Le Droit à la mort

Suicide, mode d’emploi, le retour ![1]

Claude Guillon

Le Droit à la mort

"Suicide, mode d’emploi", ses lecteurs et ses juges

C’est sous ce titre (et ce sous-titre) que paraît en librairie, le 14 octobre prochain, l’ouvrage de 360 pages, dont on lira ci-dessous l’avant-propos[2].

Comme on le comprendra après lecture de cet extrait, Le Droit à la mort ne comporte aucune "recette" de suicide. Il ne tombe donc sous le coup d’aucune loi. On se souviendra néanmoins que c’était précisément la situation de Suicide, mode d’emploi lorsqu’il a été publié, en 1982. Les adversaires du droit de chacun(e) de mourir à l’heure et selon le moyen de son choix ont fait en sorte de changer la loi pour nous faire taire. Rien ne dit qu’ils ne se remettront pas à l’ouvrage cette fois. On ne saurait trop recommander aux personnes que ce sujet intéresse, lecteurs de Suicide, mode d’emploi première manière ou lecteurs frustrés de leur droit de le lire, de faire en sorte que Le Droit à la mort puisse trouver très vite son public dans les librairies, en le commandant par exemple (j’ignore, à l’instant où j’écris ces lignes, le prix définitif de l’ouvrage). Il n’est jamais superflu d’avoir une longueur d’avance sur l’ennemi !

Le livre Suicide, mode d’emploi occupe une place à part dans l’histoire de l’édition française. Acheté en France par plus de 100 000 personnes et traduit en six langues, ce qui est banal pour un roman couronné du prix Goncourt mais exceptionnel pour un essai, il a fait l’objet de plus de 500 articles de presse, et suscité depuis sa publication en 1982, une polémique sans précédent.

En février 1995, soit treize ans après sa parution et quatre ans après sa disparition des librairies, le parquet de Paris s’acharnait encore à le poursuivre ; l’action opiniâtre d’une association militant pour son interdiction aboutissait enfin à la condamnation de l’éditeur Alain Moreau, interdisant ainsi toute réimpression de l’ouvrage dans sa forme initiale[3].

En effet, ayant tout à la fois révélé et battu en brèche le tabou qui pèse sur un "droit à la mort" décidément intolérable aux institutions, surtout lorsqu’il est pris ou revendiqué par des personnes en bonne santé, Suicide, mode d’emploi en a paradoxalement renforcé les formes juridiques, en fournissant le prétexte d’une nouvelle loi. On verra qu’elle a servi par la suite, à interdire, saisir et détruire le livre Exit Final de l’américain Derek Humphry, préfacé par Hubert Reeves (1992), ainsi qu’à condamner le journal Le Monde au début des années 2000. Sans doute honteux d’être confondus dans la même réprobation qui frappait des auteurs voyous, le prestigieux quotidien s’est dispensé d’en informer ses lecteurs, et par conséquent de protester contre l’usage qui était fait d’une loi de censure !

Rien de neuf objectera-t-on : la censure est une habitude aussi ancienne qu’elle est déplorable et, sans remonter plus loin, les procès faits aux auteurs n’ont pas manqué au XIXe siècle. L’institution judiciaire est généralement fort longue à reconnaître ses torts, lorsque même elle y consent. Ainsi le jugement de 1857 qui condamnait certaines pièces des Fleurs du Mal de Baudelaire à peine publiées n’a-t-il cassé qu’en 1949, soit quatre-vingt douze ans plus tard ! Encore aura-t-il fallu voter tout exprès, en septembre 1946, "une loi d’exception pour un livre exceptionnel", selon les termes de l’historien de la littérature Yvan Leclerc[4].

Au contraire, c’est l’une des originalités de l’affaire Suicide, mode d’emploi, nos adversaires devront batailler treize années durant, engager pas moins de dix procédures judiciaires - dont deux amenèrent la condamnation de mon ami et coauteur Yves Le Bonniec à des peines d’amende et de prison et l’une son arrestation -, solliciter et obtenir du parlement en 1987 une loi d’exception ad hoc supposée réprimer la "provocation au suicide[5]", puis son application au mépris du principe de la non-rétroactivité de la loi pénale, pour interrompre la diffusion de l’ouvrage.

