LE COURAGE DU CURÉ MESLIER

 

Un curé communiste et athée sous Louis XIV

 

Paul Desalmand

 

Éditions Bérénice

 

Il souhaitait que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres.

Attribué par Meslier à un homme du peuple.

 

Parler du "courage" du curé Meslier surprendra peut-être ceux qui connaissent un tant soit peu son histoire. Je la résume pour les profanes.

Celui qui est passé à la postérité sous la dénomination "le curé Meslier" est un curé de campagne qui vécut à la fin du règne de Louis XIV, et une quinzaine d’années au-delà. On découvrit, à sa mort, qu’il était athée, matérialiste – dans le sens strict du terme –, dénonciateur des religions, qu’il présente comme des impostures au service des puissants, hostile aux inégalités excessives, hostile aussi à la monarchie au point de regretter qu’il n’y ait plus, comme dans les temps passés, des héros pour poignarder les tyrans.

S’il avait manifesté ces idées à l’époque, il aurait été torturé et brûlé. D’autres le furent, et plus tard, pour beaucoup moins. Il se contenta donc, en se reprochant parfois sa lâcheté, de les révéler dans un Mémoire, souvent appelé Testament, qui ne fut connu qu’après sa mort.

Jean Meslier est né en 1664 dans un petit village des Ardennes, exactement, à Mazerny, pas très loin de Mézières ou de Sedan, près de l’actuelle frontière belge. Pour la plupart, ces paysans et ces bûcherons (70 adultes) vivent dans une extrême misère, la plupart d’entre eux travaillant pour le seigneur de l’endroit qui possède les trois-quarts de terres. Ses parents ne sont pas riches, mais le commerce de drap a permis à sa famille de se procurer un début d’aisance. Grâce à cette situation un peu plus au-dessus de la misère commune, il pourra faire des études. Il entre au séminaire de Reims avec pour objectif de devenir prêtre. Sa vocation n’a rien de fébrile. Il voit surtout là un moyen de mener une vie paisible et de s’adonner à son goût pour l’étude qu’il a manifesté très tôt.

À sa sortie du séminaire, ordonné prêtre en 1688, il se voit confier la cure d’Etrépigny, paroisse située à une dizaine de kilomètres de son village natal. Il aura aussi la charge d’une autre localité, Balaives, à trois kilomètres d’Etrépigny. Quand ses collègues sont malades, il lui arrive de faire des remplacements dans les paroisses des alentours.

Il reste durant quarante ans curé d’Etrépigny, baptisant, mariant, confessant, administrant l’extrême-onction aux agonisants à toute heure du jour et de la nuit, procédant aux enterrements, disant la messe et les vêpres, organisant fêtes et processions, faisant son sermon chaque dimanche, assurant le catéchisme. Sa vie est sans histoires. Il est plutôt bon prêtre, même si sa servante, une cousine d’une vingtaine d’années, fait un peu jaser. Il ne fait pas preuve d’un excès de bigoterie, n’est pas toujours en train de tirer le maximum des miséreux qu’il administre, ne participe pas aux beuveries et bagarres des villageois comme d’autres prêtres du temps. Sans histoires… cependant.

Il y eut pourtant, dans cette paisible carrière, un incident qui jouera un rôle déterminant par la suite. En 1716 – Louis XIV est mort l’année précédente –, Meslier prend avec vigueur, à l’occasion d’un sermon, la défense des villageois contre les excès du seigneur de l’endroit. L’archevêché lui donne tort, l’inspecte avec suspicion, l’oblige à venir faire une retraite d’un mois au séminaire de Reims. Il a cinquante-deux ans, plus de trente ans de loyaux et pénibles services, et on lui administre une colle d’un mois comme à un vulgaire collégien. Cette humiliation n’est peut-être pas à l’origine de son projet, mais elle lui a sûrement insufflé l’énergie qui va lui permettre de mener l’entreprise à son terme.

En 1729, notre curé d’Etrépigny meurt. Il déclinait depuis quelque temps, attristé, en particulier, à l’idée de perdre la vue. Tout est dans l’ordre. On peut s’attendre à un déploiement de cérémonial pour ses funérailles. Quarante ans dans la même cure, ce n’est tout de même pas rien. Les prêtres des villages voisins viendront célébrer ses vertus. Il sera enterré dans le cimetière jouxtant l’église où il a officié pendant plus de presque un demi-siècle. Tout est bien.

