L'altération orthodoxe de la conscience[1]

 Antonio Escohotado

 

Le rejet des cultes liés à des enthéogènes végétaux s'explique selon deux perspectives, l'une touchant à la condition "sacerdotale" au sens large et l'autre à certains sacerdoces spécifiques.

Face à des personnages répondant à une "vocation" et dotés de "pouvoir", comme les sorciers et les chamans, les castes ritualistes (pontifes romains, basiliens grecs, prêtres confucéens, rabbins hébreux, etc.) affichent une sobriété professionnelle qui exclut non seulement les transes et les voyages extatiques au sens strict, mais aussi l'idiosyncrasie vestimentaire et les manières caractéristiques d'ascètes tels que l'ermite, le fakir ou le yogi. Leurs membres peuvent loyalement collaborer avec l'ordre social établi, et aussi s'y opposer lorsque le pouvoir Politique ne respecte pas les pactes sur lesquels repose cette collaboration, mais ce ne sont pas des personnages marginaux et ils sont socialement intégrés. La religion qu'ils administrent - bien qu'il s'agisse d'une "vérité révélée" - se distingue tout aussi nettement de celle des sorciers en général ; c'est le contraste analysé plus haut entre des cultes qui se basent sur des expériences isolées, parfois uniques dans la vie, où l'intensité psychique constitue l'essentiel, et des cultes basés sur l'apprentissage de credo et de cérémoniaux, où l'essentiel est un suivi qui assure l'adhésion des fidèles à une certaine idée préétablie du monde et du comportement.

Bien longtemps, le sacerdoce ritualiste et la sorcellerie, qui en réalité répondent à des besoins différents et compatibles, ont cohabité sans conflit majeur. Les basiliens grecs coexistaient avec les hiérophantes des cultes mystérieux, les pontifes romains avec les mystagogues qui leur succédèrent, les confucéens avec les prêtres taoïstes et bouddhistes, les rabbins avec les prophètes. La guerre sans merci n'éclate que lorsqu'une caste pratiquant des formes "primitives" de communion, avec des antécédents de type extatique ou sorcier, prétend s'établir en classe unique, administrant à la fois la tumultueuse religion naturelle et la religion prosaïque, civile. C'est ce qu'on voit dans le brahmanisme, où les "buveurs de soma" des origines deviennent l'avant-garde d'un culte essentiellement anti-extatique ; et on le voit plus nettement encore dans le christianisme, un culte mystérieux qui adopte les cérémonies d'autres cultes semblables, et où jusqu'au début du IVème siècle l'eucharistie conserva des traces de sacer mysterion au sens antique.

Comme dans les rites de Bacchus, d'Attis et de Mithra, le vin y fut considéré sang divin. La remarquable quantité de godets trouvés dans les catacombes - souvent ornés de filigranes et portant l'inscription bibe in pace- explique les injures de l'apôtre Paul lorsqu'il exige qu'on se garde des ivresses et des amusements tapageurs. À la fin du IIIème siècle, Novatien, l'un des Pères de l'Église, s'étend avec dureté sur l'amour désordonné de ses coreligionnaires pour la boisson. Ils boivent du vin à jeun, qu'ils versent sur "des veines encore vides", comme si c'était une façon d'"offrir des sacrifices" au Créateur. Et "ils ne se contentent pas de se précipiter vers les lieux de débauche, mais ils transportent un lieu de débauche permanente, puisque leur propre plaisir est de boire". Novatien et d'autres Pères disent et redisent que l'amour chaleureux de son prochain induit par l'ébriété est impie et non conforme aux prémisses de la caritas, dangereusement voisin des oeuvres de chair, comme la "fornication", et l'"impureté".

