LE COURAGE DU CURÉ MESLIER
Un curé communiste et athée sous Louis XIV
Paul
Desalmand
Éditions
Bérénice
Il souhaitait que tous les grands de la terre et
que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres.
Attribué
par Meslier à un homme du peuple.
Parler du
"courage" du curé Meslier surprendra peut-être ceux qui connaissent
un tant soit peu son histoire. Je la résume pour les profanes.
Celui qui est
passé à la postérité sous la dénomination "le curé Meslier" est
un curé de campagne qui vécut à la fin du règne de Louis XIV, et une
quinzaine d’années au-delà. On découvrit, à sa mort, qu’il était athée,
matérialiste – dans le sens strict du terme –, dénonciateur des religions,
qu’il présente comme des impostures au service des puissants, hostile aux inégalités
excessives, hostile aussi à la monarchie au point de regretter qu’il n’y
ait plus, comme dans les temps passés, des héros pour poignarder les tyrans.
S’il avait
manifesté ces idées à l’époque, il aurait été torturé et brûlé.
D’autres le furent, et plus tard, pour beaucoup moins. Il se contenta donc, en
se reprochant parfois sa lâcheté, de les révéler dans un Mémoire,
souvent appelé Testament, qui ne fut
connu qu’après sa mort.
Jean Meslier
est né en 1664 dans un petit village des Ardennes, exactement, à Mazerny, pas
très loin de Mézières ou de Sedan, près de l’actuelle frontière belge.
Pour la plupart, ces paysans et ces bûcherons (70 adultes) vivent dans une extrême
misère, la plupart d’entre eux travaillant pour le seigneur de l’endroit
qui possède les trois-quarts de terres. Ses parents ne sont pas riches, mais le
commerce de drap a permis à sa famille de se procurer un début d’aisance. Grâce
à cette situation un peu plus au-dessus de la misère commune, il pourra faire
des études. Il entre au séminaire de Reims avec pour objectif de devenir prêtre.
Sa vocation n’a rien de fébrile. Il voit surtout là un moyen de mener une
vie paisible et de s’adonner à son goût pour l’étude qu’il a manifesté
très tôt.
À sa sortie
du séminaire, ordonné prêtre en 1688, il se voit confier la cure d’Etrépigny,
paroisse située à une dizaine de kilomètres de son village natal. Il aura
aussi la charge d’une autre localité, Balaives, à trois kilomètres d’Etrépigny.
Quand ses collègues sont malades, il lui arrive de faire des remplacements dans
les paroisses des alentours.
Il reste
durant quarante ans curé d’Etrépigny, baptisant, mariant, confessant,
administrant l’extrême-onction aux agonisants à toute heure du jour et de la
nuit, procédant aux enterrements, disant la messe et les vêpres, organisant fêtes
et processions, faisant son sermon chaque dimanche, assurant le catéchisme. Sa
vie est sans histoires. Il est plutôt bon prêtre, même si sa servante, une
cousine d’une vingtaine d’années, fait un peu jaser. Il ne fait pas preuve
d’un excès de bigoterie, n’est pas toujours en train de tirer le maximum
des miséreux qu’il administre, ne participe pas aux beuveries et bagarres des
villageois comme d’autres prêtres du temps. Sans histoires… cependant.
Il y eut
pourtant, dans cette paisible carrière, un incident qui jouera un rôle déterminant
par la suite. En 1716 – Louis XIV est mort l’année précédente –,
Meslier prend avec vigueur, à l’occasion d’un sermon, la défense des
villageois contre les excès du seigneur de l’endroit. L’archevêché lui
donne tort, l’inspecte avec suspicion, l’oblige à venir faire une retraite
d’un mois au séminaire de Reims. Il a cinquante-deux ans, plus de trente ans
de loyaux et pénibles services, et on lui administre une colle d’un mois
comme à un vulgaire collégien. Cette humiliation n’est peut-être pas à
l’origine de son projet, mais elle lui a sûrement insufflé l’énergie qui
va lui permettre de mener l’entreprise à son terme.
En 1729,
notre curé d’Etrépigny meurt. Il déclinait depuis quelque temps, attristé,
en particulier, à l’idée de perdre la vue. Tout est dans l’ordre. On peut
s’attendre à un déploiement de cérémonial pour ses funérailles. Quarante
ans dans la même cure, ce n’est tout de même pas rien. Les prêtres des
villages voisins viendront célébrer ses vertus. Il sera enterré dans le
cimetière jouxtant l’église où il a officié pendant plus de presque un
demi-siècle. Tout est bien.