Seulement, le brave curé Meslier avait, année après année, avec une ténacité indomptable, préparé une bombe à retardement. Quand, alerté par les villageois, un curé du voisinage arrive au presbytère, il y découvre une lettre curieusement adressée à "Monsieur le curé de…" Pas de nom. Cette lettre contient des propos un peu inquiétants, mais rien de bien grave. Les choses changent avec la deuxième lettre à quoi elle renvoie. Cette fois, plus d’équivoque. Le curé Meslier dit ce qu’il pense : les religions, toutes, y compris celle dont il a été un officiant, ont été inventées par des crapules pour opprimer le peuple. Le Livre présenté comme exprimant la parole de Dieu relève de l’imposture. Cette deuxième lettre, de plus, renvoie à un Mémoire déposé au greffe de la paroisse. Le ou les curés se précipitent au greffe où ils trouvent des centaines de pages manuscrites enveloppées dans un papier gris, un "Mémoire" dont l’intitulé ne laisse plus aucun doute :

 

MÉMOIRES DES PENSÉES ET SENTIMENTS DE

Jean Meslier

Prêtre, curé d’Etrépigny et de Balaives

sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les religions du monde pour être adressé à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité à eux, et à tous leurs semblables.

 

La situation se complique. Il s’agit d’un cas patent d’apostasie. Plus question d’enterrer Jean Meslier dans le cimetière d’Etrépigny. Ce serait rendre le lieu impur à jamais. Alertées, les autorités de l’archevêché de Reims sont bien embarrassées. Surtout ne pas faire de vagues. Les réactions de ces paysans très attachés à leur curé sont imprévisibles. Le scandale d’une cérémonie d’expiation risque de faire plus de mal que de bien. Il faut étouffer l’affaire. La mort du curé n’est même pas inscrite sur les registres de la paroisse. On enterre le corps rapidement, sans cérémonie, peut-être dans le jardin, personne ne sait vraiment où. Il ne resterait plus qu’à détruire cet écrit infâme et tout rentrerait dans l’ordre.

Seulement le curé Meslier n’était pas tombé de la dernière pluie et connaissait sa hiérarchie. Il avait pris ses précautions. Nuit après nuit, il avait recopié les centaines de pages de l’original, établissant deux copies, peut-être trois, qui furent mises en lieu sûr. On manque de détails sur la procédure, mais le résultat est atteint. Dans les années qui suivent, le texte du Mémoire circule dans toute l’Europe. Moins de vingt ans après la mort du curé, il en existe un exemplaire à la cour de Frédéric II, roi de Prusse. En 1864, un libraire-imprimeur d’Amsterdam, libre-penseur qui a compris l’importance du texte, fait paraître, avec un grand sérieux, une première édition (500 exemplaires). Les Français devront attendre deux cent quarante et un ans pour disposer d’une édition digne de ce nom, l’édition Anthropos en trois volumes parue en 1970. Entre-temps, Voltaire avait publié un abrégé du Mémoire, pour lequel il avait fait une intense promotion, mais une édition qui le dénature complètement, une honteuse falsification le vidant de toute sa charge subversive. J’y reviendrai.

 

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Meslier est un disciple de Descartes. Il aurait pu déjà lui emprunter sa devise : Larvatus prodeo, "J’avance masqué." Surtout, comme l’auteur du Discours de la méthode, il ne croit qu’à la vérité déduite du raisonnement ainsi qu’en témoigne la phrase servant d’épigraphe à ce chapitre. Mais il va plus loin que Descartes, tirant toutes les conclusions des principes avancés. Par ailleurs, il n’hésite pas à critiquer son maître et il n’est même pas ridicule en le faisant. Plutôt l’inverse à l’occasion, comme on le verra.

Le Mémoire est organisé autour de "huit preuves", mais je ne le suivrai pas dans son développement, ne serait-ce que parce que cela a déjà été très bien fait. Je me contenterai de dégager les idées forces avant de revenir sur le "courage" du curé d’Etrépigny. Ces idées forces peuvent se ramener aux points suivants :

• La raison est le seul moyen d’accéder à la vérité.

• Le texte de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) est une véritable histoire de fous.

• Il n’existe que la matière et il n’est donc pas possible d’être autre chose qu’athée

• Le problème du mal met en évidence les inconséquences de la religion.

• La religion est un outil d’oppression au service des riches et des tyrans.

• Il faut changer la société en éveillant les consciences et en recourant à la violence.

Ce beau programme montre que les titres des livres qui présentent l’abbé Meslier comme athée et révolutionnaire n’ont rien de mensonger.