a. Le rite eucharistique

Dans le même temps, pareille critique se heurtait à un élément central du nouveau culte, précisément le symposion ou banquet rituel. L'invocation secrète - car inaudible - "ceci est mon corps, ceci est mon sang..." que prononce le ministre lors de la consécration contient encore la promesse des religions naturelles, appuyée sur des facteurs clairs de renforcement. Les cérémonies plus anciennes exigeaient d'être précédées de jeûnes sévères - à l'instar des autres mystères helléniques -, et un verre de vin possède alors l'efficacité d'une bouteille entière, suggérant que la consommation soit ensuite poursuivie, dans le temple même, coutume dont Philon dit qu'elle est ancestrale. Le salut qui suit à la messe la réception du sacrement (très récemment rétabli par la liturgie catholique) pourrait être un vestige de l'orgie ou d'un simulacre d'orgie postérieur aux libations sacrées. Le culte copte était de ce genre, et il fut aux premiers siècles la plus vigoureuse tendance du christianisme, occupant l'Égypte, la Syrie , l'Arménie et jusqu'à l'Éthiopie ; sa trop grande proximité avec l'esprit païen irait par la séparer du tronc orthodoxe, accusé d'hérésie "monophysite".

Devant pareilles interprétations du message évangélique, encore très influencées par l'esprit hellénistique, on imposera la liquidation de toute manifestation de comportement jugé trop détendu ou licencieux. On se souviendra que pour le paganisme, la détente - soulagement de la rigidité - était l'un des grands dons dionysiaques, également admis par a Bible hébraïque, alors qu'elle est désormais synonyme inconditionnel de vice. D'où la prolifération de sectes fanatiquement abstinentes, comme les encratiques ou les marcionites, pour qui boire était un péché mortel ; selon leurs traditions, lorsque Lucifer tomba des cieux, ce fut pour s'unir à la Terre et produire la vigne.

Du compromis entre positions antagoniques naquit une eucharistie strictement formelle, réduisant le jeûne au simple symbole et, quelque temps plus tard, réservant le vin à l'officiant. Ainsi la promesse des religions extatiques antiques - l'union mystique avec la divinité - était-elle conservée, mais en changeant la nature de ses intensificateurs. Ce n'étaient plus le vin, le jeûne ou la célébration "tapageuse" d'une fraternité dans l'amour, mais une foi sobre soutenue par un monde extérieur débarrassé des "erreurs" qui pourraient conduire à l'égarement.

Sur la différence entre ce que promet un prêtre préparant un enfant à la première communion et ce qu'expérimente le fidèle qui la reçoit, R. Graves parlait de la "désillusion souvent ressentie par les adolescents chrétiens". En effet, l'instructeur a promis plus qu'il ne pouvait offrir, bien que ce ne soit pas plus que ce qu'ils pourraient ressentir. Selon Graves, si après cette préparation l'aspirant recevait l'hostie imprégnée d'une drogue "visionnaire" son expérience pourrait devenir un véritable rite initiatique, suffisamment intense pour le marquer à vie. Mais l'originalité du christianisme en Occident - comme celle du brahmanisme en Orient - a été de conserver intacte la promesse d'extase tout en la déplaçant sur une autre vie, remplaçant l'offre de transsubstantiation physique actuelle par celle de transmigration repoussée à la fin des temps.

Dans des religions qui se veulent avant tout universelles et orthodoxes, la désillusion est largement compensée par des progrès décisifs du contrôle. Le miracle subsiste, et il s'agit bien de manger le dieu, mais au lieu de la transe, c'est la volonté de croire qui est exigée. Bien que les sens n'aient ressenti aucune différence entre avant et après la communion, on charge la volonté du fidèle de la consommation du miracle. C'est là une trouvaille incontestablement géniale, permettant de perpétuer indéfiniment la pure liturgie, à condition d'effacer tout point de comparaison. Sans cela, ce qui précède n'est absolument pas viable, et dès l'instant précis où se consolide le formalisme du rite eucharistique, toutes les communions ne reposant pas sur un effort d'autosuggestion sont stigmatisées comme relations avec des puissances sataniques[2]. Le corporel est une chose qui ouille, une "immondice". La divinité n'aura rien du mystère végétal : elle sera une, incorporelle et transcendante, comme l'autorité de la foi elle-même.