Seulement, le
brave curé Meslier avait, année après année, avec une ténacité
indomptable, préparé une bombe à retardement. Quand, alerté par les
villageois, un curé du voisinage arrive au presbytère, il y découvre une
lettre curieusement adressée à "Monsieur
le curé de…" Pas de nom. Cette lettre contient des propos un peu
inquiétants, mais rien de bien grave. Les choses changent avec la deuxième
lettre à quoi elle renvoie. Cette fois, plus d’équivoque. Le curé Meslier
dit ce qu’il pense : les religions, toutes,
y compris celle dont il a été un officiant, ont été inventées par des
crapules pour opprimer le peuple. Le Livre présenté comme exprimant la parole
de Dieu relève de l’imposture. Cette deuxième lettre, de plus, renvoie à un
Mémoire déposé au greffe de la
paroisse. Le ou les curés se précipitent au greffe où ils trouvent des
centaines de pages manuscrites enveloppées dans un papier gris, un "Mémoire"
dont l’intitulé ne laisse plus aucun doute :
MÉMOIRES
DES PENSÉES ET SENTIMENTS DE
Jean
Meslier
Prêtre,
curé d’Etrépigny et de Balaives
sur
une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes
où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la
fausseté de toutes les divinités et de toutes les religions du monde pour être
adressé à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de
vérité à eux, et à tous leurs semblables.
La situation
se complique. Il s’agit d’un cas patent d’apostasie.
Plus question d’enterrer Jean Meslier dans le cimetière d’Etrépigny.
Ce serait rendre le lieu impur à jamais. Alertées, les autorités de
l’archevêché de Reims sont bien embarrassées. Surtout ne pas faire de
vagues. Les réactions de ces paysans très attachés à leur curé sont imprévisibles.
Le scandale d’une cérémonie d’expiation risque de faire plus de mal que de
bien. Il faut étouffer l’affaire. La mort du curé n’est même pas inscrite
sur les registres de la paroisse. On enterre le corps rapidement, sans cérémonie,
peut-être dans le jardin, personne ne sait vraiment où. Il ne resterait plus
qu’à détruire cet écrit infâme et tout rentrerait dans l’ordre.
Seulement le
curé Meslier n’était pas tombé de la dernière pluie et connaissait sa hiérarchie.
Il avait pris ses précautions. Nuit après nuit, il avait recopié les
centaines de pages de l’original, établissant deux copies, peut-être trois,
qui furent mises en lieu sûr. On manque de détails sur la procédure, mais le
résultat est atteint. Dans les années qui suivent, le texte du Mémoire circule dans toute l’Europe. Moins de vingt ans après la
mort du curé, il en existe un exemplaire à la cour de Frédéric II, roi de
Prusse. En 1864, un libraire-imprimeur d’Amsterdam, libre-penseur qui a
compris l’importance du texte, fait paraître, avec un grand sérieux, une
première édition (500 exemplaires). Les Français devront attendre deux cent
quarante et un ans pour disposer d’une édition digne de ce nom, l’édition
Anthropos en trois volumes parue en 1970. Entre-temps, Voltaire avait publié un
abrégé du Mémoire, pour lequel il
avait fait une intense promotion, mais une édition qui le dénature complètement,
une honteuse falsification le vidant de toute sa charge subversive. J’y
reviendrai.
*
Meslier est
un disciple de Descartes. Il aurait pu déjà lui emprunter sa devise : Larvatus
prodeo, "J’avance masqué." Surtout, comme l’auteur du Discours
de la méthode, il ne croit qu’à la vérité déduite du raisonnement
ainsi qu’en témoigne la phrase servant d’épigraphe à ce chapitre. Mais il
va plus loin que Descartes, tirant toutes les conclusions des principes avancés.
Par ailleurs, il n’hésite pas à critiquer son maître et il n’est même
pas ridicule en le faisant. Plutôt l’inverse à l’occasion, comme on le
verra.
Le Mémoire
est organisé autour de "huit preuves", mais je ne le suivrai pas
dans son développement, ne serait-ce que parce que cela a déjà été très
bien fait. Je me contenterai de dégager les idées forces avant de revenir sur
le "courage" du curé d’Etrépigny. Ces idées forces peuvent se
ramener aux points suivants :
• La raison
est le seul moyen d’accéder à la vérité.
• Le texte
de
• Il
n’existe que la matière et il n’est donc pas possible d’être autre chose
qu’athée
• Le problème
du mal met en évidence les inconséquences de la religion.
• La
religion est un outil d’oppression au service des riches et des tyrans.
