Le concordat ou la fin de l'autonomie de l'État polonais

 

Monika Karbowska

Écrit en collaboration avec l'Association Neutrum et l'Association des Rationalistes Polonais (Respublica)

  

En juin 1992 la situation économique et politique tendue menaça de dégénérer en putsch. Les ministres fondamentalistes chrétiens et ultra-nationalistes du gouvernement Olszewski menacèrent de limoger le Président de la République Lech Walesa. Le ministre de l'Intérieur, le sombre Antoni Macierewicz exhiba à la télévision des " dossiers " de la police politique censés prouver la collaboration de Lech Walesa et le somma de démissionner de la présidence. C'était bien sûr une aberration paranoïaque d'autant plus que Walesa était le plus fidèle soutient du parti fondamentaliste depuis 1990. Mais trois ans de folie ultra-libérale avait mené l'État à la décomposition et la société à la désagrégation totale. La tension était telle que les groupuscules fascisant appelant au limogeage des "communistes " et " hommes de Walesa " pouvait amener un régime autoritaire au pouvoir. La Yougoslavie nous montrait que la guerre était une issue possible à l'impasse totale. Les liens sociaux se décomposaient, les pauvres commençaient à mendier dans les rues... spectacle intolérable, inimaginable voilà encore 3 ans. L'incompréhension était totale. C'est alors qu'au plus fort de la tension, l'Église et l'Ambassade des USA convièrent les hommes politiques polonais à une négociation au terme de laquelle une " femme-compromis ", Madame Suchocka, bras droit du Vatican, devint premier ministre.

Madame Suchocka mena ainsi sans férir la politique la plus réactionnaire qui soit : privatisations, démantèlement du service public, chômage de masse, interdiction de l'avortement en janvier 1993 et signature du concordat. La signature du concordat était illégale car selon la Constitution de l'époque, un Premier ministre n'avait pas le droit de signer les traités internationaux. Qu'importe, le concordat fut dûment ratifié par les ex-communistes, vainqueur des élections de septembre 1993 après 4 ans de folie furieuse ultra-libérale.

Le concordat ratifiait largement les pouvoirs que l'Église s'arrogeait dans la vie sociale. En effet, l'État se dessaisit d'une prérogative majeure, gagné pourtant après une longue lutte : le contrôle du mariage. Avec l'instauration du mariage concordataire, le mariage civil fut réduit à l'état d'anecdote. En effet, le mariage concordataire rend l'Église maîtresse de la cérémonie et lui permet de faire sa propagande contre le divorce par le biais " d'enseignements préparant au mariage " et de " consultations conjugales " alors que l'État continue à gérer " les conséquences civiles du mariage ", c'est à dire le divorce civil. Petit à petit, le mariage solennel, célébré à l'Église, devint synonyme d'une institution éternelle et il devient impensable de le dissoudre alors que la loi le permet pourtant. Bien des jeunes gens et jeunes filles, 13 ans après le concordat, sont convaincus que le divorce est impossible ou difficile et ignorent complètement leurs droits. C'était bien là l'objectif du concordat : substituer la propagande à la connaissance des lois. En outre, bien peu oseront se désigner comme athées en préférant un mariage civil au mariage concordataire. Par ailleurs, les procédures de divorce furent transférées des tribunaux locaux aux tribunaux régionaux ce qui rallongea, alourdit et renchérit la procédure. Dans le concordat, l'État s'engage par ailleurs à " promouvoir et protéger le mariage " ce qui en dit long sur le mépris et la discrimination que subissent les célibataires. 

Selon le concordat, le Vatican est entièrement libre d'organiser son Église en Pologne comme il l'entend. Il ne s'engage qu'à conserver la nomination de ses fonctionnaires, prélats et prêtres, à des hommes de nationalité polonaise. L'État a donc renoncé à tout contrôle des activités des prêtres qui ne sont soumis qu'à la juridiction du Vatican. Les interférences entre le droit civil et le droit canon sont nombreuses et mènent à des scandales dont l'Église sort souvent victorieuse. Telle est l'histoire par exemple d'une banque locale qui ayant accordé un prêt à une paroisse, s'est vue refusé le remboursement du prêt au motif que la paroisse était régie par le droit du Vatican, le droit canon et que la banque aurait du s'assurer si le prêt respectait toutes les règles de ce droit. La banque porta l'affaire devant les tribunaux et perdit à la Cour Suprême , le droit canon ayant été décrété supérieur au droit civil polonais. Il en est de même pour les très nombreuses affaires de pédophilie ou de corruption où les prêtres échappent toujours d'une manière ou d'une autre à la justice.