 

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Le curé Meslier, pour la recherche de la vérité, ne se fie donc qu’à la raison. Comme Descartes, il pense qu’il faut appliquer à la philosophie la rigoureuse méthode des mathématiciens. Mais Descartes, par conviction ou par prudence, demande que sa méthode ne soit pas appliquée à la religion et à la politique, ce qui, à l’époque de la monarchie de droit divin, était à peu près la même chose. Vœu pieu. Une théorie philosophique a sa dynamique propre qui la conduit à aller à son terme. Là où Descartes s’arrête, d’autres prennent immédiatement le relais, dont Meslier. Pour lui, pas de limite à l’esprit d’examen. Aucun domaine réservé qui serait protégé par le principe d’autorité. Il refuse l’idée pascalienne selon laquelle la religion chrétienne est d’autant plus merveilleuse et convaincante qu’elle est incompréhensible. Il rejette aussi l’injonction du Concile de Trente à laquelle il se réfère. : "Il faut donc croire ce que la Foi nous enseigne, non seulement sans en avoir le moindre doute, mais même sans désirer d’en connaître les raisons." Tout, pour Meslier, doit passer au tamis de l’examen rationnel et, en tout premier, le texte de la prétendue parole divine qui aurait été révélée aux hommes.

 

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Le texte de la Bible (Ancien et Nouveau Testament), l’abbé Meslier le connaît bien. Il l’a étudié au séminaire de Reims, n’a cessé de le fréquenter. Il le redécouvre aussi par le biais de ceux qui, avant lui, (Spinoza, Bayle, Simon) l’ont examiné comme un simple produit de l’histoire. À plusieurs reprises, il exprime l’idée de se trouver en présence de récits dus à de malades mentaux.

Jésus, qui s’annonce comme le fils de Dieu, comme destiné à devenir roi des Juifs et libérateur de ce peuple, qui promettait de descendre avec une équipe d’anges pour ressusciter les morts et juger tout le monde lui apparaît comme un "misérable fanatique et malheureux pendart" à côté de qui Don Quichotte fait pâle figure.

Meslier, souligne, comme d’autres avant lui, les innombrables contradictions décelables dans le texte sacré, spécialement entre les différents évangiles. Il met aussi en exergue les inconséquences, comme, à titre d’exemple, le fait que Dieu ait pu s’intéresser au prépuce d’Abraham.

"Quoi ! Un Dieu tout puissant et infiniment sage s’amuserait, ou se serait amusé à vouloir faire porter à tout un peuple la marque de son alliance avec lui, dans la plus honteuse partie de leur corps ? Et il aurait voulu faire consister cette marque dans un si vain et ridicule retranchement de chair ou de peau ? Cela est nullement croyable."

Le même Dieu intervient personnellement pour empêcher le roi Guerara de coucher avec la femme d’Abraham et il fait périr soixante-dix mille personnes à seule fin de punir David d’avoir procédé à un recensement de son peuple.

Le mystère de la Trinité est une élucubration qui défie le bon sens :

"Premièrement donc, la religion chrétienne, apostolique et romaine, enseigne et oblige de croire qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et, en même temps, elle enseigne aussi, et oblige de croire, qu’il y a trois personnes en Dieu, c’est-à-dire trois personnes qui sont Dieu. Ce qui est manifestement absurde, car s’il y en a trois, qui sont véritablement Dieu, ce sont trois dieux, et si ce sont véritablement trois dieux, il est faux de dire de dire qu’il n’y ait qu’un seul Dieu."

Il ironise ensuite sur les acrobaties logiques des théologiens pour expliquer les rapports entre ce Père qui a engendré un Fils, lesquels, ensemble, vont produire le Saint-Esprit ; théologiens qui maintiennent, en même temps, qu’aucun n’a précédé l’autre et qu’aucun ne l’emporte en autorité sur l’autre. "Il faut effectivement l’avoir perdue [la raison], ou avoir renoncé entièrement à ses lumières, pour vouloir soutenir des propositions si absurdes que celles-là."

Il fait remarquer qu’adorer l’hostie censée être le corps du Christ, donc de Dieu, une "idole de pâte et de farine", est tout simplement de l’idolâtrie. Il s’interroge sur les paroles de Dieu disant à Moïse qu’il ne verrait pas sa face mais seulement son derrière. En prime sur ces paroles surprenantes venues du très Haut, nous avons le droit à l’interprétation qu’en donne un théologien, et pas des moindres puisqu’il s’agit de saint Augustin :

"Dieu dit à Moïse qu’il ne verrait point sa face, mais qu’il verrait son derrière. La figure [de style] est que la face de Dieu signifie la divinité que l’on ne peut voir par les yeux du corps, et son derrière figure la nature humaine en Jésus-Christ, laquelle on peut voir ; il dit donc qu’il verrait son derrière, parce que les Juifs, qui étaient ici figurés par Moïse, ont vu le fils de Dieu dans son humanité."

Marc Bedel, dans sa bonne biographie, après avoir cité ces élucubrations de saint Augustin, conclut ainsi sur la question : "Le Christ figuré par le cul de son divin Père, il fallait tout de même le faire !"