• Il faut
changer la société en éveillant les consciences et en recourant à la
violence.
Ce beau
programme montre que les titres des livres qui présentent l’abbé Meslier
comme athée et révolutionnaire n’ont rien de mensonger.
*
Le curé
Meslier, pour la recherche de la vérité, ne se fie donc qu’à la raison.
Comme Descartes, il pense qu’il faut appliquer à la philosophie la rigoureuse
méthode des mathématiciens. Mais Descartes, par conviction ou par prudence,
demande que sa méthode ne soit pas appliquée à la religion et à la
politique, ce qui, à l’époque de la monarchie de droit divin, était à peu
près la même chose. Vœu pieu. Une théorie philosophique a sa dynamique
propre qui la conduit à aller à son terme. Là où Descartes s’arrête,
d’autres prennent immédiatement le relais, dont Meslier. Pour lui, pas de
limite à l’esprit d’examen. Aucun domaine réservé qui serait protégé
par le principe d’autorité. Il refuse l’idée pascalienne selon laquelle la
religion chrétienne est d’autant plus merveilleuse et convaincante qu’elle
est incompréhensible. Il rejette aussi l’injonction du Concile de Trente à
laquelle il se réfère. : "Il
faut donc croire ce que
*
Le texte de
Jésus, qui
s’annonce comme le fils de Dieu, comme destiné à devenir roi des Juifs et
libérateur de ce peuple, qui promettait de descendre avec une équipe d’anges
pour ressusciter les morts et juger tout le monde lui apparaît comme un "misérable
fanatique et malheureux pendart" à côté de qui Don Quichotte fait pâle figure.
Meslier,
souligne, comme d’autres avant lui, les innombrables contradictions décelables
dans le texte sacré, spécialement entre les différents évangiles. Il met
aussi en exergue les inconséquences, comme, à titre d’exemple, le fait que
Dieu ait pu s’intéresser au prépuce d’Abraham.
"Quoi !
Un Dieu tout puissant et infiniment sage s’amuserait, ou se serait amusé à
vouloir faire porter à tout un peuple la marque de son alliance avec lui, dans
la plus honteuse partie de leur corps ? Et il aurait voulu faire consister
cette marque dans un si vain et ridicule retranchement de chair ou de peau ?
Cela est nullement croyable."
Le même Dieu
intervient personnellement pour empêcher le roi Guerara de coucher avec la
femme d’Abraham et il fait périr soixante-dix mille personnes à seule fin de
punir David d’avoir procédé à un recensement de son peuple.
Le mystère
de
"Premièrement
donc, la religion chrétienne, apostolique et romaine, enseigne et oblige de
croire qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et, en même temps, elle enseigne
aussi, et oblige de croire, qu’il y a trois personnes en Dieu, c’est-à-dire
trois personnes qui sont Dieu. Ce qui est manifestement absurde, car s’il y en
a trois, qui sont véritablement Dieu, ce sont trois dieux, et si ce sont véritablement
trois dieux, il est faux de dire de dire qu’il n’y ait qu’un seul
Dieu."
Il ironise
ensuite sur les acrobaties logiques des théologiens pour expliquer les rapports
entre ce Père qui a engendré un Fils, lesquels, ensemble, vont produire le
Saint-Esprit ; théologiens qui maintiennent, en même temps, qu’aucun
n’a précédé l’autre et qu’aucun ne l’emporte en autorité sur
l’autre. "Il faut effectivement
l’avoir perdue [la raison], ou avoir
renoncé entièrement à ses lumières, pour vouloir soutenir des propositions
si absurdes que celles-là."
Il fait
remarquer qu’adorer l’hostie censée être le corps du Christ, donc de Dieu,
une "idole de pâte et de farine", est tout simplement de l’idolâtrie.
Il s’interroge sur les paroles de Dieu disant à Moïse qu’il ne verrait pas
sa face mais seulement son derrière. En prime sur ces paroles surprenantes
venues du très Haut, nous avons le droit à l’interprétation qu’en donne
un théologien, et pas des moindres puisqu’il s’agit de saint Augustin :
"Dieu
dit à Moïse qu’il ne verrait point sa face, mais qu’il verrait son derrière.
La figure [de style] est que la face de Dieu signifie la divinité que l’on ne
peut voir par les yeux du corps, et son derrière figure la nature humaine en Jésus-Christ,
laquelle on peut voir ; il dit donc qu’il verrait son derrière, parce
que les Juifs, qui étaient ici figurés par Moïse, ont vu le fils de Dieu dans
son humanité."
