La difficulté d’être anarchiste[1]

 

Christian Lagant

 

Lu ici: Écrit en 1961 d’un point de vue anarcho-communiste, ces réflexions pratiques de Christian Lagant sur le militantisme quotidien et sa valeur, sur bon nombre de pitres de la FCL et de la FA , sur nos valeurs et les bassesses autoritaires pourraient aussi bien passer comme "Les difficultés d’être anarcho-syndicalistes" en 2005 ...

 J’ai rajouté un édito de Christian sur "L’extraordinaire", toujours utile, pour garder la tête froide.

Note personnelle : effectivement Christian avait du mal avec la vie, il a préféré en finir avec elle (au moment où d’autres camarades se faisaient "disparaître" par la dictature argentine, appuyée par les USA, l’URSS, Cuba et le FMI). Il y a des rendez-vous qui n’ont jamais lieu. Ils il reste la bonne humeur qui transparaît dans les lignes de Christian, la peine qui demeure aussi.

Frank, CNT 91.

 

La difficulté d’être anarchiste (1)

« Nous ne présentons pas de manifeste ronflant car nous ne croyons pas aux bibles révélées et immuables. Nous croyons plus réaliste, plus constructif et aussi... plus anarchiste de mettre perpétuellement au point un bulletin idéologique dans lequel et par lequel se dégageront notre doctrine, nos positions, notre attitude dans la lutte historique présente...". En rangeant une collection de "Noir et Rouge" (il faut bien ranger, parfois, l’Anarchie est d’ailleurs la plus haute expression de l’ordre...) j’ai machinalement feuilleté le premier numéro de nos cahiers et cet extrait de la page-éditorial m’a rappelé que bientôt cinq années se seront écoulées depuis la parution de ces quelques lignes. Cela donne toujours matière à réflexion. Et aussi l’occasion de "faire le point" et revenir sur certaines idées générales de l’Anarchisme, la routine et les petites luttes de la vie quotidienne ou au contraire la venue soudaine d’événements importants avec leurs "grands objectifs" brusquement révélés à chaque fois risquant de voiler les principes simples et clairs de ce qui demeure, plus que jamais, notre idéal.

En fait, au travers de ces semaines, de ces mois, de ces ans passés, c’est toujours le même problème qui nous intéresse : la prise de conscience des hommes face à l’État, à la Société. Et l’Anarchisme nous paraissant l’unique moyen de parvenir à cette prise de conscience, nous sommes amenés à voir ou en sont l’Anarchisme et les anarchistes. Je dirai plus loin pourquoi je souligne la différence : entre ces deux termes. Mais, tout de suite, constatons que s’il n’y a pas lieu de pavoiser, nous n’avons pas non plus de raisons spéciales pour sombrer dans le découragement. En cinq ans les idées qui nous sont chères n’ont pas vu se cristalliser autour d’elles de mouvements puissants, certes, mais elles n’ont pas reculé et continuent, au contraire, de se frayer un chemin lentement, patiemment et c’est pour nous, anarchistes, tout le problème : tenir le coup. Non que notre vie soit particulièrement dangereuse (nous ne lançons plus de bombes comme nos pères) ou particulièrement pénible (notre militantisme "actif" nous laisse parfois quelques loisirs ...) mais c’est précisément ce côté grisâtre, sans panache, obstiné des anarchistes de notre époque qui peut paraître ingrat à supporter, pour certains. Il y a enfin cette difficulté de se maintenir dans un camp où l’on sait que se trouve peu de compagnons de lutte. Et ça n’est pas toujours facile de militer, quand on n’est pas nombreux ! Car aux obstacles matériels, résultant du travail accompli par de trop petits groupes de camarades, s’ajoutent souvent d’une façon parfois plus aiguë les obstacles moraux, ce combat avec nous-mêmes, en un mot la difficulté d’être anarchiste.

Qu’on ne prenne surtout pas ces derniers mots au tragique : être dignes des idées pour lesquelles nous luttons ne signifie pas avoir l’auréole de quelconques saints laïques, non. C’est à la fois plus petit et plus grand, plus simple et plus compliqué que cela. D’où la nécessite de quelques "points de repères" jalonnant notre chemin. Et en fait, cet article n’a d’autre ambition que de présenter certaines réflexions sur une courte expérience. Ce ne sera donc pas une "étude idéologique" mais plutôt le rappel de quelques principes, ces principes "si simples et clairs" dont nous oublions parfois l’existence, pour notre plus grand malheur.

Et même le mot "principes" est un grand mot. On voudrait bien pouvoir dire au jeune qui vient à nos idées, et c’est à lui que je pense surtout en consignant ces réflexions désordonnées, on voudrait et on devrait pouvoir lui dire : "Vois-tu, nous avons quelques "trucs" à te repasser, tu verras ce qu’ils valent. Essaie-les, donne-nous tes impressions et si cela te va, repasse-les à d’autres...". Oui, nos principes libertaires sont si simples que l’on pourrait presque employer l’expression (vulgaire, je le concède) "piger le truc" en parlant de leur assimilation par quelqu’un. Mais comme cela ne ferait pas sérieux, il vaut mieux en revenir aux bons vieux principes.

La difficulté d’être anarchiste, c’est donc, entre autres constatations, cette difficulté de suivre notre vie patiemment, sans fanfares. De remettre comme disait un fabuliste célèbre, cent fois notre ouvrage sur le métier, et j’en reviens ainsi à l’éditorial de notre premier numéro cité au début de cet article. De savoir enfin que l’on est peu, oui, que les anarchistes resteront encore, (et pour longtemps) ces "hérissons" de résistance, plantés au beau milieu d’une Société toujours moribonde, mais qui a la vie dure...

Cette constatation de notre rôle de "minoritaires", qui est valable pour tous les anarchistes quelle que soit leur organisation, signifiera-t-elle pour autant une sorte de résignation de notre part, un refus systématique et lassé devant toute expansion de nos idées, devant toute volonté d’élargir le mouvement libertaire ? Certes non, bien au contraire car, en nous ôtant toutes illusions excessives, elle nous rendra conscients du travail précis que nous avons tous à accomplir. Elle nous évitera, peut-être cette "feuille de fièvre" à laquelle ressemblent trop souvent nos efforts : les périodes d’abattement succédant aux faux enthousiasmes et dont nous pouvons revoir ensemble les processus les plus classiques, ceux que nous connaissons le mieux.

Ou la température est basse, très basse, on se dit qu’on n’avance pas, qu’on "n’y arrivera jamais" à si peu devant tant d’obstacles et l’appareil formidable de l’État (effectivement, si on a cette fausse vision du problème uniquement considéré comme un rapport de forces, on risque d’avoir un mauvais moral !) et c’est rapidement le découragement, qui peut mener à l’abandon.

Ou c’est le contraire, la température est haute, trop haute même. On "pète le feu" et on milite à 100 %, c’est la période du "tout pour le Mouvement" et on a une fâcheuse tendance à considérer tout progrès de l’organisation dans laquelle on milite comme une avance de l’idée anarchiste en soi (c’est pour avoir personnellement connu cette déformation que je me permet d’en parler ; car il ne sert à rien de se faire, après coup, une belle conscience, un passé irréprochable et sans erreurs, alors que nous devrions signaler celles-ci aux plus jeunes, aux nouveaux camarades, afin qu’au moins nos défauts servent à quelque chose...) ; dans une volonté d’" action" effrénée, on croit avancer d’autant plus vite que l’on s’épuise plus. Et un jour, ayant soudain constaté que la Révolution n’avait pas éclaté parce qu’on avait, la veille, vendu cinq journaux, collé dix affiches de plus ou eu vingt personnes supplémentaires à un meeting, les yeux s’ouvrent brusquement et le militant infatigable, brutalement dégrisé se rend compte de la situation. réelle. Et quand je dis "réelle", même pas, car plus on était grimpé haut, plus la chute est rapide et à ce moment tout est au contraire minimisé, voire ridiculisé, par un individu écœuré qui disparaît bien souvent "dans la nature" sans laisser de traces...

