ni qu’il prononça la fameuse phrase : « Je ne suis chargé que de vous conduire à l’échafaud » (bien qu’il s’en soit vanté plus tard, c’est probablement un détail inventé), mais il est bien attesté qu’il se montra d’une brutalité telle que plusieurs témoins, même très hostiles à Louis XVI, en furent choqués. C’est probablement pour cette raison que la Commune tenta de le chasser par un vote épuratoire défavorable dès le 14 février. La section des Gravilliers dut faire pression sur le Conseil pour que son député soit maintenu en fonction.

La crise économique qui s’amplifiait poussait Roux à accumuler les réclamations proprement politiques : il demandait donc inlassablement, dans les journaux et dans des pétitions auprès des autorités, la taxation des produits de première nécessité, la réglementation des prix par le gouvernement, la peine de mort pour les accapareurs. Il préconisait même des greniers publics et une nationalisation de la vente des subsistances. Fut-il le meneur des journées de février où éclatèrent les troubles du sucre ? Il n’est pas prouvé qu’il ait organisé le pillage des épiceries, mais il est certain qu’il y était favorable : il affirma après coup que « les épiciers n’ont fait que restituer au peuple ce qu’ils lui faisaient payer beaucoup trop cher depuis longtemps. » Il ne regrettait qu’une chose, qu’il n’y ait pas eu de têtes coupées… Les Conventionnels n’apprécièrent pas cette déclaration, la Commune non plus : on avait frôlé la guerre civile en février, les gouvernants le savaient et ils commençaient à comprendre que Roux était dangereux.

Il joua malgré tout un rôle important le 31 mai et le 2 juin, non seulement en entraînant les Gravilliers dans l’insurrection, mais aussi en « relevant l’esprit public » de la section du Finistère, qui avait failli manquer à l’appel au dernier moment. Du coup, la Commune lui demanda de rédiger l’adresse qui réclamait à la Convention l’arrestation des vingt-deux Girondins.

Mais il se méfiait des Montagnards qu’il jugeait trop timides sur le plan économique. Entouré d’un petit groupe de militants qu’on commençait à appeler les « Enragés », il multiplia, dans des affiches, aux Cordeliers, parfois aussi au Club des Républicaines Révolutionnaires, les attaques contre le gouvernement : il fut si violent qu’il effraya Marat lui-même et gagna la haine féroce de Robespierre. Le 23 juin, jour de l’acceptation de la Constitution, il tenta de forcer la Convention à insérer dans le nouveau texte un article spécial précisant que « la liberté ne consiste pas à affamer ses semblables. » Mais lorsqu’à la tête d’une délégation des Cordeliers et de la Société Révolutionnaire des Gravilliers, il présenta une pétition dans ce sens à l’Assemblée, Robespierre l’interrompit et le fit chasser. Le 25 juin, il revint à la charge, bravant l’Incorruptible : il avait même, la veille, tenté sans grand succès de rallier les Jacobins… Le texte qu’il présentait aux députés est passé à l’histoire sous le nom de « Manifeste des Enragés [1] ». Y sont résumées les idées qu’il avait toujours défendues : la première lutte est celle des pauvres contre les riches, les mots de Liberté, d’Egalité, de Fraternité sont des fantômes pour qui a faim, le droit naturel autorise les malheureux à reprendre par la force le nécessaire dont les riches les privent. Roux réclamait donc à nouveau la peine de mort contre les accapareurs et les agioteurs (il voulait l’inscription dans la Constitution de cette peine), la taxation des denrées, l’interdiction de la vente du numéraire, le cours forcé de l’assignat, l’impôt progressif. Il soulignait aussi la nécessité du maintien de la démocratie directe au niveau des sections et de la surveillance du gouvernement par les électeurs. La répression violente, qu’on n’appelait pas encore la Terreur, devait être appliquée strictement au niveau économique : l’instrument devait en être une force spécifique, une armée révolutionnaire…  Ces idées allaient être progressivement adoptées par le gouvernement révolutionnaire, mais à l’été 93, revendiquées en bloc au lendemain de l’acceptation de la Constitution, elles effrayèrent tout le monde, y compris les plus progressistes des Conventionnels.  Par ailleurs, Jacques Roux allait très loin, une fois encore, dans la critique du régime : il dénonçait la faiblesse de la Constitution, préconisait son rejet  et parlait de « crime de lèse-nation » de la part de ses rédacteurs… La Montagne, en entendant ces mots, se mit à « mugir » [2] : le côté gauche de l’Assemblée fit obstruction, Legendre désavoua Roux au nom des Cordeliers, Thuriot l’accusa de servir des intérêts royalistes.  Collot d’Herbois, qui présidait la séance, eut de la peine à rétablir le calme et fit au malheureux pétitionnaire une réponse sanglante. Robespierre intervint pour déclarer que les sectionnaires avaient été trompés par leur meneur, dont il dénonça « l’intention perfide » : du coup, certains membres de la délégation des Gravilliers qui accompagnaient Roux prirent peur et se rétractèrent, déclarant courageusement : « notre religion a été surprise : ce n’est pas là la pétition qu’on nous avoit lue et à laquelle nous avions donné notre adhésion. » Roux se retrouvait seul contre tous. Il parvint pourtant à retourner partiellement la situation en sa faveur : le soir même il relut sa pétition à l’assemblée générale des Gravilliers, où il se fit applaudir. Les Cordeliers se rallièrent de nouveau à lui et décidèrent l’envoi de la pétition à la Convention. La Commune refusa de le blâmer, malgré les attaques de Chaumette et d’Hébert…