Marc Bedel,
dans sa bonne biographie, après avoir cité ces élucubrations de saint
Augustin, conclut ainsi sur la question : "Le
Christ figuré par le cul de son divin Père, il fallait tout de même le faire !"
Une histoire
de fous. Passons à autre chose.
*
Meslier croit
à l’âme, mais seulement comme un principe vital qui anime le corps et meurt
avec lui. Elle n’est pas immortelle. Elle ne correspond pas à une entité
immuable qui agit sans se modifier. Il fait remarquer au passage que, dans
l’Ancien Testament, il n’est nulle part question d’une âme immortelle. Le
concept, on le sait, provient des commentateurs influencés par la pensée
grecque.
Pour Meslier,
une seule réalité existe qui est la matière. "Or il est manifeste que l’être matériel est en toutes choses, que
toutes choses sont faites de l’être matériel, et que toutes choses se réduisent
enfin à l’être matériel, c’est-à-dire à la matière même." Ou
encore : "L’être et la matière
ne sont qu’une même chose."
Il imagine,
commencée depuis les origines, une évolution de cette matière du plus simple
au plus complexe : "[…] tous
les ouvrages de la nature ont pu ensuite se perfectionner et se fortifier par la
continuation des mêmes mouvements qui ont commencé à les faire naître."
Quand
Malebranche entend prouver que la pensée ne peut être matière parce qu’elle
n’est ni ronde, ni carrée ni pointue, il n’a pas grand mal à l’envoyer
dans les cordes.
Cette
absurdité de l’âme conçue comme radicalement différente de la matière et
exclusive à l’homme apparaît bien quand ces philosophes parlent des animaux.
Par souci de ne pas leur attribuer quelque chose qui pourrait ressembler à l’âme,
monopole de l’être humain, ils en viennent à la thèse complètement idiote
d’animaux fonctionnant comme des automates, sans pensée, dépourvus de
sensations et ne souffrant pas. Meslier leur demande pourquoi la nature les a
pourvus d’un cerveau avec ses fibres, et une chair vivante, si c’est pour ne
rien sentir. Dans une envolée – Quoi,
messieurs les cartésiens ! –, il demande à la partie adverse si le
fait de ne pas s’exprimer en latin ou en français signifie que l’on est dépourvu
d’un "langage naturel".
Cette thèse
de l’animal-machine, insensible à tout, heurte à un tel point le bon sens
que pour une fois les paroissiens d’Etrépigny pourraient participer à la
discussion :
"Dites
un peu à des paysans que leurs bestiaux n’ont point de vie, ni de sentiment,
que leurs vaches et que leurs chevaux, que leurs brebis et moutons ne sont que
des machines aveugles et insensibles au bien, et au mal, et qu’ils ne marchent
que par ressorts comme des machines, et comme des marionnettes, sans savoir où
ils vont. Ils se moqueront certainement de vous. Dites à ces mêmes paysans, ou
à d’autres leurs semblables, que leurs chiens n’ont point de vie ni de
sentiment, qu’ils ne connaissent pas leurs maîtres, qu’ils les suivent sans
les voir, qu’ils les caressent sans les aimer, qu’ils poursuivent des lièvres
et des cerfs sans les voir, et sans les sentir. Dites-leur qu’ils boivent et
qu’ils mangent sans plaisir, et même sans faim, sans soif et sans appétit ;
dites-leur encore qu’ils crient sans douleur quand on les frappe et qu’ils
fuient devant les loups sans aucune crainte, et vous verrez comme ils se
moqueront de vous !"
Notre curé
est d’autant plus révolté par ces inepties, qu’il souffre, et depuis son
jeune âge, de la souffrance des animaux. Il n’aime pas avoir à couper le cou
d’un poulet ou d’un pigeon, n’aime pas faire tuer un porc.
"Je
proteste que je ne l’ai jamais fait qu’avec beaucoup de répugnance et avec
une extrême aversion, et si j’eusse été tant soit peu superstitieux, ou
enclin à la bigoterie de religion, je me serais infailliblement mis du parti de
ceux qui font religion de ne jamais tuer de bêtes innocentes, et de ne jamais
manger leur chair. Je hais de voir seulement les boucheries, et les
bouchers."
Ce passage
est l’un des rares cas où l’homme intime perce sous le polémiste.
*
Sur le problème
du mal, Meslier reprend des arguments dont certains remontent aux anciens Grecs.
Je laisse de côté les plus connus déjà évoqués dans le chapitre consacré
à cette question.