Heureusement il n’est pas obligatoire de passer par de telles expériences pour acquérir une vision disons... plus simple des choses ! Aussi, pourquoi ne pas nous pénétrer, une fois pour toutes, de cette idée que notre attitude d’anarchiste devant les difficultés de la vie militante doit être, plutôt que frénétique ou blasée, sereine ? Mais si cette sérénité fait partie de nos principes, n’oublions pas qu’elle n’est qu’un principe d’action, cette dernière ne pouvant être valable et réellement libertaire que si elle est accompagnée du ’’principe des principes’’, de ce vieux mot qui peut faire sourire certains mais dont nous constatons plus que jamais qu’il demeure la "règle d’or" de toute vie de militante anarchiste : L’ÉTHIQUE.

Que le lecteur se rassure, je ne m’amuserai pas à décortiquer ou à lui expliquer le livre magistral que Pierre Kropotkine consacra à cette question, l’ouvrage forme un tout et n’a nul besoin de commentaires, voire d’interprétations, Il nous suffit de l’avoir lu et médité au calme. Mais nous sommes en 1961 et si notre doctrine existe toujours et se voit même très souvent confirmée par les faits, le mouvement libertaire n’a pas, lui, le rayonnement et la puissance que l’on pourrait attendre d’hommes et d’organisations guidés par une idée si juste. Et combien d’entre nous, n’est-il pas vrai, ont souvent pu se poser cette question : "Comment se fait-il qu’une doctrine dont tout nous montre qu’elle est la seule valable, humainement parlant, ne se répande pas plus vite dans le monde, qu’elle n’ait pas plus d’adeptes et de défenseurs ?" C’est alors que, très naturellement, on peut être amené à la question suivante, complémentaire plutôt :"L’Anarchisme ne serait-il qu’une belle idée, une philosophie séduisante, certes, mais inapplicable dans les faits ? L’Anarchisme n’est-il donc pas aussi une doctrine sociale, donc réalisable dans la vie et viable sur le plan organisationnel ? "

On voit tout le danger de telles questions posées dans l’absolu car les faits sont là : c’est vrai, le mouvement libertaire est faible et pesait dérisoire à l’échelle mondiale. Mais outre ce fait élémentaire qu’il faut nous armer de patience et de ténacité, comme déjà dit, et que nous risquons d’être encore très longtemps "petits" du point de vue du nombre, il y a un autre point à ne pas oublier cette fameuse éthique.

Bien sûr, cela parait puéril et certains pourront s’étonner ou s’amuser de ce qui semble une re-découverte de l’œuf de Colomb, soit. Mais après tout, ce sont souvent les choses les plus simples dont on a tendance à ne pas parler, quand on ne les oublie pas purement et simplement ! Elles peuvent pourtant parfois nous rendre bien service, et parler de notre morale nous amènera à cette idée toute simple qu’il existe à la fois une doctrine,une règle , de vie l’Anarchisme, et des hommes : les anarchistes. Là réside cette différence mentionnée en début d’article et peut-être aussi une certaine explication de nos difficultés. Ceci n’est, bien entendu, qu’un point de vue et pourra être largement débattu, attaqué, controversé dans les numéros suivants de " Noir et Rouge".

Il est difficile de parler "morale", Cela suppose d’abord de la part du rédacteur une vie exemplaire sur le plan éthique, (ce qui n’est pas mon cas d’où d’ailleurs mon intérêt pour cette question !) et puis le sujet lui-même a une petite allure de discussion académique pouvant sembler futile en regard des événements que nous vivons. Peut-être. Mais si l’on a soi-même, pendant des années, discuté de sujets considérés comme plus "concrets." et plus précisément d’un sujet comme l’Organisation, si l’on a vécu ce dont on a discuté, je pense qu’on a le droit (si ce n’est le devoir) de signaler ce qui nous a paru le plus caractéristique, dans une certaine mesure, l’essentiel.

0r, si nous nous posons parfois des questions sur la viabilité de l’Anarchisme, nous devrions peut-être nous dire que ce n’est pas notre doctrine qui doit être mise en cause, car elle est plus que jamais valable, mais bien nous-mêmes : en clair, les anarchistes sont-ils à la hauteur de l’Anarchisme ? C’est toute la question.

Dire maintenant que, pour ma part, nous ne sommes pas toujours à la hauteur de notre doctrine n’étonnera certainement pas le lecteur, encore faut-il donner quelques précisions. Je ne veux surtout pas dire que tous les anarchistes souffrent d’un relâchement de leur éthique (ce que cela fait médical !) et il y a, heureusement, assez de camarades dont la vie est elle-même un exemple et un réconfort. Il est à remarquer, en passant, que ces camarades sont souvent des hommes (et des femmes) très simples, ce sont presque les plus "ternes", les moins "brillants" mais ils mettent leurs actes en accord avec leur pensée et ceux-là sont nos vrais guides, au sens exemplaire de ce mot.

Des guides ? Bien sûr ils ne disent pas "suivez-moi" ! Mais leur vie est elle-même une affirmation de leur anarchisme et on a envie de leur ressembler, rien de plus. J’ai personnellement connu de ces copains (j’en connais toujours) et leur tranquille courage, leur sens de la solidarité, leur aptitude â ne jamais réagir ou se conduire en salauds ont fait autant, sinon plus, pour mon réconfort et mon renforcement dans les idées libertaires que tous les beaux discours entendus à de beaux meetings...

Car ils n’étaient pas anarchistes parce qu’ils avaient une carte, eux ; ils n’étaient pas anarchistes parce qu’ils possédaient l’art des brillantes péroraisons, celles que l’on fait devant des auditoires trop souvent béats et admiratifs et dont on oublie les magnifiques principes quelques heures plus tard, après son "moment de militantisme" ; ils n’étaient pas anarchistes parce qu’ils se proclamaient les "élites" du Mouvement et ceux d’entre eux qui avaient plus lu d’autres ne se chargeaient pas de rappeler à tout instant leur érudition, ils ne méprisaient pas les copains dont les capacités ou le bagage intellectuels étaient moindres ou, pire, ne les considéraient pas avec cette condescendance apitoyée fort en honneur chez nos "Précieux Ridicules" car, bien sûr, l’Anarchisme a aussi les siens ...

Ils n’étaient pas anarchistes pendant un 1/4 d’heure ou un jour par semaine, ils l’étaient en permanence et n’avaient nul besoin d’aller le brailler, de l’écrire à satiété, pour qu’on les croie. Et grâce à ceux-là, l’Anarchisme, c’est notre certitude.

Mais nous ne sommes pas tous semblables aux camarades dont je viens de parler et c’est peut-être parce qu’ils ne sont pas l’écrasante majorité chez les libertaires que nos idées éprouvent tant de peine à se frayer un chemin !

Nous avons déjà vu qu’appliquer l’éthique libertaire dans notre vie ne signifiait pas pour autant se transformer en Salutistes ou en Scouts attardé à la recherche de leur "B.A." quotidienne, certes, mais nous avons tout de même tendance à oublier quelques petits principes pas tellement difficiles à suivre et dont l’application ne fera pas de nous des héros ou des martyrs. Parmi ceux-ci, on pourrait mentionner en bonne place la rigueur.

Brrr ! La rigueur, vous parlez d’un programme ! Ne dramatisons pas mais enfin il serait peut-être temps de reconnaître que nous autres, anarchistes, avons tendance à être de plus en plus rigoureux ...envers autres et de moins en moins envers nous-mêmes ! Nous dénonçons inlassablement les fautes, bassesses, défauts (etc.) de la Société , parfait, mais tendons-nous à être personnellement des hommes et des femmes plus valables, plus dignes de ce que nous défendons ? Et à quoi sert d’être sans indulgence pour les autres si l’on se donne de bonnes excuses à soi--même ? La rigueur ? Ce n’est en réalité pas bien terrible, mais c’est cette profonde honnêteté qui consiste à nous voir tels que nous sommes, à faire ce à quoi on s’est engagé, à être le camarade sur lequel on peut compter, dans lequel on a confiance.