Une histoire de fous. Passons à autre chose.

 

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Meslier croit à l’âme, mais seulement comme un principe vital qui anime le corps et meurt avec lui. Elle n’est pas immortelle. Elle ne correspond pas à une entité immuable qui agit sans se modifier. Il fait remarquer au passage que, dans l’Ancien Testament, il n’est nulle part question d’une âme immortelle. Le concept, on le sait, provient des commentateurs influencés par la pensée grecque.

Pour Meslier, une seule réalité existe qui est la matière. "Or il est manifeste que l’être matériel est en toutes choses, que toutes choses sont faites de l’être matériel, et que toutes choses se réduisent enfin à l’être matériel, c’est-à-dire à la matière même." Ou encore : "L’être et la matière ne sont qu’une même chose."

Il imagine, commencée depuis les origines, une évolution de cette matière du plus simple au plus complexe : "[…] tous les ouvrages de la nature ont pu ensuite se perfectionner et se fortifier par la continuation des mêmes mouvements qui ont commencé à les faire naître."

Quand Malebranche entend prouver que la pensée ne peut être matière parce qu’elle n’est ni ronde, ni carrée ni pointue, il n’a pas grand mal à l’envoyer dans les cordes.

Cette absurdité de l’âme conçue comme radicalement différente de la matière et exclusive à l’homme apparaît bien quand ces philosophes parlent des animaux. Par souci de ne pas leur attribuer quelque chose qui pourrait ressembler à l’âme, monopole de l’être humain, ils en viennent à la thèse complètement idiote d’animaux fonctionnant comme des automates, sans pensée, dépourvus de sensations et ne souffrant pas. Meslier leur demande pourquoi la nature les a pourvus d’un cerveau avec ses fibres, et une chair vivante, si c’est pour ne rien sentir. Dans une envolée – Quoi, messieurs les cartésiens ! –, il demande à la partie adverse si le fait de ne pas s’exprimer en latin ou en français signifie que l’on est dépourvu d’un "langage naturel".

Cette thèse de l’animal-machine, insensible à tout, heurte à un tel point le bon sens que pour une fois les paroissiens d’Etrépigny pourraient participer à la discussion :

"Dites un peu à des paysans que leurs bestiaux n’ont point de vie, ni de sentiment, que leurs vaches et que leurs chevaux, que leurs brebis et moutons ne sont que des machines aveugles et insensibles au bien, et au mal, et qu’ils ne marchent que par ressorts comme des machines, et comme des marionnettes, sans savoir où ils vont. Ils se moqueront certainement de vous. Dites à ces mêmes paysans, ou à d’autres leurs semblables, que leurs chiens n’ont point de vie ni de sentiment, qu’ils ne connaissent pas leurs maîtres, qu’ils les suivent sans les voir, qu’ils les caressent sans les aimer, qu’ils poursuivent des lièvres et des cerfs sans les voir, et sans les sentir. Dites-leur qu’ils boivent et qu’ils mangent sans plaisir, et même sans faim, sans soif et sans appétit ; dites-leur encore qu’ils crient sans douleur quand on les frappe et qu’ils fuient devant les loups sans aucune crainte, et vous verrez comme ils se moqueront de vous !"

Notre curé est d’autant plus révolté par ces inepties, qu’il souffre, et depuis son jeune âge, de la souffrance des animaux. Il n’aime pas avoir à couper le cou d’un poulet ou d’un pigeon, n’aime pas faire tuer un porc.

"Je proteste que je ne l’ai jamais fait qu’avec beaucoup de répugnance et avec une extrême aversion, et si j’eusse été tant soit peu superstitieux, ou enclin à la bigoterie de religion, je me serais infailliblement mis du parti de ceux qui font religion de ne jamais tuer de bêtes innocentes, et de ne jamais manger leur chair. Je hais de voir seulement les boucheries, et les bouchers."

Ce passage est l’un des rares cas où l’homme intime perce sous le polémiste.

 

*

 

Sur le problème du mal, Meslier reprend des arguments dont certains remontent aux anciens Grecs. Je laisse de côté les plus connus déjà évoqués dans le chapitre consacré à cette question.

On vient de voir ce qu’il éprouve au spectacle de la souffrance des animaux. C’est pourquoi, les innombrables sacrifices qui émaillent le récit biblique le mettent hors de lui. Comment un Dieu bon peut-il éprouver du plaisir à cette incontestable souffrance d’êtres vivants dont on ne peut tout de même pas dire qu’ils sont punis pour avoir péché.