Mais la répression met en route un retour du refoulé sous différents déguisements. L'"adversaire" ou satan sera en réalité le passé, la promesse de toute unio mystica pas encore devenue unio formalis. L'opposition à l'idée d'enthéogène naturel est d'autant plus rigoureuse qu'elle naît d'une promesse enthéogénique non tenue. Ceci justifiera la destruction de rites mystérieux dans la région méditerranéenne et l'Europe, l'infatigable chasse aux sorcières jusqu'au XIXème siècle, la croisade missionnaire contre les "idolâtries" trouvées en Amérique et sur d'autres continents. Cela justifiera, en fin de compte, ce qui distingue le christianisme de toutes les grandes religions connues : le fait d'être l'unique foi qui n'hésita pas à s'imposer par la terreur, la seule pour laquelle l'assentiment interne compta moins que l'externe[3].

b. Les usages ludiques et thérapeutiques

À présent établi à quel point et pourquoi tout emploi magico-religieux de drogues attaquait l'essence même du christianisme, la possibilité demeure qu'il n'en fût pas de même pour les autres usages. Cependant, l'actuelle distinction entre usage médical et usage récréatif est trouble pour l'antiquité, où le moindre texte qui présenterait l'un comme excluant l'autre brille par son absence. L'euphorie, qu'elle soit positive (par obtention de contentement) ou négative (par soulagement de la douleur), constitue une fin en soi. En d'autres termes, l'euphorie est thérapeutique. Si on avait laissé entendre à un Grec ou un Romain que telle drogue n'est acceptable qu'à titre médical mais pas comme passe-temps, il aurait répondu que la distinction est absurde et que, en outre, cela ne regarde que lui.

Mais que l'euphorie soit une fin en soi n'est pas acceptable pour le christianisme. Seul un certain type d'euphorie - l'euphorie pure ou légitime - peut être considéré comme digne, alors que toute autre façon de se procurer de la satisfaction s'expose au péché. Les formulations de l'apôtre Paul sont sans ambiguïté :

"Car la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair".

"Mortifiez donc vos membres terrestres"[4].

On trouve dans ce que désire le chrétien une part considérable d'affliction, parce que la souffrance plait à Dieu du moment qu'elle constitue une mortification de la "chair". Au contraire, la jouissance sensuelle offense le Créateur proportionnellement à son intensité[5]. Cette attitude n'a pas seulement horreur des fins qu'on nomme "voluptueuses" depuis Héraclite de Tarente par rapport à certaines drogues, mais même de l'emploi d'analgésiques sur des périodes indéfinies - comme la pratique de la thériaque -, puisque tout ce qui n'est pas soulagement de pathologies aiguës et momentanées suggère la fuite indigne devant une douleur rédemptrice de l'homme. Rechercher un plaisir ou vouloir échapper durablement au déplaisir au moyen de drogues est infâme ; si cela n'est pas forcément tomber dans de diaboliques cultes végétaux, c'est tout de même une apostasie plus ou moins voilée face à une "vallée de larmes" qui - acceptée sans lénitif - nous rapproche d'une vie d'une pureté céleste. L'altération de l'humeur par des moyens botaniques relève du péché d'hédonisme qui peut être considéré comme mortel lorsqu'il mène à n'importe quel type de promiscuité et de "relaxation", alors qu'elle ne dépasse peut-être pas le stade du péché véniel lorsqu'il s'agit simplement d'échapper à des souffrances moralement louables. Officiellement, toute ébriété sous-entend des faiblesses coupables.

Il faut ajouter à ces considérations le stigmate fondamental qu'est pour l'opium d'avoir servi à l'emploi éthique par excellence dans le monde antique, à savoir son usage pour obtenir une mort à temps. Le christianisme considère que la vie du fidèle n'est pas à lui mais à son Créateur, et que tous les suicidés meurent dans le péché mortel. Le rejet de ceux qui ont recours à l'euthanasie sera si fort que, bien souvent, il ne suffira pas de les empêcher de recevoir les derniers sacrements et d'être enterrés dans un cimetière chrétien ; jusqu'à bien tard dans le XVIIIème siècle, les cadavres de ces maudits seront traînés dans les rues avant de trouver la fosse commune, leurs biens étant confisqués et leurs noms rayés des registres paroissiaux pour infamie[6].