On vient de
voir ce qu’il éprouve au spectacle de la souffrance des animaux. C’est
pourquoi, les innombrables sacrifices qui émaillent le récit biblique le
mettent hors de lui. Comment un Dieu bon peut-il éprouver du plaisir à cette
incontestable souffrance d’êtres vivants dont on ne peut tout de même pas
dire qu’ils sont punis pour avoir péché.
"[…]
et je n’ai jamais su penser sans horreur, à cet abominable carnage et
sacrifice de bêtes innocentes que le roi Salomon fit faire, pour la dédicace
de son temple, où il fit égorger jusqu’à vingt-deux mille bœufs et cent
vingt mille moutons ou brebis Quel carnage ! Que de sang répandu !
Que de bêtes innocentes à écorcher ! Que de chairs à rôtir ! et
à brûler ! Comment s’imaginer, et se persuader, qu’un Dieu infini en
grandeur, en majesté, en douceur et infiniment sage, n’aurait voulu prendre
pour ses sacrificateurs que des bouchers ? que des égorgeurs et des écorcheurs
de bêtes, et qu’il n’aurait voulu faire qu’une vilaine boucherie de son
temple et de son tabernacle. […] Comment s’imaginer qu’il aurait pris
plaisir à voir couler leur sang ? à les voir si pitoyablement expirer ?
Et enfin comment s’imaginer et se persuader qu’il aurait pris plaisir à
sentir l’odeur et la fumée de tant de chairs brûlées."
L’idée même
de sacrifice, ce point de la souffrance mis à part, est absurde :
Que penser
aussi d’un dieu qui laisse torturer ses adorateurs ? Innombrables les
d’absurdités dites sur la question. Encore saint Augustin qui juge nécessaire
le mal pour qu’il puisse être possible d’en tirer le bien. Tout cela n’a
pas de sens. L’idée d’un Dieu bon et les malheurs du monde sont
incompatibles. Les ratiocinations et arguties des théologiens fâchés avec la
raison ne convainquent qu’eux-mêmes. Qu’ils prennent la peine de quitter
leur bibliothèque pour venir voir ce qui se passe dans un petit village des
Ardennes.
"Ne
dites donc pas, messieurs les christicoles, qu’un Dieu infiniment parfait
voudrait permettre et souffrir tant de maux, tant de vices, et tant de méchancetés
pour la plus grande manifestation de sa gloire, de sa puissance, et de sa
justice et miséricorde, puisque toutes ces prétendues divines vertus, ou
perfections, paraîtraient beaucoup plus glorieusement, plus avantageusement et
plus heureusement dans le bien, que non pas dans le mal. Cessez d’amuser, et
d’abuser les peuples, par les vaines craintes, et par les vaines espérances,
aussi bien que par les fausses idées que vous leur donnez, de la grandeur, de
la puissance, de la bonté, de la sagesse et de la justice infinie d’un Dieu
qui n’est point, qui n’a jamais été, et qui ne sera jamais."
Cette Église
catholique et apostolique a de plus le grand tort de glorifier la souffrance et
de condamner le plaisir, trouvant le bien dans le mal et le mal dans le bien.
Sur cette question de plaisir, le Christ, si l’on en croit Matthieu, va
jusqu’à considérer que la seule tentation est déjà un péché et que
"quiconque regarde une femme avec le
dessein ou le désir de jouir d’elle, a déjà commis l’adultère dans son cœur".
Meslier est bien loin d’une telle intransigeance pour les "affections de
la chair". Il n’a rien du curé paillard tel qu’il en existait plus
d’un, mais on peut imaginer que les charmes de sa servante de dix-huit ans ne
le laissaient pas indifférent. Il suffit de lire entre les lignes. Parlant des
plaisirs charnels, il écrit : "Mais
sots aussi à mon avis, sont ceux qui par bigoterie, et par superstition,
n’oseraient goûter au moins quelquefois ce qui en est [… ]"
Sur la question de la sexualité, il ajoute qu’"Il
y aurait encore plusieurs choses à
dire sur ce sujet". Malheureusement pour notre curiosité, il ne les
dit pas.
*
Ce qui révolte
le plus Jean Meslier est la façon dont les puissants écrasent le peuple. L’Église
manque complètement à sa mission en se mettant au service de l’oppression.
Comme on l’a vu, cette révolte devant la condition misérable des paysans a
conduit l’apparemment paisible curé d’Etrépigny
au seul manquement à la discrétion qu’il s’était imposée. Les
responsables ecclésiastiques de Reims avaient immédiatement manifesté leur
solidarité de classe avec le seigneur. À chaque instant le pouvoir cautionne
la religion et la religion cautionne le pouvoir.