"[…] et je n’ai jamais su penser sans horreur, à cet abominable carnage et sacrifice de bêtes innocentes que le roi Salomon fit faire, pour la dédicace de son temple, où il fit égorger jusqu’à vingt-deux mille bœufs et cent vingt mille moutons ou brebis Quel carnage ! Que de sang répandu ! Que de bêtes innocentes à écorcher ! Que de chairs à rôtir ! et à brûler ! Comment s’imaginer, et se persuader, qu’un Dieu infini en grandeur, en majesté, en douceur et infiniment sage, n’aurait voulu prendre pour ses sacrificateurs que des bouchers ? que des égorgeurs et des écorcheurs de bêtes, et qu’il n’aurait voulu faire qu’une vilaine boucherie de son temple et de son tabernacle. […] Comment s’imaginer qu’il aurait pris plaisir à voir couler leur sang ? à les voir si pitoyablement expirer ? Et enfin comment s’imaginer et se persuader qu’il aurait pris plaisir à sentir l’odeur et la fumée de tant de chairs brûlées."

 

L’idée même de sacrifice, ce point de la souffrance mis à part, est absurde :

Que penser aussi d’un dieu qui laisse torturer ses adorateurs ? Innombrables les d’absurdités dites sur la question. Encore saint Augustin qui juge nécessaire le mal pour qu’il puisse être possible d’en tirer le bien. Tout cela n’a pas de sens. L’idée d’un Dieu bon et les malheurs du monde sont incompatibles. Les ratiocinations et arguties des théologiens fâchés avec la raison ne convainquent qu’eux-mêmes. Qu’ils prennent la peine de quitter leur bibliothèque pour venir voir ce qui se passe dans un petit village des Ardennes.

"Ne dites donc pas, messieurs les christicoles, qu’un Dieu infiniment parfait voudrait permettre et souffrir tant de maux, tant de vices, et tant de méchancetés pour la plus grande manifestation de sa gloire, de sa puissance, et de sa justice et miséricorde, puisque toutes ces prétendues divines vertus, ou perfections, paraîtraient beaucoup plus glorieusement, plus avantageusement et plus heureusement dans le bien, que non pas dans le mal. Cessez d’amuser, et d’abuser les peuples, par les vaines craintes, et par les vaines espérances, aussi bien que par les fausses idées que vous leur donnez, de la grandeur, de la puissance, de la bonté, de la sagesse et de la justice infinie d’un Dieu qui n’est point, qui n’a jamais été, et qui ne sera jamais."

Cette Église catholique et apostolique a de plus le grand tort de glorifier la souffrance et de condamner le plaisir, trouvant le bien dans le mal et le mal dans le bien. Sur cette question de plaisir, le Christ, si l’on en croit Matthieu, va jusqu’à considérer que la seule tentation est déjà un péché et que "quiconque regarde une femme avec le dessein ou le désir de jouir d’elle, a déjà commis l’adultère dans son cœur". Meslier est bien loin d’une telle intransigeance pour les "affections de la chair". Il n’a rien du curé paillard tel qu’il en existait plus d’un, mais on peut imaginer que les charmes de sa servante de dix-huit ans ne le laissaient pas indifférent. Il suffit de lire entre les lignes. Parlant des plaisirs charnels, il écrit : "Mais sots aussi à mon avis, sont ceux qui par bigoterie, et par superstition, n’oseraient goûter au moins quelquefois ce qui en est [… ]" Sur la question de la sexualité, il ajoute qu’"Il y aurait encore plusieurs choses à dire sur ce sujet". Malheureusement pour notre curiosité, il ne les dit pas.

 

*

 

Ce qui révolte le plus Jean Meslier est la façon dont les puissants écrasent le peuple. L’Église manque complètement à sa mission en se mettant au service de l’oppression. Comme on l’a vu, cette révolte devant la condition misérable des paysans a conduit l’apparemment paisible curé d’Etrépigny  au seul manquement à la discrétion qu’il s’était imposée. Les responsables ecclésiastiques de Reims avaient immédiatement manifesté leur solidarité de classe avec le seigneur. À chaque instant le pouvoir cautionne la religion et la religion cautionne le pouvoir.

Ces pratiques ne datent pas d’hier. Aux yeux de Jean Meslier, Abraham déjà était un imposteur qui arguait d’apparitions divines pour justifier sa politique expansionniste. À Rome, les puissants, ne trouvant pas d’autres moyens pour empêcher l’accession du peuple aux leviers de commande, finissent par affirmer que les dieux s’y opposent. Platon d’ailleurs dit qu’il faut "piper" le peuple et sa leçon a été entendue.