Une fois rejetée l'euphorie comme fin en soi, et une fois déclaré que la vie humaine n'appartient pas des drogues connaît un changement radical. À la différence du brahmanisme, qui se contentait d'exclure les cérémonies orgiaques, le christianisme exclut outre l'orgie tout ce qui touchait simplement à l'hédonisme et à l'institution de la bonne mort, ainsi que les usages chroniques et non purement épisodiques. Rien n'était plus orthodoxe que la proposition de l'évêque C.H. Brent, lorsque depuis son diocèse de Manille, il lança en 1909 le premier appel à une croisade planétaire contre les drogues : "Tout usage non médical est immoral". Brent fit l'exception de l'usage clinique alors que le corps thérapeutique constituait déjà un pouvoir comparable ou supérieur au pouvoir ecclésiastique. Mais les évêques qui ont régné depuis le milieu du IVème siècle n'avaient pas besoin de faire de telles exceptions, et la médecine leur semblait douteuse à plus d'un égard. Quelques usages innocents étaient bien peu de chose comparés à la tentation générale de l'euphorie comme fin en soi, aux dangers des idolâtries, des cultes orgiaques, de l'hédonisme et de l'euthanasie.

c. Fondements concrets pour une persécution

Il se peut que le secret rigoureux ait sauvé quelques recettes employées dans les cultes mystérieux, désorientant une hiérarchie ecclésiastique pas spécialement caractérisée par sa curiosité pharmacologique. II se peut aussi que la contrainte ait porté dernière pensée. En tout cas, la hiérarchie fit peu de publicité à de telles vérifications ; l'évêque d'Alexandrie, Clément, fit cependant une exception lorsqu'il révéla sans craindre la malédiction d'Éleusis que "la devise de ces mystères est : "j'ai jeûné, j'ai bu le kykéon"". Dans cet ordre d'idées, diffuser une attitude mycophobe aurait pu s'avérer plus efficace que bien des prohibitions. Certains Pères de l'Église eurent peut-être une intuition de ce genre, mais ils préférèrent propager un refus générique de reconnaître fut-ce indirectement que l'amanite tue-mouche ou des agents du même type avaient pu être employés dans des contextes religieux. Avec pour expresse finalité de supprimer tout type de mystères exceptée l'eucharistie, et poussé en ce sens par les évêques, l'empereur Valentinien interdit (sous peine de mort, naturellement), toute "célébration nocturne" dans les contrées soumises à son autorité.

L'attitude officielle face aux phénomènes de transe est plus largement illustrée par une théorie d'Augustin lui-même sur les causes des "métamorphoses" :

"Nous croyons que le Démon plonge les hommes qui disent avoir fait l'expérience de la métamorphose dans une situation particulière de songe imaginatif, durant lequel ils prennent pour vécus, avec tous les détails, nombre d'épisodes qui peuvent se produire alentour, mais pas à celui qui est sous le pouvoir maléfique."

Il est entendu que l'effet ne répond pas à une vertu naturelle des plantes ou des mélanges, mais au "pouvoir maléfique". Nous verrons sans cesse aux siècles suivants que l'expérience de "vol" et la séquence "mort-renaissance ", typiques du rapt ou de la transe extatique, ne seront considérés possibles que par intervention expresse de Satan. Puisque le songe renvoie à des rapports avec des puissances infernales, le fondement théologique est tout trouvé pour persécuter comme coupables d'idolâtrie satanique ceux qui seront pris dans un tel état. Ils ne seront pas peu nombreux, et mériteront un châtiment exemplaire.