Ce petit couplet sur la rigueur paraîtra bien fragile à côté de problèmes très importants. Ainsi nous avons souvent parlé de l’Organisation, et nous en reparlerons, car le morceau est de taille et mérite toutes les études et examens possibles (2). Mais précisément, comment pourra-t-on bâtir une organisation anarchiste valable si les membres qui la composent n’ont pas eux-mêmes cette rigueur, en fait cette morale dont nous parlons déjà depuis un moment ? On aura beau faire tous les plans imaginables, se casser la tête sur les plus parfaits et mieux, créer même une organisation dont les rouages fonctionneraient à merveille et l’appeler anarchiste. Rien à faire : si les militants de cette organisation (il suffit parfois même de quelques-uns !) n’agissent pas réellement en anarchistes, s’ils n’ont pas cette éthique plus importante que toutes les qualités extérieures, l’organisation ainsi crée sera tout ce qu’on voudra, mais pas anarchiste.

Un exemple pas tellement lointain dans le temps nous rappelle que s’il est bon de se consacrer à son organisation, celle-ci ne doit pas devenir le but suprême, au détriment de la qualité d’homme de ses militants : pour s’être acharnés à vouloir construire une Fédération Communiste Libertaire "efficace" certains en arrivèrent à oublier qu’ils étaient des anarchistes et à se conduire comme tels, donnant de surcroît une superbe occasion aux détracteurs du Communisme libertaire de dire que celui-ci aboutissait inexorablement à un néo bolchevisme (3) ! Mais le danger inverse est également prévisible, quand on abandonne sa morale (oui, sa morale !) et que la haute satisfaction que l’on a d’être un "leader écouté et entouré de sa petite cour risque de conduire à un éparpillement de minuscules "chapelles" dont les brillants conducteurs se déchirent en toute fraternité, bien entendu...

Ces déviations nous montrent toute la difficulté d’être anarchiste, Il y a d’ailleurs bien d’autres aspects de cette question. Ceux-ci feront l’objet d’une seconde série de petites réflexions dans un prochain numéro de "Noir et Rouge" et nous en tirerons les conclusions ensemble,

En attaquant cette suite (et fin) de l’article paru dans le denier N° de N& R, il me semble nécessaire de préciser et même de repréciser quelques points, afin que certains camarades n’attendent pas de ce qui n’est qu’une suite d’observations et de réflexions on ne sait quelle panacée, remède-miracle aux maux dont souffrent l’anarchisme et surtout les anarchistes...

Il faut, décidément que nous perdions cet-te fâcheuse habitude d’exiger un travail tout mâché, voire digéré, et si la difficulté d’être anarchiste a de multiples causes, une des principales est aussi (après un progressif’ engourdissement "physique" dont nous ressentons, tous, les effets) cette sorte de flemme morale à laquelle nous nous sommes habitués : pourquoi de brillants penseurs se pencheront (comme on dit) sur les problèmes et les résoudront à notre place ! Cet aspect très important de la question qui nous occupe sera d’ailleurs revu en cours d’article mais on peut déjà en voir une application pratique dans le fait que plusieurs camarades, croyant m’être agréable, écrivent ou disent à peu près ceci : « très bien ton truc ! Et dans ta suite, tu vas nous donner des solutions « concrètes », hein ? etc. » Pas question de discuter tel argument, de réfuter tel autre, de dire en clair pourquoi on est d’accord ou pas, en un mot d’aider dans la recherche de difficultés qui sont après tout les nôtres et concernent de ce fait plus qu’un individu, à savoir le rédacteur qui a pondu l’article, non ! On ne dit rien ou, ce qui est pire, on approuve tout de confiance et on attend "le reste" qui est la solution idéale d’organisation anarchiste, rien que ça !

Si c’est ce qu’espèrent ces lecteurs de l’article aujourd’hui, ils risquent fort d’être déçus, car l’objet en était nettement indiqué dans la première partie : un simple rappel de principes dont l’expérience de la vie militante nous a fait apprécier la valeur, rien de plus. Principes d’acte ensuite ? Aux camarades d’en discuter entre eux une application effective, mais nous n’avons voulu pour cette fois que soulever le problème moral, ce problème d l’éthique anarchiste dont nous avons constaté le rôle déterminant dans notre action de chaque jour...

Sur l’organisation

A vouloir commencer en précisant certaines choses, je m’aperçois que nous sommes déjà arrivés reparler de la grosse question : "l’organisation". Bon. Finissons-en avec le sujet avant d’aller plus avant. Car si quelques lecteurs attendent le miracle en silence, d’autres démarrent au contraire à fond et envoient des projets d’organisation épatants, tout y est prévu (ou presque) et on se sert soudain écrasé, vaguement inquiet, devant le grandiose processus déclenché par quelques lignes. Un peu le coup de l’apprenti-sorcier, quoi ! Mais là encore, cette réaction prouve une mauvaise compréhension car la première partie du présent article insistait sur cette idée, qui devrait être, au fond, une lapalissade. "On pourra créer la plus parfaite organisation et l’appeler anarchiste. Rien à faire. Si les militants qui composent cette organisation, n’agissent pas réellement en anarchistes, elle sera tout ce qu’on voudra mais pas anarchiste". Partant de ce principe, créer l’organisation avant de créer anarchiste revient à bâtir une maison en commençant par le toit, les murs et les fondations venant ensuite. D’où le risque de constructions pour le moins bizarres.

On pourra m’objecter que c’est trop insister sur de simples évidences et que tout le monde a compris cela depuis longtemps, alors que le temps urge et que nous ferions mieux de bâtir le mouvement anarchiste puissant qui reste à faire !.

A première vue, l’argument est impressionnant et a ce style "concret" qui emporte d’amblé l’adhésion des gens dits d’action, ceux qui "font" quelque chose (quelquefois même n’importe quoi) et réfléchissent après, quand la bêtise est faite. Et encore, s’il y avait réflexion après chaque erreur, cela ne serait pas si mal, mais c’est justement ce qui nous tracasse : nous ne sommes pas du tout certains que les évidences énoncées plus haut soient tellement comprises d’un grand nombre d’anarchistes, et cela est gave ! Car si elles étaient comprises, on ne verrait pas si souvent des camarades revenir avec une sorte d’impatience sur des problèmes organisationnels qui voudraient traiter des structures mais en fait se ramènent presque toujours à négliger la qualité d’homme au profit de la quantité. J’exagère ? Combien de fois a-t-on entendu et entendra-t-on encore une phrase du genre suivant. "C’est bien gentil de récupérer un bonhomme de temps à autre mais en avoir dix ou vingt d’un coup, c’est plus efficace ’." dite avec les meilleures intentions du monde au départ, certes, mais dont les conséquences peuvent parfois être dangereuses pour le mouvement anarchiste lui-même. Nous verrons pourquoi plus loin, chaque chose en son temps. Mais je ne voudrais pas conclure cet alinéa sans répondre aux gens pressés de "faire du monde" que chaque individu amené à l’anarchisme et consolidé dans les idées anarchistes est déjà par lui-même une victoire et un acquis irremplaçables et qu’après tout un anarchiste valable est peut-être aussi précieux à la progression de l’idéal libertaire que dix individus auxquels on aura seulement donné un vernis anarchiste, question d’appréciation.

D’autre part, si nous avions tous tellement bien compris (ou retenu) les idées-bases de notre doctrine, on ne verrait pas non plus cette étrange répugnance qu’ont trop d’anarchistes à tirer profit des erreurs passées, non pour se couvrir la tête de cendres par un quelconque masochisme, mais pour les considérer lucidement, ces erreurs, je dirai presque froidement. Bien sûr, les mêmes situations historiques ne se répètent pas toujours et ce qui était valable en 1936 peut ne plus l’être en 196l mais je soutiens qu’il y a un minimum d’erreurs, élémentaires, à ne plus commettre pour en avoir subi les funestes effets !.) Si nous ne voulons pas passer pour des rigolos ou, ce qui est plus grave, pour des gens entraînant quasi sciemment de nouveaux camarades vers des échecs dont nous savions qu’ils étaient inscrits dans certains comportements ou certaines méthodes. Nous n’avons pas, nous n’avons plus le droit de dégoûter des jeunes de l’anarchisme (et la politique des "yeux fermés" conduit droit à cela) pour ménager notre petit amour-propre ! La quête acharnée de cet-te vérité devrait amener tous les camarades ayant une expérience du combat libertaire, ayant vu ses bons et ses mauvais côtés, à se consacrer à une tâche que l’en pourrait appeler de démystification au sein même du mouvement anarchiste. Je reconnais que parler de démystification pour qualifier les erreurs et faiblesses de "l’autocritique" anarchiste peut paraître dur mais je ne vois pas d’autre mot !