Or qu’en est-il exactement de ces nobles et de ces monarques si fiers de leurs origines . Meslier, qui adore ce livre, cite L’Espion turc: de Manara :

 "Si nous considérons, dit-il, l’origine de la noblesse et de la grandeur royale, et si nous suivons la généalogie des princes et des potentats, et que nous allions jusqu’à la source, nous trouverions que les premiers parents de ceux qui font tant de bruit, et tant de cas de leur noblesse, étaient des gens sanguinaires et cruels, des oppresseurs, des tyrans, des perfides violateurs de la loi publique, des voleurs, des parricides ; en un mot la noblesse la plus ancienne n’était que méchanceté soutenue de la puissance, et qu’impiété accompagnée de dignité."

Le mot "dignité" se rattache aux titres de noblesse de ces "dignitaires" dont la conduite est indigne. Ce qui est plus grave que cette exploitation directe – par des impôts excessifs en particulier –, l’institution religieuse diffuse une idéologie aliénante qui conduit ces malheureux esclaves à aimer leurs chaînes. Les expressions qui viennent d’être employées ne figurent pas chez Meslier, mais le sens y est. Toutes les croyances insufflées et imposées au peuple vont dans le même sens : conduire à la résignation, à accepter l’inacceptable, par peur de l’enfer et par l’attrait de récompenses mirifiques dans l’au-delà. Il ne reste donc qu’une chose à faire, la Révolution. Une amélioration ne peut venir que par la politique et doit commencer par l’élimination des crapules qui depuis des millénaires bernent le peuple.

 

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Avant d’évoquer cette révolution que le curé Meslier appelle de ces vœux, il faut s’arrêter sur la façon malhonnête dont Voltaire s’est comporté au regard du Mémoire. Voltaire est riche. Il doit en grande partie sa fortune à la spéculation et il a même possédé des actions de la Compagnie des Indes, laquelle pratiquait, on le sait, la traite des Noirs. Il est donc profondément conservateur et, par exemple, il pense qu’il ne serait pas bon d’apprendre à lire aux laboureurs ; ceux-ci risqueraient de ne plus vouloir travailler la terre. Que pense-t-il exactement du divin ? On ne le saura jamais. Officiellement, il est déiste. Mais politiquement, il pense que cette religion, qu’il combat dans le détail, doit être maintenue. On raconte que lorsque ses amis défendaient chez lui l’athéisme, il leur disait : – Attendez que je fasse sortir mes domestiques, je n’ai pas l’envie d’être égorgé cette nuit. Ce n’était pas une plaisanterie. Dieu jouait à ses yeux le rôle d’un Père Fouettard utile au maintien de l’ordre. Il le dit crûment : "La croyance des peines et des récompenses après la mort est un frein dont le peuple a besoin."

Voltaire va commencer par garder trente ans le Mémoire sous le coude, ce qui n’empêche pas les copies de circuler. Peut-être seulement pour limiter l’effet à ses yeux délétère de cette prose, il se décide à publier un Abrégé du texte de Meslier dont il supprime tous les éléments dangereux pour l’ordre social. Il commence par transformer l’athée en déiste, car pour un athée pas de vie éternelle et donc pas de sanctions positives ou négatives post mortem. Il use aussi des ciseaux pour expurger le pamphlet de tout le côté politique, d’une incroyable force révolutionnaire, dont les lignes qui suivent présentent un résumé.

 

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La simple énumération des vœux de l’abbé Meslier en matière de politique donne une impression de déjà vu. Mais quand on pense qu’il vit et écrit à la fin du règne de Louis XIV et dans les années qui suivent – et donc  bien avant la Révolution française et plus d’un siècle avant la parution du Capital –, on reste ébahi. De la lecture du Mémoire ressortent les exigences qui suivent. Il faut :

• Supprimer la religion parce qu’elle est au service des puissants et qu’elle contribue à l’endormissement des consciences (l’"opium du peuple" déjà).

• Supprimer les oisifs ; tout le monde doit travailler.

• Rétribuer et honorer chacun selon son mérite.

• Abolir les excès en matière d’inégalité et spécialement par une meilleure répartition des impôts.

• Abolir la propriété privée au bénéfice d’une exploitation en commun des ressources.

• Tuer les tyrans.

• Décider un jour de ne plus nourrir les riches oisifs (une sorte de "grève générale", de "grand jour").

• Préparer la révolte en éveillant les consciences par une habile propagande.

• Favoriser l’union de tous les opprimés au nom de l’intérêt commun.

 

On se demande ce qui, dans le programme de Marx, n’était pas déjà là. Aucune concession, on le voit. Et pour ceux qui n’auraient pas encore compris, reprenant une formule déjà en usage avant lui, notre bon curé aspire au jour où l’on étranglera le dernier roi avec le boyau du dernier prêtre.