Robespierre décida dès lors de se charger lui-même de l’élimination du perturbateur. Sa guerre personnelle contre Roux est sans doute l’un des épisodes où l’on voit le mieux à l’œuvre celui que ses ennemis ont appelé, pas toujours sans raison, le « tigre Robespierre » : la perte de l’adversaire décidée, il n’épargna aucun moyen pour le détruire. Des troubles sociaux se multipliaient : à la Convention, des députés robespierristes réclamèrent à chaque séance l’identification et la punition des meneurs, en prenant bien soin de les dissocier des malheureux qu’ils entraînaient. Ils ne citèrent pas de noms. Ce fut le 28 juin, aux Jacobins, que Robespierre  dénonça lui-même celui qu’il visait : il prononça contre cet « homme ignare », « intrigant qui veut s’élever sur les débris des puissances que nous avons abattues », un réquisitoire complet, d’une grande force mais aussi d’une totale perfidie : Roux y apparaissait  comme un agent de l’étranger, un homme qui agissait « de concert avec les Autrichiens » et faisait aussi le jeu des Girondins. Le surlendemain, une députation du club, que l’Incorruptible conduisait lui-même avec Hébert et Collot d’Herbois, se rendit aux Cordeliers pour réclamer l’exclusion du « traître ». L’affaire ne traîna pas. Enfin, la Commune dûment chapitrée blâma puis chassa le chef des Enragés.

Soudain, Marat lui-même passa à l’offensive : l’Ami du peuple, gravement malade, usa ses dernières forces à écrire contre Roux et ses idées un pamphlet d’une extrême virulence, publié le 4 juillet. Il attaquait le curé rouge sur sa vie privée (d’après des notes fournies par Collot d’Herbois…) et reprochait à ses idées de « jeter les bons citoyens dans des démarches violentes, hasardées, téméraires, et désastreuses. » Roux tenta de se justifier : il publia une brochure en réponse, où il relevait les calomnies du texte de Marat et rappelait la proximité de leurs idées. Ce fut en vain. Dix jours plus tard, Marat était assassiné.

Malgré le désaveu de l’Ami du peuple et la chasse que lui menait Robespierre, Roux ne se découragea pas. Il tenta aussitôt, comme tous les ultra-révolutionnaires, de récupérer le souvenir du « martyr de la république » et fit paraître dès le seize juillet un journal, le Publiciste de la République Française, signé de l’ « Ombre de Marat » : il y poursuivait sa campagne contre les administrations, précisait ses idées en faveur de la démocratie directe. Robespierre eut alors recours à un dernier trait empoisonné : Simone Evrard, la « Veuve Marat », vint en personne se plaindre à la barre de l’Assemblée du triste usage fait par le curé rouge de la mémoire de son compagnon. Elle prononça un très beau discours, pathétique, du plus pur style classique : personne ne s’en étonna, bien qu’elle fut une simple ouvrière, de surcroît analphabète. Personne sans doute non plus ne fut dupe. Son texte est une des belles réussites littéraires de Robespierre… Le frère de l’Incorruptible, ou peut-être David, qui étaient des amis personnels de Marat, avaient convaincu la jeune femme de participer à la guerre contre Jacques Roux. Son intervention fut décisive : le 22 août, Roux fut arrêté par la Commune sous l’accusation, absurde, de détournement de fonds. Remis en liberté faute de preuves, il fut victime d’une telle campagne de dénonciations, savamment orchestrée, qu’on le remit en prison en septembre. Passible en principe du Tribunal de police correctionnel, il réclama tout l’hiver d’être jugé, pendant que la Comité de Salut Public achevait d’écraser les Enragés. Finalement, le Tribunal se déclara incompétent et le renvoya devant le Tribunal Révolutionnaire. Roux comprit que son sort était scellé : Le 4 février, jour où lui fut notifiée la décision du tribunal, il se poignarda devant ses juges. Il ne mourut pas immédiatement et fut transporté à Bicêtre. Le 10 février, il réitéra sa tentative et cette fois-ci réussit son suicide, après avoir recommandé aux autorités son fils adoptif, un orphelin nommé Masselin.

Robespierre et les Montagnards avaient obtenu ce qu’ils voulaient. On peut juger féroce jusqu’à la cruauté, voire ignoble, la mise à mort programmée du « curé rouge » et la destruction du mouvement qu’il avait dirigé, mais on peut sans doute comprendre les raisons qui guidèrent l’Incorruptible et ses alliés : si la générosité de Roux et la sincérité de sa défense des pauvres ne font, rétrospectivement, aucun doute, il n’en reste pas moins vrai que son attitude était dangereuse jusqu’à l’inconscience en contexte de guerre civile et d’instabilité gouvernementale. Il avait réellement cherché à faire rejeter la Constitution Montagnarde, et à soulever la population parisienne contre le gouvernement. C’était un crime impardonnable aux yeux des Montagnards, conscients de la fragilité de leur œuvre et de la nécessité d’assurer à la Révolution des appuis suffisants pour lui permettre de perdurer.


[1] La formule est d’Albert Mathiez.

[2] Selon le terme de Jacques Roux lui-même.

Source : http://www.royet.org/nea1789-1794/notes/acteurs/roux.htm 


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