Tout ceci se complète d'une législation spécifique. Le monde gréco-romain avait des directives légales sur la sorcellerie, essentiellement caractérisées par la distinction entre magie blanche et magie noire. Dès le triomphe du christianisme, cette distinction est abolie, car toute magie - même prétendue bénéfique ou blanche - est présumée satanique. La lutte entre jésus et Simon le Mage, l'un des plus célèbres épisodes évangéliques, illustre le combat initial entre miracles venus de la divinité orthodoxe et miracles venant d'autres "puissances". Déjà l'Ancien Testament laissait quant à l'élimination des concurrents une liberté totale par son commandement: "Tu ne laisseras pas en vie la magicienne". Mais Israël était un petit territoire, et cette loi doit à présent s'imposer universellement.

L'apparition de règles adaptées à pareil dessein ne se fait pas attendre. En l'an 424, la Loi Salique envisage l'extermination des sorcières et des "préparateurs de philtres" en général, bien qu'elle prévoie aussi des amendes pour ceux qui accusent sans preuve quelqu'un de ces crimes ; cette réserve mérite d'être signalée, car lorsque commenceront les grandes persécutions (à partir du XIVème siècle), la dénonciation deviendra libre et secrète, sans aucun risque pour dénonciateurs et inquisiteurs. En l'an 506, le Concile d'Agde, dans le canon 42, excommunie expressément "les sorciers, les vampires et ceux qui les consultent". En 511, le Concile d'Orléans étend ce qui précède à quiconque se livre à la confection de "breuvages préjudiciables". En 589, le canon 14 du Concile de Narbonne ordonne de "vendre comme esclaves les sorciers, avec leurs femmes, enfants et serviteurs, au profit des pauvres".

Avant que la foi chrétienne ne devienne une condition d'obtention de la citoyenneté - fait établi à partir de 381-, le droit romain contenait déjà nombre d'interdits relatifs à la magie, qui se sont progressivement durcis au long du Bas-Empire. Au temps de Caracalla, par exemple, on punit par la crucifixion ceux qui "consultent ou répondent au sujet de la santé de César, et l'esclave qui consulte au sujet de la vie de son maître". On en est aussi venu à considérer comme crime contre la salus publica le fait de posséder des livres contenant des formules magiques. Mais si la nécromancie était interdite, la chiromancie non astrologique (sans menace pour l'Empereur ou le maître) jouissait d'un grand prestige, comme l'indique entre autres témoignages celui d'Apulée[7]. Ce qui agitait les romains superstitieux, et tout spécialement le pouvoir politique, était - comme le montre un édit impérial promulgué en 357 – "la curiosité de penser l'avenir".

Avec l'intronisation du christianisme, en revanche, toute une série de personnages - herboristes, pharmaciens, incantateurs, cathartiques, chamans, pontifes d'autres cultes, mystagogues, théosophes, sorcières urbaines et rurales, etc. - qui ne figuraient pas sur les listes romaines classiques, et moins encore dans les grecques, entrent dans la catégorie des persécutés. En principe, cette extension naissait de l'effacement de la différence entre magie blanche et nécromancie. Cependant, ce fut aussi un moyen efficace de persécuter les foyers de culture pharmacologique, tant au niveau de la production que de la recherche et de la consommation.

Dans le Forum judicium, ordonnancement juridique de la monarchie wisigothe, on trouve plusieurs dispositions de Chindaswinthe préfigurant la croisade qui suivrait contre l'"infâme secte" des sorciers. La deuxième de ces dispositions élargit la condamnation des "devins, jeteurs de sorts et enchanteurs" à ceux qui « donnent des herbes maléfiques » ", sans faire de distinction entre poisons proprement dits, philtres et drogues. Mais en superposant le délit de nécromancie et le religieux, le maléfice et l'apostasie, on efface aussi la distinction entre certaines drogues et d'autres. Bien que les classes élevées aient sans doute continué d'utiliser sans danger les plantes traditionnelles de la pharmacopée celte et grécolatine, au niveau populaire, ces remèdes sont entachés de paganisme et représentent quelque chose d'"impur". Le fait que du VIème au XIIème siècle, les médicaments qui jouissaient de la meilleure réputation en Europe étaient la momie d'Égypte pulvérisée et la corne d'unicorne moulue montre le genre de thérapie que l'on considérait alors immaculée. Comme l'indique un édit de Childéric III, roi des Francs, tout usage de "plantes diaboliques"  sera réprimé pour "superstition et gentilité".