Pour notre part, c’est l’objectif que nous nous étions fixé en créant "Noir et Rouge", nous le poursuivons et le poursuivrons (qu’on en assurés) de toutes nos forces, même si nos moyens sont plus restreints que nous le voudrions. Certes ; la poursuite d’un tel but, à la fois modeste et immense, exige de toujours parler clairement aux camarades, sans concessions, non pour jouer aux moralistes mais pour justement tirer nos conclusions ensemble. Nous savons que cela nous obligera à voir encore en face quelques réalités désagréables, celles dont on n’aime pas parler parce que c’est plus facile comme ça, des réalités qu’une certaine pruderie anarchiste a transformées en sujets "tabous’’ (à titre d’exemple, rappelons que nous fumes amenés dans le passé à consacrer un numéro spécial de nos cahiers (5) à un problème sur lequel beaucoup trop de libertaires gardaient, selon nous, un silence prudent : la Franc-maçonnerie ), mais nous pensons qu’agir ainsi est nécessaire si l’on veut aller de l’avant. Et nous reviendrons autant de fois qu’il le faudra sur ce qui nous paraîtra digne d’examen, sujet à méditation et à enseignement, apport pas toujours facile à l’expérience commune.

Terminons sur la question (à savoir que les deux articles sur la "difficulté d’être anarchiste" ne donneront pas un système d’organisation mais des éléments éthiques sans lesquels il nous paraît vain de bâtir toute organisation anarchiste que ce soit) en précisant que la partie "technique" organisationnelle ne nous paraît pas pour autant à négliger, que nous avons déjà vu divers aspects de cette question. dans les numéros passés de N & R (minorités-majorités, problèmes du parti, ainsi que des extraits des "classiques" comme par exemple l’opinion de Maria Korn au sujet de l’organisation, etc. ...) et que nous aurons certainement l’occasion de revenir sur le sujet dans le futur. Mais cette recherche dépend autant de l’effort de nos camarades lecteurs que de nous-mêmes car de tels travaux se font en commun.

Chercher n’est pas condamner

Nous avons vu, dans la première partie de cet article, que la grande difficulté d’être anarchiste ne vient pas d’une faiblesse de notre idéal (il y a des anarchistes qui le croient et se posent à ce sujet de faux problèmes) mais d’une faiblesse de notre conviction, laquelle se résout souvent par un abandon plus ou moins prononcé de l’éthique libertaire. Suite à cette constatation, une question était posée : les anarchistes sont-ils à la hauteur de l’anarchisme ? Question à laquelle je répondais pour ma part : non, pour un grand nombre.

Certes, notre affrontement permanent avec une société gangrenée explique beaucoup de faiblesses (voir à ce sujet la lettre d’un camarade de Bretagne, que nous publions dans le « le courrier des lecteurs » de ce numéro -6-) et nous n’avons jamais eu la prétention d’être parfaits ou même « bons » (nous ne luttons pas contre quelque chose de « mauvais » ou de « méchant » parce que nous sommes « meilleurs » et que nous avons reçu la grâce...) car nous ne croyons ni à la bonté ni à la méchanceté originelles de l’homme, parce que d’abord on s’en fout et aussi parce que l’homme est tributaire des autres hommes, donc d’un ensemble et de conditions psycho-économiques également déterminants pour sa vie. D’accord. Mais à côté des facteurs sociaux ci-dessus, les révolutionnaires en général (anarchistes ou pas) ont tout de même un fil conducteur, lequel pourra s’appeler par exemple le sens de la justice (ou de l’injustice) et aura, quoi qu’on en dise ou y fasse, un rapport direct avec le comportement moral. Les anarchistes attachant une valeur spéciale à l’individu, et les anarchistes-communistes et autres communistes libertaires ne font pas exception à la règle (mais oui !), il est normal que nous cherchions à voir et à combattre toutes les déviations de notre comportement, ce qui n’est pas une condamnation ou de l’intolérance mais un travail aussi nécessaire que vendre un journal, faire une conférence, coller une affiche. L’avance de nos idées est faite de l’addition de tous ces petits travaux.

Pas à la hauteur de l’anarchisme ? Je rappelais, toujours dans la première partie, qu’une brillante péroraison, si elle peut avoir un côté utile, ne vaut pas toujours la vie simple de camarades moins « doués » et que ces derniers nous apportent souvent un exemple et un réconfort plus valables que les plus belles théories, celles dont on se sert uniquement les jours de galas. Enfin, la rigueur était mentionnée, rigueur pour nous-mêmes et qui ne peut que nous pousser à une sérénité (pas d’excitation mais pas non plus de découragement excessifs) nécessaire à un bon travail anarchiste. Les dernières lignes annonçaient d’autres aspects du problème moral posé par l’anarchisme et son application au stade quotidien. Nous allons examiner un de ces aspects, des plus importants mais aussi des plus délicats.

Le problème du « leader »

Leader : (de l’anglais to lead, conduire) personnage le plus en vue d’un parti politique, d’une compétition. (Larousse universel). Normalement, il ne devrait donc pas y avoir de problème chez les anarchistes, tout au plus des camarades qui impulsent, plus dynamiques ou plus travailleurs, sans se prendre au sérieux pour cela. C’est malheureusement parce que cette grave déviation existe aussi chez nous, déviation qui a un rapport direct avec l’éthique, que nous croyons utile de l’examiner longuement aujourd’hui.

Je parlais au début de cet article de « flemme morale », mettons que j’exagère et employons le mot « démission », oui, c’est plutôt cela : beaucoup trop de camarades « démissionnent » devant d’autres mieux doués pour la parole ou l’écrit, en ce sens qu’ils n’osent plus ouvrir la bouche ou écrire une ligne de crainte d’être ridicules, de paraître primaires » devant les « intellectuels » ou ceux se prenant pour tels. N’est-il jamais arrivé à chacun de nous d’entendre, à l’issue d’une assemblée, réunion ou discussion, un camarade avouer : « j’aurais bien dit ceci, je n’étais pas d’accord avec cela, mais que veux-tu, Machin est trop « fort » pour moi, il m’aurait « contré » trop facilement ! ». Et le copain est reparti sans avoir rien dit, alors que son intervention était fort intéressante (peut-être) pour tous...

Mais la démission par parole ou écrit, si elle est déjà grave pour un anarchiste, n’est rien à côté de la démission morale pouvant saisir certains camarades devant un « penseur » de choc ! Et un des plus grands dangers pour le mouvement et l’idée libertaires est, selon moi, cette facilité que l’on peut avoir petit à petit à laisser des camarades, si intelligents ou instruits soient-ils, réfléchir à la place de des autres. Et surtout qu’on ne vienne pas sortir ce mauvais argument, comme me l’écrivait à peu près une fois un camarade fort connu dans le mouvement libertaire : « Vous méprisez les élites ! C’est le triomphe de l’autodidactisme et de la suffisance juvénile sur la connaissance universitaire et l’expérience du militant éprouvé ! ». Je ne garantie pas l’exactitude de chaque mot mais on voit assez nettement où voulait en venir notre indigné, avec ses grands sabots... Comme dit l’autre, il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre et là, on a lieux : le demi-sourd qui n’entend que ce qu’il veut bien entendre, même si c’est le contraire de ce que l’on a dit ! Nous avons eu pour notre part les oreilles trop rabattues de pareils arguments, et ceux-ci ont déjà fait trop de mal dans notre milieu pour qu’on n’y réponde pas immédiatement, avec netteté et une fois pour toutes : il n’a jamais été question pour nous de nier la valeur réelle de tel ou tel camarade, nous sommes les premiers à estimer et à étudier l’héritage des grands théoriciens de l’anarchisme, un camarade est une « élite » pour nous (si l’on tient à ce mot) en ce sens que sa vie et ses connaissances (et la manière dont il en fait profiter les autres, manière conditionnée par un esprit) nous enseignent quelque chose, mais il n’est pas une « élite » parce qu’il s’est proclamé tel, désolés pour lui ! Nous ne serons jamais impressionnés qu’Untel ait des centaines de livres théoriques chez lui, et même qu’il les ait lus s’il ne tolère pas qu’un camarade plus obscur ou plus jeune pense différemment de lui et surtout ose le lui dire !