L'Église use et abuse de son pouvoir et ne se contente pas de soutenir ses partis d'extrême droite présents dans tous les gouvernements ultra-libéraux, de 1990 à 1993 et de 1997 à 2001. Le président de la République actuel, élu en octobre 2005, est soutenu par des hommes de cette mouvance. Le premier ministre Marcinkiewicz est ouvertement un fondamentaliste catholique. La propagande électorale retentit dans de nombreux lieux de cultes et il n'est pas rare de voir les curés désigner dans leur sermon du dimanche le candidat pour lequel tout bon Polonais devrait voter. L'Église possède aussi ses propres médias, journaux, télévision ainsi que la fameuse " Radio Maryja ", célèbre pour ses prêches incendiaires fustigeant l'Europe de la " culture de la mort ", la décadence occidentale, et l'athéisme. Mais l'Église ne se contente pas de son territoire taillé dans le corps social et politique polonais : elle veut tout le pouvoir. Une loi instituant "les valeurs chrétiennes " à la télévision publique a été votée. La télévision publique reste alors sexiste et ultra-libérale, mais ses " valeurs chrétiennes " se résument à une discrimination permanente des agnostiques, athées, des homosexuels et des féministes. Le discours clérical est ainsi omniprésent dans l'espace public. La deuxième voix de la propagande étant l'ultra-libéralisme, on comprend que toutes les idées dissidentes sont vite étouffées.

l'Église garde également la main haute sur l'éducation des jeunes par la propagande anti-avortement et anti-contraception dans les écoles. Elle contrôle ainsi l'ensemble de la société car les prêtres participent aux conseils de classes. Ce contrôle s'ajoute à celui qu'elle exerce par le biais de la confession. La propagande misogyne sur le thème de l'obéissance naturelle de la femme à l'homme dans la famille est toujours de mise dans les chaires et l'enseignement religieux. De même, les associations ecclésiastiques participent à l 'élaboration des politiques éducatives de l'État, ce qui conduit à l'abandon de l'éducation sexuelle à l'école remplacé par le culte du mariage et d'une politique de prévention du sida tout simplement mortelle : ainsi enseigne-t-on dans les écoles que le préservatif ne protège pas du sida et que seule l'abstinence protège.

Même lorsque après maints combats féministes les socialistes autorisèrent l'avortement thérapeutique en 1996, les avortements légaux sont peu pratiqués car l'Église a fortement investi de sa propagande le milieu médical qui, hypocritement, refuse de pratiquer gratuitement dans les hôpitaux les mêmes actes qu'il pratique dans le privé.

L'Église a fait régulièrement pression sur le gouvernement socialiste ex-communiste qui de ce fait n'a jamais tenu ses promesses électorales. Réélu massivement par un électorat de gauche en 2001 avec comme mission d'abroger les lois iniques contre l'avortement, le leader socialiste Aleksander Kwaniewski a conclu dès son élection un pacte avec l'Église : en échange du maintient de l'interdiction de l'avortement, l'Église s'abstiendrait de faire de la propagande contre l'adhésion à l'Union Européenne pour laquelle le gouvernement menait alors les négociations. La politique de l'État se fait de plus en plus sur le dos des femmes alors que l'Église ne respecte même pas les termes du contrat : l'année 2003 abondait en prêches incendiaires contre " L'Europe qui tue les enfants, les vieux et les handicapés et que la Pologne a pour mission de ré évangéliser ".

L'Union Européenne a certes fait pression pour que la Constitution Polonaise votée en 1997 comporte le respect des droits humains, dont " l'égalité de toutes les religions ", mais dans les faits, le concordat et la situation politique donne un énorme pouvoir à l'Église catholique. Actuellement, le nouveau gouvernement projette même de soumettre tous les projets de lois élaborés au parlement au contrôle préalable de l'Église : l'État polonais passerait alors entièrement sous la coupe du Vatican.

Les conséquences de la perte de la laïcité

Les conséquences de la perte de la laïcité sont dramatiques avant tout pour les femmes. Actuellement, 200 000 avortements clandestins à 4500 Zlotys (1000 Euros) chacun sont pratiqués par des médecins dans des cabinets médicaux privés. En cas de complications, les femmes sont démunies puisque les médecins risquent la prison en les amenant à l'hôpital. Une 20-taine de cas de décès suite à des avortements clandestins ont été documentés par le Planning Familial. Le chiffre des avortements pratiqués par les " faiseuses d'anges " est inconnu, le nombres de blessées, handicapées et mutilées par ces pratiques est inconnu également. L'Organisation Mondiale de la Santé a pointé la responsabilité du gouvernement polonais dans la rapide dégradation de l'état de santé des femmes polonaises. De fait, certains examens médicaux, certains soins ne sont plus pratiqués parce qu'ils sont assimilés à un avortement ou peuvent mener à un avortement. La médecine prénatale est en voie de disparition. Les femmes souffrent de violences, discriminations et humiliations dans les hôpitaux lorsqu'elles sont soupçonnées de vouloir avorter ou d'avoir essayer d'avorter . Des expressions telle que " femme enceinte " ou " avortement" ont disparu du vocabulaire public au profit de concepts religieux tels que " la vie ", " la mère qui porte l'enfant à naître "... Cette censure du vocabulaire est particulièrement pernicieuse car elle éloigne les femmes de toute faculté à exprimer leur véritable ressenti et à articuler leurs propres intérêts.

