Le chômage est un travail en creux[1]

 

Raoul Vaneigem

 

"… Le travail n'est pas ce qu'il importe de défaire; il se défait de lui-même, il s'épuise en épuisant l'homme et les ressources naturelles. Mais la servilité, l'inintelligence, le manque d'imagination que continuent de propager, dans les comportements et les consciences, le souvenir de son utilité passée et l'angoisse de son innocuité présente, voilà la vraie calamité d'une économie moribonde, qui conduit la totalité du monde à la mort sous le drapeau du réalisme et de la rationalité.

La force du travail tient surtout à la faiblesse et au mépris de soi qu'il perpétue, mais quelle redoutable puissance et comme on en peut mesurer les néfastes effets sur cette catégorie sociale que les milieux populaires appellent chômeurs et les milieux d'affaires "sans-travail": Quelle tare d'être privé de ce qui vous prive de la vie.

Sous le label péjoratif qui le coiffe du chapeau de la pitié et de la dérision, le chômeur n'est plus rien, car il est bien entendu que ce qui fait l'homme, c'est le travail. Il était bête de somme, avec la garantie de l'étable, le voilà chien errant. Il tenait des vertus du labeur le droit de revendiquer un salaire; qu'il ne se fatigue plus le ravale à une manière d'état immoral où il sied, pour mériter l'aumône, de baisser la tête, de se taire et de se montrer discret sur l'agrément, tout de même, de ne plus perdre ses jours en fatigue et en ennui.

Mais telle est l'imprégnation maladive du "devoir " que le chômage est vécu comme un travail, à la porte de l'usine, même si dehors et dedans règne la même inutilité, à ceci près que l'une est salariée et l'autre pas (les secteurs rentables, on le sait bien, appartiennent à la bureaucratie et à la production de biens sans usage, alors que l'agriculture et les industries couvrant les besoins primordiaux sont condamnées).

Par le vide que provoque et que compense son activité frénétique, le travail agit à la façon d'une drogue. Le salaire garantit la régularité d'approvisionnement, son absence l'interrompt, provoque un manque et jette dans l'affolement, le désespoir, la panique.

Or s'il est vrai, pour qui garde les yeux sur l'horizon terne de la survie, que les allocations de chômage n'annoncent pas le printemps, il faut avoir l'aveuglement de l'intoxiqué pour dédaigner la richesse d'un temps soudain libre d'obligations, pour hurler à l'embauche comme un morphinomane à la lune au lieu de battre le briquet de sa propre créativité et d'entreprendre collectivement cette tâche -jugée impossible parce que le préjugé économique l'interdit -, la création du gratuit.

L'imposture du travail nécessaire est la plus lente et, partant, la plus consolante et la plus cruelle manière d'en finir avec la vie. Il y aurait du pathétique dans le laisser-aller suicidaire des foules - fluant et refluant au rythme d'une machine qui tourne à vide, tandis que le capital est à l'affût de faillites où s'investir -, n'était le ridicule où elles s'enferrent en mourant de soif auprès d'une fontaine.

La misère volontaire et navrante des travailleurs et des sans-travail excipe de sa bêtise fondamentale dans des manifestations de grévistes tournant l'arrêt de travail en un vrai travail de contestation au point de faire suer les rues d'ennui. La belle imagination que d'entraver l'acheminement du courrier postal et de paralyser les transports en commun pour le désagrément de tous quand il n'y aurait guère que les instances dirigeantes -maffiosi d'État à qui les droits sont payés et qui refusent de les redistribuer en salaires -pour s'attrister qu'arrivât à son destinataire une lettre exemptée de son timbre et que trains, métros et autobus fussent mis gratuitement à la disposition du plus grand nombre.

La gratuité effraie parce qu'elle est naturelle.

Mais qui aurait aujourd'hui des raisons de s'inquiéter si les mécontents de la hausse des prix et des baisses salariales s'avisaient de ne plus payer pour se déplacer, se loger, se nourrir, s'exprimer, se rencontrer, communiquer, s'amuser et se réconforter ?

La reconversion écologique de l'économie est une transition prévisible vers l'ère de la nouvelle cueillette…".



[1] "Adresse aux vivants, sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire", Ch III, La materia prima et l’alchimie du moi. Seghers.


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