On voit donc que s’élever contre l’envahissement du « leader » ne signifie pas nier la compétence ou le savoir, c’est même exactement le contraire, et ceux qui font semblant de ne pas comprendre le savent néanmoins fort bien...

Il reste que le fait de s’en remettre aveuglément, ou plus simplement avec un excès de confiance, à un camarade plus formé est en soi-même un comportement dangereux et à un certain degré anti-libertaire, car déléguer sa faculté de penser (de prendre confiance) à un autre et inconsciemment c’est se choisir un chef. On admettra que pour des anarchistes, il y ait d’autres voies à suivre !

Mais le « leader », dira-t-on, c’est donc ? Oui, c’est donc le camarade auquel un auditoire trop respectueux ou trop amorphe donnera un agréable sentiment de puissance, et qui ne fera rien pour s’élever contre un tel état de fait, pensez-donc, c’est si agréable ! Il est, allons-y, le « chefaillon » en puissance et essentiellement différent, en cela, du camarade expérimenté partageant simplement ce qu’il sait avec les autres. Car on peut rétorquer que tout le monde ne peut avoir les mêmes capacités ou plus simplement la même expérience du Mouvement et des idées anarchistes, qu’il y aura toujours des gens plus influençables et d’autres ayant plus de personnalité et qu’il faut bien que les camarades formés s’occupent des nouveaux militants, soit. Mais c’est là qu’intervient une des erreurs élémentaires à ne plus commettre.

Je pense qu’un camarade appelé à faire un laïus devant un groupe de militants, et plus encore s’il s’agit de jeunes militants voire de sympathisants, doit toujours avoir présent à l’esprit que si ce qu’il dit est intéressant , il est cent fois plus intéressant que ses auditeurs participent et, pour cela, il peut toujours leur dire : « Ce que je vous ai exposé vous a plu ? mille mercis, mais ne croyez pas vous en tirer à si bon compte ! Vous n’aurez pas toujours de « conférencier » sous la main et vous devrez faire profiter d’autres camarades de ce que vous aurez appris, si vous avez appris quelque chose ce soir, par exemple. Il y a sûrement des lacunes, des imperfections dans ce que nous venons de voir ensemble, n’hésitez pas à me questionner, à me critiquer. Ne prenez surtout pas l’habitude de vous reposer sur un seul, c’est comme ça qu’on forme des militants sans consistance d’une part, des individus autoritaires de l’autre... ».

Bien sûr, il ne s’agit pas de donner ici des recettes infaillibles, mais on peut en tout cas essayer de faire, sinon ce qui est le mieux, du moins ce qui est le moins mal, car l’homme a ses petites faiblesses, c’est bien connu ! Et on ne dira jamais assez que le leader et l’état d’esprit spécial qui l’accompagne naissent de l’adulation portée à ceux qui parlent « trop bien », d’où il découle que faiblesse et autoritarisme sont étroitement liés, l’une venant de l’un et inversement. Il est donc faux de prétendre (prenons un exemple « historique » !) que tel jeune leader première F.A., devenu par la suite le quasi chef de la Fédération Communiste Libertaire [Fontenis, rajout de FM], ait pareillement dévié parce qu’il était « autoritaire » : il est aussi devenu tel parce que les jeunes militants que nous étions n’ont pas assez été vigilants et qu’aussi des militants pourtant pleins d’expérience, eux, l’ont trop « poussé » à ses débuts, fermant les yeux par « confort intellectuel » sur certains de ses défauts, quitte à jouer les Ponce Pilate ou les redresseurs de torts après coup ! Ce que c’est que de prendre ses responsabilités !

Quand je dis à un moment qu’il est un minimum d’erreurs à ne pas recommettre, je pense tout particulièrement à la question du « leader » car on a vu, insensiblement, des camarades appelés à parler devant des auditoires de plus en plus nombreux se prendre au propre jeu de leur éloquence... Ils étaient de ceux qui pensaient que parler à quelques camarades, c’est bien gentil, mais que par « efficacité » on doit plutôt s’adresser à beaucoup plus de gens et, bien sûr, ils en arrivèrent à fort bien s’accoutumer d’avoir une assemblée fidèle (ou de fidèles) autour d’eux, plutôt que de s’inquiéter de savoir si ceux qui les écoutaient prenaient conscience et ne devenaient pas, plus simplement, de bons robots, dotés d’une formation anarchiste minimum, juste bons à coller des affiches ou vendre des journaux pendant que les « maîtres » discouraient...

Portraits imaginaires

Si le leader peut avoir différents « styles » une chose lui reste immuable : l’instinct de propriété. Et n’est-il pas attendrissant d’entendre avec quelle paternelle fierté il parle de « son » groupe ! Pour un peu, il dirait « mes militants » mais tout de même, il n’ose pas. Un détail : on peut être assuré qu’il saura se mettre en valeur à la moindre occasion, exalter les actes héroïques d’un fulgurant passé... dont il est le seul témoin. Quand il aura conscience d’avoir été un peu trop loin dans l’immodestie (dame ! on est conscient !) il se débrouillera toujours pour trouver un bon « copain » expert dans le maniement de la brosse à reluire, qui saura faire briller ses mérites du plus vif éclat. Le leader sait soigner sa publicité.

Les « styles » du leader sont par contre fort différents et peuvent aller de la majestueuse gravité de M. Homais-Anar à la frénésie de l’agitateur, en passant par le rat de congrès, habitué aux subtiles et discrètes manœuvres. Mais quels que soient son allure et son genre, le leader déteste une chose : passer pour un « primaire », tout, mais surtout pas ça ! S’il a bien potassé, fiché et bouquiné dans sa vie il a donc un acquis et cela peut être excellent pour nous tous. L’embêtant, c’est que ses connaissances lui ressortent de partout, semblables aux eaux tumultueuses d’un barrage rompu, et les citations latines dont il émaille négligemment quoique copieusement ses lettres ou articles arrivent à accabler les meilleures volontés. Un cas amusant : celui de l’agitateur (ouvrier en ses débuts et n’ayant pu de ce fait poursuivre de longues études) vachement jaloux du « savoir » du leader d’en face, autodidacte soudain grisé par les bouquins qu’il a digérés « au forcing » et qui ne rêve plus que d’une chose, jouer à l’érudit ; on le verra juger de tout et de rien, patauger dans la littérature, anéantir tel philosophe d’un trait de plume, « causer » cinéma ou sculpture. Le leader aime passer pour un monsieur instruit et veut qu’on le sache.

Questions plus délicates

Mais laissons là ce qui ne peut être que ridicule pour en revenir aux aspects plus sérieux de la difficulté d’être anarchiste. Le premier de ces articles partait du fait qu’au-delà de tout souci organisationnel, il est bien plus difficile d’être d’abord un anarchiste dans la vie de chaque jour et il insistait sur l’éthique, attitude morale sans laquelle toutes les belles paroles ne sont que du vent. Nous finirons par où nous avons commencé, car l’éthique est dans tout : il ne suffit pas de connaître ses « classiques » parfaitement et d’oublier de mettre en application la plus simple règle, à l’occasion du plus simple fait. Que dire par exemple d’un anarchiste qui écrirait un ouvrage sur l’Autorité en étant lui-même autoritaire ? Ses écrits seraient peut-être fort instructifs mais les lecteurs qui le connaîtraient intimement ne pourraient s’empêcher de le considérer comme un farceur. De même que dire d’un anarchiste qui serait patron et exploiterait, même « fraternellement » un camarade travaillant chez lui ? Et à propos de fraternité, comment ne pas s’étonner de voir encore des anarchistes franc-maçons, côtoyant dans les loges des exploiteurs et autres représentants de l’Ordre établi : ces camarades sont-ils d’abord « frères » avant d’être libertaires ou inversement ? Mais nous avions déjà étudié ce problème et je ne cite que cet exemple en passant...[souligné par FM]

Un autre aspect, à première vue singulier, de l’éthique libertaire, peut être soulevé ici (encore demanderait-il une étude spéciale, vu la complexité du sujet) : un anarchiste peut-il être ami avec un fasciste ? Je vois le lecteur sursauter ; qu’est ce que cette question, où va-t-il chercher ça ? Eh oui ! Si en Espagne nos camarades ont amplement montré qu’entre le fascisme et nous, c’était une lutte à mort, on a par ailleurs laissé planer une équivoque, qu’il faudra bien crever un jour à fond.