Un livre inconnu

En février 1969, Henri de Montherlant confiait aux Nouvelles littéraires : "J’ai souvent songé à écrire un petit ouvrage uniquement de pratique, bon marché pour être largement répandu, dont le titre eût été, par exemple : Vite et Bien ou L’Art de ne pas se rater, en cinq leçons. Vraiment un ouvrage pour être utile aux gens, un ouvrage que tout ami du suicide eût dû avoir toujours sous la main. J’ai été arrêté par la conviction que cet ouvrage serait saisi[6]." Conviction point dénuée de fondement comme l’ont prouvé nos démêlés avec l’institution judiciaire. Néanmoins, la stratégie de "propagande par le fait accompli[7]" que nous avons adoptée, profitant de l’absence d’une législation interdisant à l’époque l’information sur les moyens du suicide, a été couronnée d’un relatif succès : Suicide, mode d’emploi a pu être diffusé neuf années durant.

Comme on le verra, nos adversaires ont voulu faire croire que, dans ce livre, seule la liste de médicaments mortels, qui faisait l’objet du dixième et dernier chapitre, heurtait la morale dominante. Ce rideau de fumée n’a guère aveuglé que ceux qui l’entretenaient de leurs appels à l’autodafé. La diffusion des "recettes médicamenteuses", qui suscita tant d’indignation, n’a rien changé aux chiffres du suicide, j’en ai fait la démonstration dans À la vie à la mort[8]. Il n’en reste pas moins que c’est sa dimension pratique qui a fait prendre notre livre au sérieux et donné une nouvelle acuité à une exigence immémoriale de liberté. Il n’est peut-être pas inutile de répéter ici que, ni en 1982 ni aujourd’hui, l’idée absurde de "provoquer" le lecteur au suicide ne nous a effleurés.

Rarement lu par ceux qui en réclamaient la destruction, Suicide, mode d’emploi a eu - dépassant les espoirs et les craintes de ses auteurs - une fonction de révélateur des blocages idéologiques et caractériels de la société française. Si nous ne doutions pas que notre livre puisse choquer, nous avons été surpris par l’ampleur et plus encore par la violence et l’irrationalité des réactions qu’il a déclenchées.

Suicide, mode d’emploi s’inscrivait, non seulement dans une tradition libertaire - l’anarchiste Paul Robin a publié en 1901 une brochure intitulée Technique du suicide - mais aussi dans la logique des combats menés dans les années 70 du vingtième siècle autour des droits des malades, du droit à disposer et à jouir de son corps, du droit à la contraception et à l’avortement[9].

Les bibliothécaires nomment "fantôme" le morceau de bristol qui marque dans les rayonnages l’emplacement d’un livre consulté. Livre mythique, Suicide, mode d’emploi est à sa manière un "livre fantôme", bénéficiant, jusqu’à une hypothétique réédition[10], du statut original mais peu enviable de "classique introuvable". Référence obligée en matière de droit à la mort, il incarne aussi désormais les limites de la tolérance démocratique.

S’il a donné lieu à de multiples textes et ouvrages de controverse et à quelques ersatz, Suicide, mode d’emploi n’a pas - quant aux informations historiques et juridiques qu’il contient - d’équivalent en français[11]. Son absence des librairies, comme de la plupart des bibliothèques, permettra longtemps encore aux truqueurs de toute espèce de mentir sur son contenu et sur les intentions de ses auteurs. Au moins était-il possible d’offrir au public d’aujourd’hui un ensemble d’informations et de documents jamais réunis à ce jour, dont beaucoup figuraient dans des dossiers judiciaires ou dans des revues professionnelles (médicales, juridiques, etc.) difficilement accessibles. Les lectrices et les lecteurs qui ont eu la chance de se procurer ce livre "interdit", à l’époque de sa libre diffusion ou ultérieurement, et pareillement ceux et celles qui, du fait de leur âge, n’en connaissent qu’une image partielle et déformée par la rumeur, tous ont le droit de connaître les pièces de ce dossier et de savoir sur quel argumentaire moral et juridique on a condamné un livre au néant.

Le combat pour le droit de chacun à décider de sa vie et de sa mort, dont l’affaire Suicide, mode d’emploi aura été une importante étape, se poursuit[12] et se poursuivra, malgré et contre les dérives autoritaires et moralisatrices des démocraties, et le retour des fanatismes religieux. Après À la vie à la mort (1997), le présent ouvrage en conserve la mémoire, manière de défi à ceux qui croient que l’on peut éradiquer l’idée de liberté en brûlant les livres qui la défendent.