Bien avant Mao, Meslier dit aux humbles qu’ils ne doivent compter que sur leurs propres forces :

"Votre salut est entre vos mains, votre délivrance ne dépendrait que de vous, si vous saviez bien vous entendre tous ; vous avez tous les moyens et toutes les forces nécessaires pour vous mettre en liberté, et pour rendre esclaves vos tyrans mêmes ; car vos tyrans, si puissants et si formidables qu’ils puissent être, n’auraient aucune puissance sur vous sans vous-mêmes. Toutes leurs richesses, toutes leurs forces, et toute leur puissance ne vienne que de vous. Ce sont vos enfants, vos parents, vos alliés, vos amis qui les servent tant à la guerre que dans les emplois où ils les mettent, ils ne sauraient rien faire sans eux et sans vous.  Ils se servent de vos propres forces contre vous-mêmes […]"

Rien ne peut se faire sans, au préalable, une prise de conscience car les idées sont des forces quand elles pénètrent les masses.

"Commencez d’abord par vous communiquer secrètement vos pensées, et vos désirs, répandez partout, et le plus habilement que faire se pourrait, des écrits semblables par exemple à celui-ci, qui fassent connaître à tout le monde la vanité des erreurs et des superstitions de la religion, et qui rendent odieux partout le gouvernement tyrannique des princes et des rois de la terre. Secourez-vous les uns les autres dans une cause si juste, et si nécessaire, et où il s’agit de l’intérêt commun de tous les peuples."

Et puis, surtout, ceux que l’on n’appelle pas encore les "prolétaires", doivent s’unir :

"Unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages, unissez-vous tous si vous avez du cœur, pour vous délivrer de vos misères communes."

 

*

 

Pendant quarante ans Jean Meslier se tait, excepté à l’occasion d’un bref mouvement d’humeur. Manque de courage diront ceux qui sont toujours prêts à lancer la première pierre. Il faut y regarder avec plus de soin.

Tout d’abord, cet ensemble très structuré d’idées n’est pas apparu entièrement constitué à la sortie du séminaire. Il s’élabore progressivement suscité par la lecture et la confrontation au réel. Sur ce dernier point, peu de philosophes ont eu un contact aussi proche et aussi prolongé avec le peuple. Ce peuple, tous les jours, il le voit naître, grandir, se marier, travailler, se battre, s’enivrer, mourir. Grâce à la confession, il entre jusque dans les chambres à coucher (pour peu qu’il y en ait), connaît tout des animosités et des espoirs, des turpitudes et des héroïsmes. Le constat est désespérant. On vit bien à l’Archevêché de Reims et on peut y parler de la bonté de Dieu. Mais le Christ s’est arrêté à Etrépigny.

Jean Meslier comprend d’autant mieux ces esclaves d’un nouveau genre qu’il a failli être des leurs. Il vient d’une lignée de paysans, et si, dans sa famille, le commerce du drap, n’avait pas permis de grimper un peu dans la hiérarchie sociale, ses parents n’auraient pas pu verser la somme requise pour lui permettre d’entrer au séminaire. Et s’il n’avait pas été intelligent, il n’aurait pas eu la possibilité d’y faire son chemin.

Il va lui en falloir du courage. D’abord pour résister à l’indignation. Il le dit à ses paroissiens :

"Il me semblait que j’abusais d’autant plus indignement de votre bonne foi, et que j’en étais par conséquent d’autant plus digne de blâme et de reproches, ce qui augmentait tellement mon aversion contre ces sortes de cérémonieuses et pompeuses solennités et fonctions de mon ministère, que j’ai été cent fois et cent fois sur le point de faire indiscrètement éclater mon indignation, ne pouvant presque plus, dans ces occasions-là, cacher mon ressentiment, ni retenir dans moi-même l’indignation que j’en avais."

Du courage, il en a fallu aussi pour mener, année après année, décennie après décennie, mener ce travail de lecture, de réflexion et d’écriture, seul. On sait combien sont importants, pour la vie intellectuelle d’un individu, les échanges, rencontres ou correspondances. Ils stimulent, enrichissent. L’abbé Meslier est seul. Impossible, sur les questions qui le préoccupent, de discuter avec les villageois surtout quand il s’agit de critiquer Malebranche. Il n’est pas dit pourtant qu’il n’a pas été sensible à leur bon sens, puisque c’est la qualité que, lui, il va mettre en œuvre tout au long de sa vie.