Ces pratiques
ne datent pas d’hier. Aux yeux de Jean Meslier, Abraham déjà était un
imposteur qui arguait d’apparitions divines pour justifier sa politique
expansionniste. À Rome, les puissants, ne trouvant pas d’autres moyens pour
empêcher l’accession du peuple aux leviers de commande, finissent par
affirmer que les dieux s’y opposent. Platon d’ailleurs dit qu’il faut
"piper" le peuple et sa leçon a été entendue.
Or qu’en
est-il exactement de ces nobles et de ces monarques si fiers de leurs origines .
Meslier, qui adore ce livre, cite L’Espion
turc: de Manara :
"Si
nous considérons, dit-il, l’origine
de la noblesse et de la grandeur royale, et si nous suivons la généalogie des
princes et des potentats, et que nous allions jusqu’à la source, nous
trouverions que les premiers parents de ceux qui font tant de bruit, et tant de
cas de leur noblesse, étaient des gens sanguinaires et cruels, des oppresseurs,
des tyrans, des perfides violateurs de la loi publique, des voleurs, des
parricides ; en un mot la noblesse la plus ancienne n’était que méchanceté
soutenue de la puissance, et qu’impiété accompagnée de dignité."
Le mot
"dignité" se rattache aux titres de noblesse de ces
"dignitaires" dont la conduite est indigne. Ce qui est plus grave que
cette exploitation directe – par des impôts excessifs en particulier –,
l’institution religieuse diffuse une idéologie aliénante qui conduit ces
malheureux esclaves à aimer leurs chaînes. Les expressions qui viennent d’être
employées ne figurent pas chez Meslier, mais le sens y est. Toutes les
croyances insufflées et imposées au peuple vont dans le même sens :
conduire à la résignation, à accepter l’inacceptable, par peur de l’enfer
et par l’attrait de récompenses mirifiques dans l’au-delà. Il ne reste
donc qu’une chose à faire,
*
Avant d’évoquer
cette révolution que le curé Meslier appelle de ces vœux, il faut s’arrêter
sur la façon malhonnête dont Voltaire s’est comporté au regard du Mémoire. Voltaire est riche. Il doit en grande partie sa fortune à
la spéculation et il a même possédé des actions de
Voltaire va
commencer par garder trente ans le Mémoire
sous le coude, ce qui n’empêche pas les copies de circuler. Peut-être
seulement pour limiter l’effet à ses yeux délétère de cette prose, il se décide
à publier un Abrégé du texte de
Meslier dont il supprime tous les éléments dangereux pour l’ordre social. Il
commence par transformer l’athée en déiste, car pour un athée pas de vie éternelle
et donc pas de sanctions positives ou négatives post mortem. Il use aussi des
ciseaux pour expurger le pamphlet de tout le côté politique, d’une
incroyable force révolutionnaire, dont les lignes qui suivent présentent un résumé.
*
La simple énumération
des vœux de l’abbé Meslier en matière de politique donne une impression de
déjà vu. Mais quand on pense qu’il vit et écrit à la fin du règne de
Louis XIV et dans les années qui suivent – et donc
bien avant
• Supprimer
la religion parce qu’elle est au service des puissants et qu’elle contribue
à l’endormissement des consciences (l’"opium du peuple" déjà).
• Supprimer
les oisifs ; tout le monde doit travailler.
• Rétribuer
et honorer chacun selon son mérite.
• Abolir
les excès en matière d’inégalité et spécialement par une meilleure répartition
des impôts.
• Abolir la
propriété privée au bénéfice d’une exploitation en commun des ressources.
• Tuer les
tyrans.
• Décider
un jour de ne plus nourrir les riches oisifs (une sorte de "grève générale",
de "grand jour").
• Préparer
la révolte en éveillant les consciences par une habile propagande.
• Favoriser
l’union de tous les opprimés au nom de l’intérêt commun.
On se demande
ce qui, dans le programme de Marx, n’était pas déjà là. Aucune concession,
on le voit. Et pour ceux qui n’auraient pas encore compris, reprenant une
formule déjà en usage avant lui, notre bon curé aspire au jour où l’on étranglera
le dernier roi avec le boyau du dernier prêtre.