Chaque jour apporte son lot d'enfants abandonnés et d'infanticides terribles, alors que ces phénomènes sociaux étaient marginaux en 1989. L 'éducation sexuelle est absente : pas de prévention de sida à grande échelle, pas de prévention des grossesses précoces et multiples dans les milieux défavorisés. La pauvreté accompagne le désespoir, la violence et la dépression.

La famille ultra-conservatrice s'est trouvée renforcée : alors que peu de femmes polonaises faisaient grand cas de la propagande pour la restauration du pouvoir du père dans la famille menée par l'Église dans les années 80, on assiste à une réapparition de pratiques d'oppression disparues en 1945 : mariages précoces, forcés ou arrangés, dot, fiançailles qui ligotent les personnes dans des obligations matérielles et morales, versement d'argent pour l'épouse... L'idéal conservateur de la femme ressurgit en force dans les médias et dans les esprits. Alors que toutes les femmes en âge de travailler travaillaient en Pologne en 1989, il est de bon ton actuellement de choisir une vocation de femme au foyer popularisée par des sitcoms sirupeux et moralisateurs. Plus une femme est aisée, plus elle se doit de se couler dans le moule de la mère et de l'épouse. La popularisation de la pornographie et de la prostitution a favorisé l'émergence de l'image de la " putain " quasiment disparue sous le régime communiste. L'image de la prostituée paraît d'ailleurs à de nombreuses jeunes filles plus enviable que celle de la mère et épouse soumise. C'est qu'on ne leur montre jamais la réalité terrifiante de la prostitution et du trafic de femmes. La quasi totalité des femmes polonaises ignore et veut ignorer les dizaines, les centaines de milliers de femmes polonaises vendues dans les bordels d'Allemagne, de Belgique ou d'Espagne. Alors que l'idée de légaliser le proxénétisme gagne du terrain même chez les féministes, ces femmes immigrés sombrent dans la nuit de l'oubli et du déni. Mais la prostitution sont des mots tabous dans la société polonaise actuelle, de même que le chômage ou l'émigration. Alors que l'image de la travailleuse, chère au régime communiste, a disparu, les intellectuelles, surtout féministes, sont assimilées à des dévergondés occidentales, " un béton que même l'acide sulfurique ne pourrait dissoudre ", selon les propos fascistes de l'archevêque Pieronek.

La prise de pouvoir de l'Église menace la liberté de conscience. Même les hommes ne sont pas épargnés par la propagande cléricale. Par exemple, un " manuel de la confession ", élaboré en 2004 avertissait que les personnes ayant voté pour des partis " dont les programmes sont incompatibles avec l'enseignement de l'Église " devaient le confesser. Bel exemple de contrôle de la liberté de conscience que la confession obligatoire !

L'Église continue par ailleurs de s'immiscer dans la vie publique : elle a tenté, par exemple, de faire limoger en 2004 la délégué ministérielle à l'égalité, Magdalena Sroda, coupable d'avoir affirmé dans un journal suédois que le modèle patriarcal de la famille catholique conduisait aux violences conjugales. L'Église exigea sa démission et les femmes durent se mobiliser par centaines pour sauver le poste de leur déléguée. L'Église réussit à faire condamner une artiste, Niedzialska, pour " injure aux sentiments religieux " dans la même année. Madame Niedzialska avait représenté dans son ouvre un Christ en croix muni d'un phallus...

Les conséquences politiques de la situation en Pologne peuvent avoir de graves répercussions en Europe. En effet, la gauche post-communiste ayant systématiquement abdiqué devant l'Église depuis 1990 en refusant d'abroger les lois scélérates contre l'avortement jusqu'à 3 fois (1993, 1995, 2001), l'électorat de gauche a complètement perdu confiance dans les élections et la démocratie. Cette perte de confiance est la raison d'une abstention de 60% aux élections de cette année. C'est avec une minorité de 30% d'une minuscule fraction de l'électorat que le gouvernement intégriste actuel est arrivé au pouvoir. A peine trois mois plus tard le durcissement du régime s'affirme : interdiction de la Marche de la Tolérance à Poznan, tabassage des manifestants par les milices fascistes et par la police, projet de taxation des célibataires et des sans enfants, contrôle des programmes scolaires par l'Église.... L'Europe des catholiques intégristes est en marche. Car il serait illusoire de croire que ce phénomène n'est qu'un pur avatar de la culture polonaise. Le gouvernement de Kaczynski n'ayant aucune assise sociale, il peut avoir besoin de conquêtes pour asseoir sa crédibilité. C'est ainsi que le " programme de ré-évengélisation de l'Europe " peut devenir son chemin de prédilection. La fameuse exposition sur les " enfants en Europe " au Parlement Européen où la propagande négationniste " avortement égal Shoah " s'affichait ouvertement, n'est certainement qu'un signe avant-coureur d'une offensive plus vaste contre les droits des femmes européennes. Nous devons, nous laïques européens, être prêts et prêtes à nous défendre.


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