Suit une cascade de règles qui précise selon plusieurs points de vue que quiconque exercerait les "arts diaboliques" serait traité comme les homicides, les empoisonneurs et les voleurs, la même peine étant prévue pour ceux qui les consulteraient. Les textes les plus explicites en ce sens sont plusieurs capitulaires de l'empereur Charlemagne - dont le couronnement marque aussi l'ascension de l'évêque de Rome au rang de Pape -, dont l'un spécialement, daté de 800, où il qualifie l'opium d'"oeuvre de Satanas" et indique que "celui qui le touche commet le crime du sorcier et de l'empoisonneur". Ce texte interdit aussi aux membres du clergé de "devenir des ivrognes". Un autre capitulaire, de 812, étend cette règle aux soldats. Cependant, il va de soi qu'approcher l'opium ou toute autre "plante diabolique" est infiniment plus grave que fréquenter le vin. Un peu plus tard (873), un capitulaire de Charles le Chauve se propose de supprimer de la surface terrestre "les impies, les fabricants de philtres et ceux de poisons". Excepté l'opium, qui entre indiscutablement dans la liste de ce qui est expressément interdit, il est impossible d'établir que d'autres drogues aient été "impies" et cela n'a peut-être jamais été très clair, y compris pour les juges et auxiliaires de justice chargés de faire appliquer les règles. Mais les détails de l'intention elle-même sont parlants, puisqu'il ne s'agit pas tant de réprimer que de "faire disparaître toute connaissance" sur ces choses :

"S'ils sont suspects, ou s'ils sont simplement accusés, ils seront soumis au jugement de Dieu. Et non seulement les coupables mais aussi leurs associés et complices mourront, pour faire disparaître de notre terre toute connaissance d'un si grand crime".[8]

d. La politique spécifique de censure

On peut réprimer certains crimes en les classant en codes et en punissant celui qui les commet. D'autres sont si intrinsèquement abominables que le simple fait de les inventorier pourrait suggérer aux pervers de les commettre, et offenser gravement la pudeur des justes. Ce sont les crimes contre la grâce de rédemption - contre le Saint-Esprit lui-même -, traditionnellement reconnus comme seuls impardonnables. Sans pour autant qu'ils fulminent ceux qui les commettent, ces actes sont eux-mêmes si odieux qu'il faut les expulser de l'ordre symbolique, les exclure de la parole en général.

C'est à cet ordre d'idées qu'appartient assurément, pour le christianisme orthodoxe, l'altération pharmacologique de la conscience. Force est, par conséquent, d'affirmer que la prohibition en matière de drogues est d'ores et déjà complètement définie dès le moment du triomphe de l'orientation prônée par saint Paul. La seule différence est que les premiers chrétiens ne disaient pas, pour qualifier l'abominable, "s'adonner à la drogue", comme on le dit aujourd'hui, mais "pactiser avec Satan" ; et qu'au lieu de dire que la modulation chimique de l'humeur mène à la "folie" ou à un "gouffre de dépravation", ils appelaient cela "apostasie" et "idolâtrie". L'apostasie consiste à mépriser son propre salut : exposer le don infini qu'est une foi aveugle, laborieusement bâtie, à des horizons d'extase d'autant plus terrifiants qu'ils sont délivrés de toute routine psychique. L'idolâtrie consiste à vénérer une nature physique animée par différents "esprits", qui étaient les patrons de chaque drogue et deviennent à présent "démons".