Bien avant
Mao, Meslier dit aux humbles qu’ils ne doivent compter que sur leurs propres
forces :
"Votre
salut est entre vos mains, votre délivrance ne dépendrait que de vous, si vous
saviez bien vous entendre tous ; vous avez tous les moyens et toutes les
forces nécessaires pour vous mettre en liberté, et pour rendre esclaves vos
tyrans mêmes ; car vos tyrans, si puissants et si formidables qu’ils
puissent être, n’auraient aucune puissance sur vous sans vous-mêmes. Toutes
leurs richesses, toutes leurs forces, et toute leur puissance ne vienne que de
vous. Ce sont vos enfants, vos parents, vos alliés, vos amis qui les servent
tant à la guerre que dans les emplois où ils les mettent, ils ne sauraient
rien faire sans eux et sans vous. Ils
se servent de vos propres forces contre vous-mêmes […]"
Rien ne peut
se faire sans, au préalable, une prise de conscience car les idées sont des
forces quand elles pénètrent les masses.
"Commencez
d’abord par vous communiquer secrètement vos pensées, et vos désirs, répandez
partout, et le plus habilement que faire se pourrait, des écrits semblables par
exemple à celui-ci, qui fassent connaître à tout le monde la vanité des
erreurs et des superstitions de la religion, et qui rendent odieux partout le
gouvernement tyrannique des princes et des rois de la terre. Secourez-vous les
uns les autres dans une cause si juste, et si nécessaire, et où il s’agit de
l’intérêt commun de tous les peuples."
Et puis,
surtout, ceux que l’on n’appelle pas encore les "prolétaires",
doivent s’unir :
"Unissez-vous
donc, peuples, si vous êtes sages, unissez-vous tous si vous avez du cœur,
pour vous délivrer de vos misères communes."
*
Pendant
quarante ans Jean Meslier se tait, excepté à l’occasion d’un bref
mouvement d’humeur. Manque de courage diront ceux qui sont toujours prêts à
lancer la première pierre. Il faut y regarder avec plus de soin.
Tout
d’abord, cet ensemble très structuré d’idées n’est pas apparu entièrement
constitué à la sortie du séminaire. Il s’élabore progressivement suscité
par la lecture et la confrontation au réel. Sur ce dernier point, peu de
philosophes ont eu un contact aussi proche et aussi prolongé avec le peuple. Ce
peuple, tous les jours, il le voit naître, grandir, se marier, travailler, se
battre, s’enivrer, mourir. Grâce à la confession, il entre jusque dans les
chambres à coucher (pour peu qu’il y en ait), connaît tout des animosités
et des espoirs, des turpitudes et des héroïsmes. Le constat est désespérant.
On vit bien à l’Archevêché de Reims et on peut y parler de la bonté de
Dieu. Mais le Christ s’est arrêté à Etrépigny.
Jean Meslier
comprend d’autant mieux ces esclaves d’un nouveau genre qu’il a failli être
des leurs. Il vient d’une lignée de paysans, et si, dans sa famille, le
commerce du drap, n’avait pas permis de grimper un peu dans la hiérarchie
sociale, ses parents n’auraient pas pu verser la somme requise pour lui
permettre d’entrer au séminaire. Et s’il n’avait pas été intelligent,
il n’aurait pas eu la possibilité d’y faire son chemin.
Il va lui en
falloir du courage. D’abord pour résister à l’indignation. Il le dit à
ses paroissiens :
"Il me
semblait que j’abusais d’autant plus indignement de votre bonne foi, et que
j’en étais par conséquent d’autant plus digne de blâme et de reproches,
ce qui augmentait tellement mon aversion contre ces sortes de cérémonieuses et
pompeuses solennités et fonctions de mon ministère, que j’ai été cent fois
et cent fois sur le point de faire indiscrètement éclater mon indignation, ne
pouvant presque plus, dans ces occasions-là, cacher mon ressentiment, ni
retenir dans moi-même l’indignation que j’en avais."
Du courage,
il en a fallu aussi pour mener, année après année, décennie après décennie,
mener ce travail de lecture, de réflexion et d’écriture, seul. On sait combien sont importants, pour la vie intellectuelle
d’un individu, les échanges, rencontres ou correspondances. Ils stimulent,
enrichissent. L’abbé Meslier est seul. Impossible, sur les questions qui le
préoccupent, de discuter avec les villageois surtout quand il s’agit de
critiquer Malebranche. Il n’est pas dit pourtant qu’il n’a pas été
sensible à leur bon sens, puisque c’est la qualité que, lui, il va mettre en
œuvre tout au long de sa vie.
Il est seul
et toute la journée, il doit faire face à mille tâches à Etrépigny, à
Balaives et même parfois dans les paroisses alentour. Mais, quand vient le
soir, quand sa servante est partie, entouré de ses chers Descartes, Montaigne,
Bayle, Lucien,
Seul ?
