La vision rouge de la
Révolution[1]
(…) On arriva à
Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenés,
brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des
gendarmes y avaient passé une heure plut tôt, et s'en étaient allés du côté
de Saint-Thomas, égarés par des paysans, sans même avoir la précaution, dans
leur hâte, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En
moins d'un quart d'heure, les feux furent renversés, les chaudières vidées,
les bâtiments envahis et dévastés. Mais c'était surtout la pompe qu'on menaçait.
Il ne suffisait pas qu'elle s'arrêtât au dernier souffle expirant de la
vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la
vie.
- A toile premier
coup! répétait Etienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons! tu
as juré avec les autres!
Chaval tremblait,
se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les
camarades, sans attendre, massacraient la pompe à coups de barre de fer, à
coups de briques, à coups de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains.
Quelques-uns brisaient sur elle des bâtons. Les écrous sautaient, les pièces
d'acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés. U n coup
de pioche à toute volée fracassa le corps de fonte, et l'eau s'échappa, se
vida, et il y eut un gargouillement suprême, pareil à un hoquet d'agonie.
C'était la fin,
la bande se retrouva dehors, folle, s'écrasant derrière Etienne, qui ne lâchait
point Chaval.
- A mort, le traître!
au puits! au puits!
Le misérable,
livide, bégayait, en revenait, avec l'obstination imbécile de l'idée fixe, à
son besoin de se débarbouiller.
- Attends, si ça
te gêne, dit
Il y avait là une
mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle était blanche d'une épaisse
couche de glace; et on l'y poussa, on cassa cette glace, on le força à tremper
sa tête dans cette eau si froide.
- Plonge donc! répétait
Il dut boire, à
quatre pattes. Tous riaient, d'un rire de cruauté. Une femme lui tira les
oreilles, une attire lui jeta au visage une poignée de crottin, trouvée fraîche
sur la route. (...)
Les femmes avaient
paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la
course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses
d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras,
le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance.
D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières brandissaient
des bâtons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort que les
cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent
ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une
masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on
ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques,
effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait
seulement les trous des bouches noires, chantant
- Quels visages
atroces! balbutia Mine Hennebeau.
Négrel dit entre
ses dents:
- Le diable
m'emporte si j'en reconnais un seul! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là?
Et, en effet, la
colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au
travers des fosses avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces
placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les
derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route
sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper,
saignants comme des bouchers en pleine tuerie. (...)
C'est la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. II n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c'étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.
***
C'était Etienne
qui enfonçait à coups de hache le magasin de Maigrat. Et il appelait toujours
les camarades: est-ce que les marchandises, là-dedans, n'appartenaient pas aux
charbonniers? est-ce qu'ils n'avaient pas le droit de reprendre leur bien à ce
voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les affamait sur un mot de
La bande venait
d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. Dans sa fièvre, malgré sa
lourdeur, il avait monté au treillage avec agilité, sans se soucier des bois
qui cassaient; et, maintenant, il s'aplatissait le long des tuiles, il s'efforçait
d'atteindre la fenêtre. Mais la pente se trouvait très raide, il était gêné
par son ventre, ses ongles s'arrachaient. Pourtant, il se serait traîné
jusqu'en haut, s'il ne s'était mis à trembler, dans la crainte de recevoir des
pierres; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait à crier, sous lui:
- Au chat! au
chat! Faut le démolir!
Et brusquement,
ses deux mains lâchèrent â la fois, il roula comme une boule, sursauta à la
gouttière, tomba en travers du mur mitoyen, si malheureusement qu'il rebondit
du côté de la route, où il s'ouvrit le crâne, à
l'angle d'une borne. La cervelle avait jailli. (...)
Tout de suite, les
huées recommencèrent. C'étaient les femmes qui se précipitaient, prises de
l'ivresse du sang.
- (...) Ah!
cochon, c'est fini!
Elles entouraient
le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec des rires, traitant de sale
gueule sa tête fracassée, hurlant à la face de la mort la longue rancune de
leur vie sans pain.
-- Je te devais
soixante francs, te voilà payé, voleur! dit
De ses dix doigts,
elle grattait la terre, elle en prit deux poignées, dont elle lui emplit la
bouche, violemment.
- Tiens! mange
donc!... Tiens! mange, mange, toi qui nous mangeais! (...) Ça ne lui avait guère
porté bonheur, d'affamer le pauvre monde.
Mais les femmes
avaient à tirer de lui d'autres vengeances. Elles tournaient en le flairant,
pareilles à des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les
soulageât.On entendit la voix aigre de
- Faut le couper
comme un matou.
- Oui, oui! au
chat! au chat!... il en a trop fait, le salaud!
Déjà,
- Je l'ai! je
l'ai!
Des voix aiguës
saluèrent d'imprécations l'abominable trophée.
- Ah! bougre, tu
n'empliras plus nos filles!
- Oui, c'est fini
de te payer sur la bête, nous n'y passerons plus toutes, à tendre le derrière
pour avoir un pain.
-Tiens! je te dois
six francs, veux-tu prendre un acompte? Moi, je veux bien, si tu peux encore!
Cette plaisanterie les secoua d'une gaieté terrible. (…)
[1]
Extrait de Germinal. Le titre est de Noël Godin in "Anthologie de la
subversion carabinée".