Mais la répugnance à entrer dans le détail de telles apostasies et idolâtries ne conduisait pas seulement à condamner de façon très vague "herbes maléfiques" et "plantes diaboliques", mais à user d'un système de lutte plus raffiné, celui qui servirait à combattre les attaques directes des philosophes et penseurs païens contre le christianisme en tant qu'attitude. Considérant que l'État devait promouvoir le libre examen des choses, qui permet à la vérité de se faire valoir d'elle-même, sans l'aide de "tuteurs", Marc-Aurèle avait décidé d'ouvrir des bibliothèques publiques dans les plus grandes villes, et qu'on enseignerait dans les écoles tous les courants de pensée. Lorsque la foi chrétienne devint institutionnelle, des foules incendiaires se chargèrent de transformer en fumée ces projets d'instruction. L'évêque Théophile conduit personnellement les fidèles qui détruisent en 391 les peintures et sculptures "impudiques" du musée d'art d'Alexandrie, dont les flammes détruiront aussi une partie de la bibliothèque ; plus tard le feu purifiera totalement la bibliothèque royale ou Basilique de Julien, où disparaîtront 120 000 volumes, parmi lesquels les plus anciens rouleaux contenant des poèmes homériques[9]. C'est pour une "plus grande gloire divine" que l'empereur Léon III fera ensuite brûler 40 000 volumes de la bibliothèque de thèques païennes consumées par les flammes est incalculable.

Aux derniers temps du Bas Empire romain, ce sont déjà des centaines de fonctionnaires qui sont chargés d'empêcher la diffusion de la pensée et de simples informations, d'intercepter la correspondance, de créer de faux courants d'opinion, de travestir les faits, de diffamer les adversaires politiques par des accusations capables de pousser au lynchage les foules rendues folles d'oppression et de misère. Mais la hiérarchie chrétienne hérite de cet appareil bureaucratique de censure et invente des techniques pour modifier aussi le passé. Ainsi, par exemple, non seulement elle détruit les oeuvres de Celse, Proclus, Porphyre et Julien opposées à la conception chrétienne du monde, mais les titres de ces livres précis sont effacés du catalogue de leurs auteurs, tout le reste demeurant intact ; si ce n'était grâce aux Arabes, et à quelques heureuses coïncidences, ces ouvrages seraient bien plus qu'introuvables pour la postérité : ils n'auraient jamais existé.

Il est extrêmement probable que la même politique ait été suivie en matière de drogues et de cultes pharmacologiques. Vers 1560, Fray Bernardino de Sahagûn vit avec peine le prieur détruire tout le passage de son Histoire générale des choses dans la nouvelle Espagne consacré aux apostasies et aux idolâtries par les plantes magiques ; devenu très vieux, il le récrivit, et cette partie du texte disparut à nouveau pendant trois siècles, avant qu'on ne la découvre récemment - pratiquement cachée - dans le couvent franciscain de Toulouse. Certaines éditions de Dioscoride réalisées par Laguna subirent les mêmes techniques - pour les passages consacrés au même genre de phénomènes - ainsi que des sections semblables de livres d'autres écrivains de la Renaissance comme Cardano et Porta.

Je ne vois pas de raison valable de supposer qu'une chose courante au XVIème siècle, lorsque la culture du clergé était très supérieure, n'a pas été pratiquée lors des grands incendies de bibliothèques, quand l'une des principales intentions chrétiennes était de réécrire l'histoire antique pour la présenter comme une attente anxieuse du Christ. Objecter qu'au XVIème siècle s'est également produite une croisade contre la sorcellerie est très peu convaincant, puisque dès le IVème siècle, une guerre à la fois plus vaste et incertaine était menée contre les religions hellénistiques et autres cultes païens. En vérité, la soudaine interruption des informations et des opinions sur la pharmacologie à partir du Vème siècle ne doit pas seulement être attribuée à l'attitude orthodoxe envers les drogues, mais aussi à sa politique générale en matière de livres.

Simultanément à une répression directe et indirecte d'usages alors habituels, la nouvelle ère signifia - à mon sens - une destruction aussi délibérée que fortuite d'innombrables documents anciens liés à la question. Par conséquent, au lieu de dire que l'usage de drogues psychoactives "a toujours recherché l'ombre de la honte" - comme l'a proposé Lewin -, on pourrait dire que depuis le triomphe du christianisme, on a toujours voulu voiler cet usage par d'honteuses ombres. À côté des avantages évidents de l'exactitude historique, ce jugement permet en outre d'expliquer pourquoi rien de semblable à l'obscurcissement ne s'est produit en d'autres endroits de la terre, et pourquoi le retour de la laïcité en Europe apporterait une rapide accumulation d'informations et de découvertes, sur un terrain jusqu'alors dépourvu des deux choses.