Remarquons que ceux-là sont aujourd’hui impuissants à empêcher qu’un usager d’Internet puisse, en quinze minutes de connexion, et au tarif d’une communication téléphonique, consulter à l’aide d’un moteur de recherche plusieurs sites internationaux (dont la grande presse a publié les adresses sans être inquiétée) qui lui fourniront des pages d’informations, de références bibliographiques et d’adresses militantes. Quant au médicaments, il est plus aisé de les commander de chez soi, via Internet et les sociétés de vente par correspondance qui y sont installées, que par n’importe quel autre canal[13]...

Mais les censeurs s’adaptent péniblement à la modernité. Même si l’on ne se prive pas de surveiller le Web[14], c’est encore le livre qui fournit la cible la plus familière, la plus tangible et surtout la plus facile à atteindre.

Christine Malèvre[15], Vincent Humbert[16], Claire et Roger Quillot[17], Mireille Jospin[18] limpide ou plus sordide, chaque nouvelle "affaire d’euthanasie", chaque suicide d’une personnalité déclenchent rituellement émotions médiatiques et déclarations embarrassées des politiques, tandis que, non moins régulièrement, des parlementaires inspirés par l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (A.D.M.D.) déposent des propositions de lois pastichant, dans des versions plus restrictives, les systèmes hollandais et belge, que nous étudieront dans les pages qui suivent. Ces Pénélope réformistes ne s’avisent pas que les lois qu’elles inventent entreraient - si par extraordinaire elles passaient dans les faits - en contradiction avec la loi de décembre 1987, bien réelle, qui interdit toute information sur les moyens de se donner la mort. En effet, la loi de 1987 a réintroduit le suicide dans le code pénal français deux ans avant le bicentenaire d’une Révolution qui l’en avait chassé... Éternel retour de l’esprit d’Ancien Régime, contre lequel reste à faire une révolution libertaire.

Nota

On pourra s’étonner de voir indiquées dans les pages qui suivent comme censurées des indications techniques déjà publiées par des journaux au tirage sans commune mesure avec celui du présent livre. La lecture du récit de nos démêlés judiciaires convaincra, je pense, que des "recettes", qui n’auraient pas retenu l’attention des magistrats dans leur quotidien habituel, leur fourniraient un prétexte commode aussitôt que reproduite par l’auteur de Suicide, mode d’emploi.

J’ajoute que si je lirai avec intérêt les témoignages que des lecteurs voudront bien m’adresser, j’avertis que je ne répondrai à aucune demande de renseignements sur les techniques du suicide.



[1] Source : http://claudeguillon.internetdown.org/

[2] Éditions Hors Commerce. Cap Fleurus, Bât. A, 14/18, rue Kléber, 93100 Montreuil.

[3] Autre symptôme d’acharnement, dérisoire mais éclairant, chez les politiques. Par décret du 20 août 1997, M . Chirac, président de la République , décidait de refuser à Alain Moreau la nomination dans l’ordre de la Légion d’honneur à lui décernée par François Miterrand, son prédécesseur. Le Conseil de ladite décoration avait estimé "que l’édition d’un tel ouvrage constituait un manquement grave au respect dû à la personne humaine et donc un acte attentatoire à l’honneur." À l’époque, le Conseil ne trouvait rien à redire au maintien dans son grade de M. Papon, responsable de la déportation de personnes juives pendant l’Occupation, puis en 1961 de l’assassinat de manifestants algériens à Paris. Ce n’est que deux ans plus tard, en 1999, que sa décoration a été retirée à M. Papon. Mieux vaut donc, du point de vue de l’"honneur", commanditer des meurtres sous tous les régimes, qu’encourager la liberté de disposer de sa propre vie.

[4] Crimes écrits, La littérature en procès au 19e siècle, Plon, 1991, p. 276.

[5] On en trouvera le texte en annexe. Sur la genèse de la loi, voir plus loin chap. VII.

[6] "La mort de Caton", in Le Treizième César, Gallimard, 1970, pp. 43-44.