Je ne suis pas le seul, en effet, à m’indigner du rapprochement monstrueux que font parfois certains journaux, certaines revues, certaines émissions de radio, entre anarchistes et fascistes (et je ne parle pas des staliniens, bien sûr !) sans que cela soulevât de bien grosses protestations chez les camarades en cause. Ben quoi ? Untel est fasciste mais c’est un gars « tellement intelligent » et si « à part » ! Il n’empêche qu’entendre M. Loiselet recevoir dans son émission « si anarchisante » du lundi un Pierre Dominique et lui demander avec cordialité, la même employée pour certains interrogés anarchistes ou issants, on a l’air de mettre les deux « extrémistes » dans le même sac !) ce « qu’il avait fait de sa vie » me semble un peu dur à digérer ! Je sais que M. Dominique est un « type », comme l’était Paraz et d’autres, mais tout ce joli monde écrit ou écrivait dans un torchon fasciste : Rivarol. Je sais que mon indignation me vaudra, de la part de certains, de gentilles accusations de « sectarisme borné » mais je me demande, dans ma candeur, comment un anarchiste peut seulement fréquenter des gens qui pratiquent le racisme (prenons un seul exemple, en laissant tomber le culte du chef, la force, etc.) et en font une doctrine ? Mais il est vrai qu’il y a bien des anarchistes eux-mêmes qui sont racistes, j’en ai connu, alors ?

Je soutiens simplement que tous ces révoltés-là ont peut-être un petit fond de fascisme qui s’ignore et qu’il ne faudrait sans doute pas grand chose pour que la maladie ne les gagne un jour (mais je ne veux pas empiéter sur l’article que mon camarade consacre à ce sujet dans le présent numéro [ Préjugés racistes -en milieux ouvriers- de Schumack]).

Et puisque nous parlons de nos ennemis (les fascistes) il ne faut pas oublier que l’éthique anarchiste peut être aussi gravement endommagée si, par souci d’efficience, nous en arrivions à copier certaines méthodes. Il y a par exemple incompatibilité complète entre la plupart des méthodes du parti communiste, car ses méthodes sont fonction d’une doctrine, et les nôtres. Et on aurait tort d’arguer de la réussite de la Russie dite soviétique, comme exemple. Rappelons ce que simplement les méthodes néo-léninistes avaient fait de la défunte FCL ! J’insiste sur cette question car elle peut se rencontrer souvent au cours de la vie militante et quand on s’engage dans le fameux piège de « la fin justifie les moyens » on ne sait jamais où cela peut aller...**Partis de quelques observations sur les difficultés de notre combat, nous sommes allés un peu plus loin... Je ne pense pas qu’il y ait de conclusion spéciale à tirer car chaque chapitre fournit les siennes propres, pour mon compte. Il reste que nous tirerons des conclusions infiniment plus vastes et précieuses si les camarades nous envoient leur opinion, favorable ou non. Répétons-le une dernière fois : l’important n’est pas que Truc ait écrit telle chose, l’important est de savoir s’il déraillait ou non et cela se sait par le fraternel soutien du lecteur. Nous le disons à chaque article, nos travaux ne sont que de points de vue, uniquement destinés à lancer d’autres discussions, d’autres articles qui, nous l’espérons, iront plus loin que nos propres recherches ...

Une chose sûre : la tâche du militant libertaire n’est pas mince ! Mais l’examen des difficultés à vaincre ne doit pas nous décourager et doit au contraire stimuler notre résolution. Je pense à un mot du camarade Lorulot (7) qui, annonçant nos cahiers dans la revue L’Idée Libre de mars, déclare que la difficulté d’être anarchiste est peut-être encore plus grande que je ne le suppose. C’est bien possible. Raison de plus pour ne pas ralentir notre effort.

Christian Lagant

Dans notre courrier [allusion faite à la note 6] :

De notre camarade H.S. de Rennes : « La difficulté d’être anarchiste » vient de beaucoup de raisons : la société dans laquelle nous vivons offre à l’individu toutes les déformations morales d’une société viciée. C’est pourquoi l’anarchiste pur au départ se gâte (plus ou moins vite).

Nous vivons dans une société dont nous renions et combattons les structures (Etat-capitalisme-armée-religion-racisme-nationalisme--morale, etc ... ). Comment donc arriver à vivre dans cette société... qui n’a pas grand chose pour nous plaire !

Le résultat est que nous devenons résistants violents ou non-violents suivant les individus et les moments. Nous nous opposons à la majorité d’individus composant cette société, qui nous oppresse physiquement (État : impôts, armée : obligatoire, capitalisme : exploitation de l’homme, etc.). Elle nous combat aussi sur le plan de la morale par tous les bourrages de crâne (ex : (religion, racisme, nationalisme, morale bourgeoise, presse, R.T.F., actualités cinématographiques, etc. ... ). Il nous reste quelques libertés pour combattre ces bourrages de crâne , mais peu de moyens en rapport avec nos adversaires.

L’anarchiste n’étant qu’un homme comme les autres avec ses faiblesses et ses qualités, il est donc compréhensible que certains anarchistes se gâtent en se « frottant » à la société et s’embourgeoisent dans un pays capitaliste. Cet embourgeoisement se traduit parfois par un renoncement à l’éthique, partiel et même complet. C’est le cas d’anarchistes patrons ou commerçants, exploitant apprentis, bonne ou femme de ménage. Nous trouverons aussi des anarchistes racistes, nationalistes, croyants, autoritaires, etc... Du côté de la vie privée, c’est souvent pire, car beaucoup plus caché ; là encore on trouve des anarchistes autoritaires et « bon-bourgeois-bien-de-chez-nous » qui se conduisent d’une façon indigne avec leur compagne, enfants, famille, amis et camarades.

Ceci nous prouve qu’il y a beaucoup de pièges dans notre marche vers le mieux (car le parfait, c’est beaucoup demander pour nos générations) et que personne n’est à l’abri d’une faiblesse qui fera de lui un pseudo -anarchiste mais non un anarchiste éthiquement en accord avec les principes fondamentaux de l’anarchisme.

En conclusion je pense que nous devons nous efforcer de devenir toujours meilleurs afin d’être dignes de notre idéal et de pouvoir le représenter non comme des illuminés, des fous, mais comme des individus sachant ce qu’ils veulent ; afin que les hommes de demain deviennent des hommes épanouis dans une liberté entière et absolue.

 

* * * *

De l’attitude religieuse (8)

Tous les hommes sont-ils, au fond, religieux ? Y compris les révolutionnaires de toutes tendances sans oublier, bien entendu, les anarchistes ? On pourrait se poser la question, devant notre insistance à nous raccrocher aux mythes, aux belles images rassurantes, voire radieuses, à projeter devant nos yeux lassés (et devant de jeunes regards plus confiants, et là c’est plus grave) la vision de paradis idéologiques soutenus par une « foi » en forme de dogme. Il n’est pas question ici de revenir en détail sur les articles de Baldelli (la foi anarchiste) et Martin (la raison anarchiste) parus dans le numéro 34 de nos cahiers ; ces camarades ayant déjà bien débroussaillé la question, il suffit de se reporter à leur controverse pour en tirer le profit résultant de toute confrontation loyale. Et puis tel n’est pas mon propos. En deçà des arguments philosophiques « pour » ou « contre » la foi anarchiste, et je dis tout de suite que notre camarade Martin exprimait notre position d’extrême scepticisme envers toute foi, fût-elle anarchiste (et surtout envers celle-là), les présentes réflexions n’ont d’autre prétention que de fournir la matière d’une sorte d’éditorial car elles sont inspirées, tout bonnement, par l’actualité. Et tant pis si c’est « être à la mode », la mode révolutionnaire bien sûr et ne pas confondre que de parler « Hongrie » par exemple ou « Provos » ; on nous rendra d’ailleurs cette justice que nous n’avons pas encombré nos colonnes avec cette dernière question, à propos de laquelle on a coupé les cheveux, et les barbes, en quatre...