[1] Il s'agit d'un extrait de "Histoire générale des drogues. Tome 1".

 Les notes renvoyant aux sources bibliographiques n'ont pas été reprises.

[2] Le concept de Satan n'est pas sans rapport avec la lutte contre ce type de puissances précisément. "Satan" signifie "adversaire" en hébreu, et quand le mot apparaît dans la Bible juive il ne désigne jamais autre chose que Yahvé. On pourra citer à l'inverse le texte des Chroniques: "Satan se dressa contre Israël et il incita David à dénombrer les Israélites" (21,1). Mais à condition d'oublier celui de Samuel: "La colère de Yahvé s'enflamma encore contre les Israélites, et il excita David contre eux": "Va, […]dit-il, fais le dénombrement d'Israël et de Juda" » (11,24,1). Le livre de job montre de façon limpide que le "satanique" ne désigne que Yahvé lui-même en tant qu'accusateur: "Si nous accueillons le bonheur de Dieu, comment ne pas accepter du même le malheur!" (2,10). En tant qu'esprit autonome ou distinct, Satan-Lucifer est une idole véritablement chrétienne, conçue pour décharger la divinité de tout ce qui est négatif, et pour incriminer tout prodige physique non-reconnu par la hiérarchie ecclésiastique. Les principaux adversaires de la foi chrétienne aux premiers siècles étant des divinités mystérieuses liées à des cultes orgiaques et extatiques, l'"efficacité" de ces cérémonies pouvait bien être de la responsabilité du nouveau-né Satan. Nous venons de voir comment pour les encratiques, les marcionites et d'autres, la vigne était née de l'union de Satan avec la Terre. Lucifer et Dionysos sont donc les mêmes personnages. Sur le concept et l'évolution du Diable, cf R. Schärf, 1962, p. 139-148.

[3] Le dernier évêque à trancher en ce sens est le plus cultivé, Augustin d'Hippone : "Mon premier avis était qu'il ne fallait contraindre personne à l'union avec le Christ [...] qu'il fallait vaincre par la raison, pour ne pas compter de catholiques factices. Mais mon avis a été réfuté par les louables exemples d'amendement présentés par mes contradicteurs". (Epist, 93, 5, 17).

 

[4] Ép. gal., 17 ; Ep. colos., 5, 5.

[5] "Je le souillais la source de l'amitié des ordures de la concupiscence ; j'en voilais la sérénité du nuage infernal de la débauche". (Augustin, Confes.,111, 1, 1).

[6] Cf Montesquieu, 1995. Déjà auparavant, et surtout par la suite, jusqu'à nos jours, les autorités ecclésiastiques ont opté pour un système qui permettait la tenue de funérailles, parfois même somptueuses, pour les suicidés. L'astuce a été de considérer que le mort devient fou lorsqu'il conçoit son propos, étant par conséquent aussi innocent qu'un nouveau-né (davantage en réalité, puisqu'il meurt baptisé et délivré du péché originel qui touche le nouveau-né).

[7] Jugé pour "arts magiques", Apulée ne craint pas de dire au magistrat que la chiromancie est "un art agréable aux dieux immortels. Connaissance du culte à leur rendre et de la manière de les adorer, science pieuse des choses divines" (Apol., X, 6,1).

[8] Le "jugement de Dieu" comporte plusieurs ordalies, dominées par l'épreuve de l'eau bouillante et du fer rouge. Si le sujet ne souffrait aucune brûlure, il était reconnu innocent. Cf W (...) Smith-S. Cheetam, 1938, "Ordeal", vol. II, p. 1466-1469, dans Caro Baroja, 1966.

[9] Le dernier, et dévastateur, incendie de l'infortunée bibliothèque d'Alexandrie, principal dépôt du savoir antique, fut décrété par le calife Omar, dirigeant animé par un autre monothéisme à vocation d'empire mondial.


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