On s’est interrogé. N’avait-il pas au moins un complice ? La question
s’est posée à propos de la transmission de ses manuscrits. Le mystère sur
ce point est complet. La tendance est plutôt de répondre non. L’affaire était
trop importante et trop risquée pour être laissée à la merci d’une indiscrétion.
La force de caractère se mesure à la façon dont on affronte la solitude. Il
semble que l’abbé Meslier ait été d’une constitution d’acier.
Du courage,
il lui en faut encore pour recopier, à la plume d’oie, deux fois, peut-être
trois, l’original. Marc Bredel évoque si bien ces tâches fastidieuses
qu’on imagine qu’il a dû s’y exercer avant d’en parler. Je le démarque.
Il faut aller à l’encrier tous les deux mots, égoutter sa plume, ni trop ni
trop peu, retailler cette plume toutes les dix pages, calligraphier avec minutie
pour épargner l’encre et le papier et disposer d’un document discret,
serrer des heures un cylindre de cinq millimètres avec la crampe de l’écrivain
assurée. Travail qui, à lui seul, va demander des centaines d’heures,
travail fantastique : "Deux
mille pages, à la plume d’oie, et à la chandelle… Vision esthétique, mais
situation peu enviable quand il s’agit de décrypter un texte en patte de
mouche, truffé de citations et de références. Rien d’étonnant à ce que
Meslier y ait laissé sa vue."
Sans compter
que si le projet avait été découvert
avec ou non commencement de mise en œuvre, c’était la torture assurée avec
le bûcher pour conclusion. On peut faire tous les reproches que l’on veut au
curé Meslier, mais pas celui d’avoir manqué de courage.
Références
• Épigraphe,
Mémoire, III, p. 141.
• "Il
faut croire…", Mémoire, I, p.
81. Meslier a sous les yeux ce passage de Le
Catéchisme du Concile de trente.
•
"Quoi un Dieu tout puissant…, Mémoire,
I, p. 209.
•
"Premièrement donc, la religion chrétienne…, Mémoire,
I, p. 376-377.
• "Il
faut effectivement l’avoir perdue [la raison]…, Mémoire,
I, p. 379.
•
"idole de pâte et de farine". L’expression revient souvent. Par
exemple, avec des variantes, tome I, pages 421, 424, 426, 428, 431, 449, etc.
Meslier ironise sur le fait qu’il faut mettre les hosties dans une boîte pour
les protéger des souris. Il feint d’ignorer qu’elles n’incarnent Dieu
qu’après avoir été consacrées.
•
"Dieu dit à Moïse…", Mémoire,
I, p. 361.
• "Le
Christ figuré…", Marc Bredel,
Jean Meslier l’enragé, p. 117.
• "Or
il est manifeste.", Mémoire, II,
p. 190.
•
"L’être et la matière…", II, p. 245.
" […]
tous les ouvrages de la nature…, Mémoire,
II, p. 447.
•
"Quoi, messieurs les cartésiens !", Mémoire,
III, p. 93.
•
"Dites à ces paysans…, Mémoire,
III, p. 99-100.
• "Je
proteste que je n’ai jamais…", Mémoire,
I, 217.
•
"[…] et je n’ai jamais su penser…", I, 217-218.
• "Qui
est-ce qui penserait jamais…", Mémoire,
I, p. 223.
• "misérable
fanatique et malheureux pendart", I, 392. L’expression revient plusieurs
fois. Sur Don Quichotte, I, p..397.
• "Ne
dites donc pas…", II, p. 524.
•
"Quiconque regarde une femme…", Nouveau testament, Matthieu, V, 28.
•
"Sots à mon avis…, Mémoire,
I, p. 505.
• "Il
y aurait.…", Mémoire, I, 505.
******
• Épigraphe,
I, p. 23. Commentaire et évocation des différents avatars de ce texte, I, p.
513-514. Meslier n’invente pas la formule, mais elle entre avec lui dans le
monde de la littérature et de la politique.
• "Si
nous considérons.", II, p. 20. Tome V, Lettre 22 de l’ouvrage cité.
• "La
croyance des peines. " "Lettres sur les Français, Nouveaux mélanges philosophiques, p. /////.
• "Votre salut est entre vos
mains…", III, p. 146.
•
"Commencez d’abord…", III, p. 148 .
•
"Unissez-vous…", III, p.
147.
• "Il
me semblait…", I, p. 32-33.
•
"Deux mille pages…", Marc Bredel, Jean
Meslier l ‘enragé, p. 252.