La base, tout accidentelle, de cet article a été fournie par les arguments entendus au cours d’une récente réunion d’I.C.O. (9) qui groupe, rappelons-le en passant, des camarades venant d’horizons divers mais unis dans une commune dénonciation des « organisations traditionnelles » de la classe ouvrière, à savoir partis et syndicats, et surtout dans une commune volonté d’information et de liaison, afin du déterminer les formes de lutte propres aux travailleurs. Je résume, certes, mais je dois dire, toujours en passant, que le contact avec certains camarades ne se réclamant pas forcément de l’anarchisme, mais qui parfois agissent de façon aussi libertaire que nous quand ce n’est plus, n’a rien de dangereux pour notre « pureté » idéologique, au contraire. Le tout est de savoir qui on fréquente. Mais passons. Toujours est-il que nous discutions du dixième anniversaire du soulèvement hongrois et un débat fort intéressant, était ouvert sur les motivations et le caractère de l’ « explosion » d’octobre 1956, à Budapest. Et nous fûmes bien obligés de constater qu’en cette occasion comme en d’autres (nous verrons lesquelles plus loin) les mythes quasi religieux que les révolutionnaires de tous bords se sont forgés gardent encore leur force négative : la question est de savoir si nous aurons le courage élémentaire, ou plutôt le simple bon sens de dénoncer ces mythes. quitte à déranger le ronron de nos chères habitudes au risque de nous faire « mal voir » de beaucoup, y compris nos propres camarades. Car si, sur la question hongroise, on peut dire que se sont plutôt les marxistes, ou les ex marxistes de différents groupes, qui ont le plus « brodé », nous autres, anarchistes, n’avons rien à leur envier, sur la question espagnole par exemple chacun a sa chasse gardée, sa Terre promise, « sa » Révolution, nous découpons l’Histoire en belles tranches que nous assaisonnons avec nos propres sauces...

Sur la Hongrie : il y a 10 ans, c’était le soulèvement de Budapest. En cette fin d’année, l’actualité est faite plutôt d’anniversaires - l’Octobre hongrois, le Novembre algérien de 1954 - ce qui ne prouve pas qu’il faille les passer sous silence, non, mais la glorification pure et simple comme le dénigrement systématique peuvent être évités. Ainsi de la révolution algérienne : nous lui rendons hommage à notre manière, en étudiant l’autogestion dans ce pays et en essayant de ne pas la magnifier ; le mythe contraire consisterait à se désintéresser de cette expérience sous le prétexte que l’Algérie n’est pas anarchiste. Ainsi de l’Octobre hongrois : pour les gens du Parti (je parlais tout à l’heure des mythes des révolutionnaires, mais l’attitude religieuse se retrouve aussi, et avec quelle force, chez les communistes ; attitude n’est même plus le mot, disons plutôt esprit, milieu religieux, et à ce sujet consulter le Nouvel Observateur, n° 106, qui dans l’article « Voici comment vous êtes catholique » établit souvent, de plaisante façon, le rapport entre Église et P.C., leur parallélisme...), c’était une insurrection fomentée par les Américains aidés des fascistes de tout poil, une « contre-révolution » comme disent les journaux de Kadar, et si les excès du stalinisme servent à expliquer un certain mécontentement, il reste entendu qu’on ne saurait trouver nul révolutionnaire parmi les insurgés, mais seulement quelques travailleurs « abusés » guidés par les agents de la réaction internationale !

Ceci est le mythe communiste, oui, mais n’avons-nous pas tendance à maintenant y opposer celui d’une Révolution dure et pure, quasi sacrée ? Je dis cela en revenant sur la discussion ouverte à I.C.O. (10) sur le chauvinisme anti-russe pendant l’insurrection, un camarade hongrois le niant, un autre le soulignant ! Alors qu’il semble probable qu’il y eut réellement une certaine haine contre les Russes (n’oublions pas toutefois les fraternisations du début entre insurgés et tankistes de l’Armée dite rouge) compréhensible par les contraintes de tous ordres de l’empire stalinien envers la Hongrie. Je ne pense pas que constater un tel fait soit amoindrir la révolution hongroise, mais pourquoi le nierions-nous par principe ?

En fait je crois qu’il y eut de tout dans cette insurrection, comme dans toute insurrection, et je ne crois pas que ce soit rendre un bon service à la révolution hongroise que de l’idéaliser. Certes, je sais qu’à force d’« objectivité » on peut aussi abstraire son jugement et les faits eux-mêmes, mais nous devons tout de même pouvoir examiner des événements vieux, maintenant, de dix ans en gardant un sang-froid d’autant plus grand que le tonnerre des chars ne l’a point dérangé...

Justement, après dix ans, que savons-nous au juste de ces tragiques moments ? Eh bien ! Malgré toute la littérature consacrée à la question hongroise, on peut considérer que nous ne connaissons encore pas grand-chose. Bien sûr, les événements sont, en gros, reconstitués et il y eut tout de même quelques analyses, quelques reportages valables de par le monde, mais constatons-le aussi : chacun tire les malheureux ouvriers hongrois à soi, s’annexe leur révolte et recompose les événements avec des « si » : si une direction, un parti révolutionnaire avaient guidé les insurgés, tout aurait changé, disent par exemples les trotskystes en déclarant néanmoins que les faits ont justifié leurs thèses, comme de bien entendu. C’est par respect envers le sacrifice des insurgés de Budapest, par volonté aussi de soustraire leur héroïque sursaut aux pattes sales des Lecanuet et autres « démocrates », quand ce ne sont pas les petits fascistes du mouvement « occident » (pour tous ces salopards, le sang ouvrier est parfois si précieux...), c’est enfin par honnêteté tout simplement que nous devons nous efforcer de rendre à la révolution hongroise, quand nous en parlons, sa vraie place : celle d’un fait politico-social de portée internationale et primordial dans la lutte des opprimés, mais surtout pas celle réservée aux icônes, même illuminées par la flamme de notre « foi » révolutionnaire...

J’ai parlé d’une certaine « transfiguration » de la révolte hongroise, nous pourrions également examiner notre attitude, nos arguments envers un autre fait, moins tragiquement important certes mais dont on a aussi beaucoup parlé, la question des « provos ». A cette occasion, on peut bien dire que c’est aux anarchistes de battre leur coulpe car, quelle que soit la sympathie que l’on peut avoir pour leur mouvement, il semble que nous les ayons vus un peu vite présents dans trop de manifestations, nous leur avons donné une importance qui satisfait notre révolutionnarisme certes, mais que la réalité des faits justifiait moins. L’exemple précis en est la quasi insurrection d’Amsterdam de juin dernier où, pour faire entrer de force certains événements dans le cadre de notre théorie anarchiste (et le signataire de ces lignes tout le premier), nous avons attribué aux provos une place qu’ils n’avaient pas dans les manifestations ouvrières, suivies de violence qui furent plutôt le fait de jeunes gars appartenant à un « lumpenprolétariat » en colère. Cela veut-il dire pour autant que nous dénions toute influence, tout côté intéressant aux provos ? Pas le moins du monde. Nous espérons même revenir plus en détails sur ce sujet quand nous en aurons la place et puis il serait amusant de relever les ânneries commises par certains journaux « dans le vent » (11). Mais cessons de nous faire du cinéma et surtout de vouloir « coiffer » à tout prix ce mouvement. Ajoutons par là-dessus que nous apprécions peu les conseillers municipaux, fûssent-ils aussi sympathiques que Bernard de Vries, leader ( !) « provos » ...