[7] Au XIXe siècle, dans le mouvement anarchiste, la "propagande par le fait" désigne d’abord toute réalisation pratique ou action d’éclat dont l’exemple peut servir à éclairer la classe ouvrière. Par la suite, elle sera plus étroitement associée aux attentats.

[8] À la vie à la mort, Maîtrise de la douleur et droit à la mort, Noêsis, 1997. Rappelons ici que le nombre des décès suicidaires a régressé à partir de 1987 jusqu’en 1991 (pour augmenter à nouveau en 1992) alors même que 100 000 exemplaires d’un livre citant des techniques d’intoxication médicamenteuse avaient été vendus. De plus, cette méthode de suicide n’a jamais représenté que 13,54 % de l’ensemble des décès suicidaires (25% chez les femmes), tandis que les méthodes violentes, bien connues de tous, sont toujours - de loin - les plus utilisées. Les journalistes renoncent difficilement au discours alarmiste. Ainsi Le Monde du 4 février 1998, année pour laquelle le chiffre des décès suicidaires (10 534) est inférieur au chiffre le plus bas (11 502) de la période 1987-1991, citait-il, sans le démentir, un professeur de médecine légale selon lequel "le suicide augmente à une telle vitesse que tout le monde commence à se sentir concerné" [Je souligne].

[9] On trouvera les traces de mon activité dans les groupes et revues de cette époque dans le recueil intitulé Pièces à conviction, Noésis, 2001. La brochure de Robin est reproduite en annexe du présent ouvrage.

[10] Réédition envisageable à la seule condition de mettre le texte en conformité avec la loi de 1987, en supprimant donc toute information sur les techniques du suicide.

[11] On trouvera, à titre indicatif, la table des matières de la première édition de SME à la fin de ce volume. L’Histoire du suicide de G. Minois, sous-titrée "La société occidentale face à la mort volontaire" (Fayard, 1995) est centrée sur les XVIe-XVIIIe siècles, délaissant les XIXe et XXe siècles, ce qu’il n’annonce que dans sa conclusion. M. Minois qualifie Suicide, mode d’emploi de "brochure" (p. 373), dont il n’indique ni l’éditeur ni les auteurs.

[12] Je songe par exemple au manifeste, dit "de désobéissance civique", lancée par deux militantes de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (A.D.M.D.) et signé par 132 personnalités, publié à la une de France-Soir, le mardi 12 janvier 1999. "Nous déclarons avoir aidé une personne à mourir ou être prêts à le faire. Nous considérons que la liberté de choisir l’heure de sa mort est un droit imprescriptible de la personne [...]. À plus forte raison, ce droit est-il acquis au malade incurable ou qui endure des souffrances que lui seul est habilité à juger tolérables ou intolérables. [...]"

[13] Voir "Le gouvernement s’inquiète du trafic de médicaments sur Internet", Le Monde, 4 octobre 1996. Fin décembre 1998, suite au suicide d’une jeune femme, la police japonaise ouvrait une enquête sur un site Internet qui proposait à la vente des doses de poison.

[14] Un matin de décembre 1998, Guillaume Esnault, gérant d’une société rennaise hébergeant sur le Web plus de 2 500 sites francophones, ainsi que sa femme enceinte de sept mois sont arrêtés à leur domicile. On pouvait lire sur l’une des 200 000 pages accueillies par le Village des extraits de SME (j’ignore lesquels) et sur une autre un dessin animé jugé pornographique...

[15] Soupçonnée d’une trentaine d’actes d’euthanasie active, finalement reconnue coupable de six décès, l’infirmière a été condamné en octobre 2003 à 12 ans de prison.

[16] Tétraplégique âgé de 21 ans, V. Humbert avait interpellé le chef de l’État J. Chirac en lui réclamant le "droit de mourir" (France Soir, 16 décembre 2002). En accord avec sa mère, qui avait tenté de lui administrer des barbituriques, le médecin-chef du service de réanimation de l’établissement où était hospitalisé le jeune homme avait provoqué sa mort, le 26 décembre 2003.

[17] Sur le suicide de Roger Quillot et la réanimation intempestive de son épouse Claire, en juillet 1998, voir chap. VIII, "Une idée en procès".

[18] La mère du politicien et ancien premier ministre social-démocrate s’est donné la mort à l’âge de 92 ans, en décembre 2002. Elle était membre du comité de parrainage de l’A.D.M.D.


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