Il est seul et toute la journée, il doit faire face à mille tâches à Etrépigny, à Balaives et même parfois dans les paroisses alentour. Mais, quand vient le soir, quand sa servante est partie, entouré de ses chers Descartes, Montaigne, Bayle, Lucien, La Boétie , et d’autres qu’il aime moins, alors que le silence est tombé sur Etrépigny, en espérant qu’on ne viendra pas le déranger pour une extrême-onction, à la lueur d’une chandelle et jusque tard dans la nuit, il écrit. Héros de l’intelligence, arc-bouté dans une aventure folle sur ce lopin des Ardennes d’où partira, deux siècles plus tard, un autre voyant.

Seul ? On s’est interrogé. N’avait-il pas au moins un complice ? La question s’est posée à propos de la transmission de ses manuscrits. Le mystère sur ce point est complet. La tendance est plutôt de répondre non. L’affaire était trop importante et trop risquée pour être laissée à la merci d’une indiscrétion. La force de caractère se mesure à la façon dont on affronte la solitude. Il semble que l’abbé Meslier ait été d’une constitution d’acier.

Du courage, il lui en faut encore pour recopier, à la plume d’oie, deux fois, peut-être trois, l’original. Marc Bredel évoque si bien ces tâches fastidieuses qu’on imagine qu’il a dû s’y exercer avant d’en parler. Je le démarque. Il faut aller à l’encrier tous les deux mots, égoutter sa plume, ni trop ni trop peu, retailler cette plume toutes les dix pages, calligraphier avec minutie pour épargner l’encre et le papier et disposer d’un document discret, serrer des heures un cylindre de cinq millimètres avec la crampe de l’écrivain assurée. Travail qui, à lui seul, va demander des centaines d’heures, travail fantastique : "Deux mille pages, à la plume d’oie, et à la chandelle… Vision esthétique, mais situation peu enviable quand il s’agit de décrypter un texte en patte de mouche, truffé de citations et de références. Rien d’étonnant à ce que Meslier y ait laissé sa vue."

Sans compter que si le projet  avait été découvert avec ou non commencement de mise en œuvre, c’était la torture assurée avec le bûcher pour conclusion. On peut faire tous les reproches que l’on veut au curé Meslier, mais pas celui d’avoir manqué de courage.

 

Références

 

• Épigraphe, Mémoire, III, p. 141.

• "Il faut croire…", Mémoire, I, p. 81. Meslier a sous les yeux ce passage de Le Catéchisme du Concile de trente.

• "Quoi un Dieu tout puissant…, Mémoire, I, p. 209.

• "Premièrement donc, la religion chrétienne…, Mémoire, I, p. 376-377.

• "Il faut effectivement l’avoir perdue [la raison]…, Mémoire, I, p. 379.

• "idole de pâte et de farine". L’expression revient souvent. Par exemple, avec des variantes, tome I, pages 421, 424, 426, 428, 431, 449, etc. Meslier ironise sur le fait qu’il faut mettre les hosties dans une boîte pour les protéger des souris. Il feint d’ignorer qu’elles n’incarnent Dieu qu’après avoir été consacrées.

• "Dieu dit à Moïse…", Mémoire, I, p. 361.

• "Le Christ figuré…",  Marc Bredel, Jean Meslier l’enragé, p. 117.

• "Or il est manifeste.", Mémoire, II, p. 190.

• "L’être et la matière…", II, p. 245.

" […] tous les ouvrages de la nature…, Mémoire, II, p. 447.

• "Quoi, messieurs les cartésiens !", Mémoire, III, p. 93.

• "Dites à ces paysans…, Mémoire, III, p. 99-100.

• "Je proteste que je n’ai jamais…", Mémoire, I, 217.

• "[…] et je n’ai jamais su penser…", I, 217-218.

• "Qui est-ce qui penserait jamais…",  Mémoire, I, p. 223.

• "misérable fanatique et malheureux pendart", I, 392. L’expression revient plusieurs fois. Sur Don Quichotte, I, p..397.

• "Ne dites donc pas…", II, p. 524.

• "Quiconque regarde une femme…", Nouveau testament, Matthieu, V, 28.

• "Sots à mon avis…, Mémoire, I, p. 505.

• "Il y aurait.…", Mémoire, I, 505.

 

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• Épigraphe, I, p. 23. Commentaire et évocation des différents avatars de ce texte, I, p. 513-514. Meslier n’invente pas la formule, mais elle entre avec lui dans le monde de la littérature et de la politique.

• "Si nous considérons.", II, p. 20. Tome V, Lettre 22 de l’ouvrage cité.

• "La croyance des peines. " "Lettres sur les Français, Nouveaux mélanges philosophiques, p. /////.

"Votre salut est entre vos mains…", III, p. 146.

• "Commencez d’abord…", III, p. 148 .

• "Unissez-vous…", III, p. 147.

• "Il me semblait…", I, p. 32-33.

• "Deux mille pages…", Marc Bredel, Jean Meslier l ‘enragé, p. 252.


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