On pourrait certes allonger la liste des questions envers lesquelles notre attitude tend à une certaine religiosité si nous n’y prenons pas garde, mais je ne puis éviter de mentionner le sujet cher à nos cœurs d’anarchistes : l’Espagne. Et il est vrai que nous sommes sensibilisés à cette question, que nous y trouvons matière à maints articles, études, discussions. Certains camarades ne font d’ailleurs pas que de la théorie et payent parfois durement leur « sensibilisation » : sans crier aux martyrs, rappelons l’arrestation récente de cinq camarades de la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires. Mais si nous nous moquons du « encore l’Espagne ! » qui peut accueillir les travaux des libertaires (et nous n’avons pas fini de parler de l’Espagne, ça non), nous ne pouvons nous empêcher d’être inquiets envers cette sorte de sclérose intellectuelle qui saisit tant d’anarchistes dès qu’il s’agit d’étudier, pour en tirer profit et c’est normal, nos erreurs et déviations du passé. Pour encore trop de camarades, et pas forcément les « anciens » qui l’ont faite, la Révolution espagnole se pare d’un halo sacré qui interdit toute étude critique. Et un homme comme Vernon Richards, qui prit autrefois la peine d’écrire un livre que nous voudrions, que nous espérons publier : Leçons de la révolution espagnole (12), se voit rappeler à l’ordre en nos propres milieux sous le prétexte que son bouquin risque de « démobiliser » alors que nous devrions plutôt étudier ce que notre théorie a d’enthousiasmant ... Comme si l’enthousiasme ne se réchauffait pas précisément au contact de la réalité, de la vérité ! Et tant mieux si tout ne nous fait pas plaisir ; avons-nous jamais soutenu que l’anarchisme était toute chose, le bonheur garanti pour tous les hommes ? Si oui, nous entrons alors en religion, et le curé anarchiste nous semble aussi détestable que le curé de métier. Même s’il porte une soutane rouge et noire.

Voyons une critique qui peut être faite. J’ai parlé d’I.C.O. au début de cet article et ait aussi employé le mot « idéologie » plusieurs fois. Cela me rappelle la discussion que nous eûmes il y a quelques années au sein de ce groupe à propos de cette question, plusieurs camarades reprochant précisément aux anarchistes d’avoir choisi, eux aussi, une idéologie avec tous les dangers de dogme encourus par un tel choix. Et certes, nous le voyons, ce danger existe. Mais l’anarchisme n’est pour nous que la conjonction d’un ensemble de données philosophiques, sociales, d’un mode de vie, d’un comportement qui nous semblent sinon les meilleurs, du moins les moins mauvais. C’est pourquoi il nous paraît inutile, dangereux et plus encore ridicule d’idéaliser l’anarchie ou, plus prosaïquement, les réalisations anarchistes quand ce ne sont pas, plus absurdement, nos organisations. Comme si l’anarchie était un but en soi, comme si le triomphe des organisations libertaires, qui ne sont que des outils, se substituait aux règles simples que nous nous sommes choisies et nous nous voyons mal criant : « Vive la Fédération Anarchiste ! » ou mieux encore « Vive Noir et Rouge ! ». On nous dira que les trotskystes, gens sérieux comme on le sait, crient bien, eux, tout un après-midi « Vive-la-qua-trième-Interna-tionale ! » dans les rues de Liège (13), ce qui est une attitude de religion pure. Certes, mais nous nous défions tout autant d’administrer l’anarchisme en pilules, en piqûres ou en cours. Tout doit être étudié, discuté, soupesé et un débat, même désordonné, nous semble préférable au meilleur « professeur ». Et combien une libre assemblée de jeunes, et de moins jeunes, comme nous en vimes cet été au camping international libertaire de St-Mitre, a de valeur formatrice (y compris par les questions soulevées, parfois sans réponse, les doutes émis) par rapport aux savantes causeries d’un orateur qui risque de raser tout le monde ou pire d’endormir tout sens critique chez « l’élève » d’un quelconque cours du militant. On voit ainsi notre désaccord avec la formule du « cours de formation anarchiste »et je crois qu’il ne faut pas cacher ce désaccord.

Souvenir personnel :je me souviens avoir autrefois subi des cours de formation militante où de soi disants professeurs, choisis par eux--mêmes d’ailleurs, nous injectaient le Communisme libertaire en douze séances : après cela, on pouvait recevoir sa carte de membre du Parti, pardon, de la Fédération Communiste Libertaire. Pourquoi ce qui était critiquable et - justement - critiqué en 1953 ne le serait-il plus en 1966 ? Et le côté dogmatique de tels cours ne nous fait-il pas penser, nous y revenons, à la religion ?

Toujours dans les mythes : le syndicalisme. Nous v reviendrons un jour plus longuement car la question est complexe : disons tout de suite que nous ne promettons nulle panacée, de ce côté-là non plus. Nous pouvons toutefois affirmer qu’en ce domaine également les anarchistes ont de quoi réfléchir, car entre le sacro-saint anarcho-syndicalisme et sa centrale (sic) qui-résoudront-tout et l’illusion consistant à se laisser doucement embrigader dans les appareils réformistes en place sous le prétexte classique d’y « défendre nos idées » alors que nous devrions savoir depuis longtemps que le boulot de tout appareil est justement d’absorber tout naïf qui s’y laisse prendre, entre ces deux choix, dis-je, nous prétendons que les anarchistes peuvent et doivent trouver une autre voie, et tant mieux s’ils ne s’y retrouvent pas seuls. Nous essaierons, péniblement, de trouver laquelle, en évitant toutefois de bâtir du neuf avec des matériaux usés, archi usés : une « nouvelle » centrale syndicale par exemple. Celles qui existent suffisent déjà à notre malheur et la religion syndicaliste ne nous tente guère, même si nous possédons parfois la carte de « fidèle »...

En somme, et je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre, nous n’avons pas la foi, nous ne croyons en rien, pas même en l’Anarchie. Nous sommes malheureux car, pour nous, toutes les questions ne sont pas résolues, et ce ne sont pas de grands mots (le mot Révolution par exemple) qui nous donneront la bienheureuse béatitude. Il y a toutefois une nuance : on peut ne pas « croire » à la Révolution mais toujours faire comme « si « », c’est-à-dire envisager la possibilité de ne pas voir la Révolution de son vivant tout en restant disponible dans le cas de son déclenchement, cela évite les désillusions. C’est aussi meilleur pour les nerfs. Dans les premiers numéros de cette revue. nous affirmions vouloir attaquer nos propres tabous, je crois que nous nous servions aussi de grands mots. Disons plus simplement, et plus modestement. que nous devons tendre à cesser cette sorte d’autocensure pratiquée par tout « révolutionnaire » dans ses écrits, nous éviterons peut-être ainsi d’écrire de nouveaux catéchismes.

Notes

 

1) Noir et Rouge, N° 17, janvier-février 1961, pp. 24-33.

2) Cela fut fait par la publication en 1968 de la brochure ronéotée de N&R "Plateforme d’Organisation", 54 p. grand format.

3) Allusion aux magouilles du groupe animé par Fontenis.

4) Revue Noir et Rouge, - N° 18 - Mars-Mai 1961, pp. 52-66 ; reproduit dans Noir et Rouge : Anthologie 1956-1970, Paris, 1982, pp. 266-271.

(5) N° 5. Numéro spécial de N & R consacré à "Franc-maçonnerie ou Anarchie ?", (épuisé).

6) reproduit après cet article.

7) Lorulot, dans son roman Chez les Loups dénonça l’exploitation des anarchistes par les camarades se prétendant illégalistes en France au début du XX siècle. Ensuite, il se maintint sur une position individualiste.

8) Éditorial du N° 36 - Décembre 1966.

9) Information Correspondance Ouvrière.

10) Voir le détail de cette discussion dans le n° 54 d’ I.C.O., novembre 66 (pages 6 et 7).

11) Exemple : dans le Figaro Littéraire (n° 1058-59) un certain Gilles Lapouge, en juillet dernier, interviewant des beatniks au quartier latin, à propos de l’éventuelle constitution d’un mouvement « provo » à Paris, obtenait cette réponse : « Peuh ! En France on sait jamais s’organiser », et le Lapouge de qualifier cette réponse de « tout de même succulente de la part d’un anarchiste ». On suppose qu’organisation et anarchisme sont choses contradictoires pour ce journaliste. Ou de la nécessité de s’informer avant de bavasser sur certains sujets...

12) Finalement éditer par F. Mintz chez 10/18 en 1975.

13) Manifestation internationale contre la guerre au Viêt-Nam. organisée par les Jeunes Gardes socialistes belges le 15 octobre 1966.



[1] Trouvé sur : http://endehors.org/news/11281.shtml


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