Le droit au retour[1]

Tanya Reinhart

S'il est une question bien faite pour convaincre les Israéliens d'aujourd'hui que la paix avec les Palestiniens n'est pas possible, c'est le droit au retour des réfugiés. La perception générale, alimentée par une propagande massive, est que les Palestiniens, maintenant qu'ils sont sur le point d'avoir un État, veulent aussi inonder Israël de flots de réfugiés et aboutir ainsi à deux États palestiniens de fait. Qu'en est-il en réalité?

La naissance de l'État d'Israël est entachée d'un péché originel: un peuple hanté et persécuté, à la recherche d'un havre et voulant fonder son État, y est parvenu au prix d'une horrible souffrance infligée à un autre peuple. Au cours de la guerre de 1948, 730 000 Palestiniens, soit plus de la moitié d'une population totale de 1 380 000 habitants, furent chassés de leur pays par l'armée israélienne. (Ce sont là les chiffres officiellement admis en Israël. D'autres versions donnent un nombre de réfugiés plus élevé.) Israël a toujours affirmé que la plupart d'entre eux n'avaient pas été expulsés mais s'étaient enfuis, et en tous cas il a refusé de les laisser revenir comme le recommandait une résolution de l'ONU votée peu après la fin de la guerre de 1948. La terre d'Israël a donc été acquise par un nettoyage ethnique de ses habitants palestiniens. Ce n'est pas là un processus exceptionnel dans l'histoire. Il reste sans commune mesure avec, par exemple, le nettoyage ethnique massif des Indiens d'Amérique. Mais c'est une plaie ouverte que l'on ne peut occulter.

Il est évident que la fin du conflit israélo-palestinien passe par la solution de ce problème des réfugiés. Au cours de ces cinquante années, la croissance démographique a amené leur nombre à 3,7 millions, selon l'UNWRA. La plupart vivent dans divers pays du Moyen-Orient, souvent encore dans des camps. La bande de Gaza en abrite aujourd'hui 22 %. La communauté internationale a depuis longtemps affirmé leur droit de rentrer dans leur pays ou de percevoir des réparations. En particulier la résolution 194, votée par l'Assemblée générale de l'ONU le 11 décembre 1948, stipule à l'article 11 que "les réfugiés qui souhaitent rentrer chez eux et vivre en paix avec leurs voisins doivent pouvoir le faire le plus rapidement possible, et une compensation doit être versée pour les propriétés de ceux qui ne veulent pas retourner chez eux..."

Parmi les réfugiés et leurs descendants, il est impossible de savoir combien veulent vraiment revenir après plus de cinquante ans d'exil et combien préféreront l'option du dédommagement. Mais ce qui est clair, c'est que le principe du droit au retour doit être inclus dans tout projet de règlement du conflit. La question débattue clans les négociations portait sur la mise en oeuvre de ce principe.

Les années passant, deux visions différentes se sont constituées sur la manière â, régler le conflit Israël-Palestine (je ne parle ici que des approches fondées sur la reconnaissance des droits des deux peuples). La première, qui reste minoritaire, est qu'Israël-Palestine devrait être un État multiethnique offrant des droits égaux à tous, un État pour tous ses citoyens. La seconde est la reconnaissance, sur le territoire de la Palestine historique, de deux États de nature ethnique: Israël et la Palestine. C'est cette option qui est majoritaire parmi les deux peuples. Si les Israéliens sont les plus ardents à préférer un État fondé sur la judaïté, les Palestiniens penchent eux aussi pour une solution à deux Mats. (Au début de l'actuelle Intifada, alors que la déception par rapport à Oslo était à son comble, un sondage montrait que 80 % des Palestiniens étaient favorables à une telle solution.) Même si l'on peut penser que la solution multiethnique est davantage tournée vers l'avenir, il est manifeste que les deux peuples n'y sont pas encore préparés.

Ces deux visions impliquent deux manières différentes de mettre en application le droit au retour. Dans la première, les réfugiés qui reviennent peuvent s'installer n'importe où, y compris dans des zones peuplées majoritairement de juifs, de même que les immigrants .juifs peuvent venir s'installer dans des zones de peuplement palestinien. C'est dans les deux cas une affaire de contexte pratique et de bon sens. La solution il, deux États, elle, implique que la majorité des réfugiés palestiniens qui veulent, revenir s'installent dans l'État palestinien et que la majorité des colons juifs implantés dans les territoires occupés quittent l'État palestinien pour retourner en Israël.

Les négociateurs palestiniens ont accepté cette conséquence depuis longtemps, au moins implicitement. Il était admis que seul un nombre symbolique de réfugiés reviendraient en Israël proprement dit, bien qu'il n'y ait pas eu accord sur ce nombre. Les Palestiniens considéraient les accords d'Oslo comme un engagement israélien de se retirer dans les cinq ans des territoires occupés, où serait fondé l'État palestinien. Cet État serait libre d'absorber tous les réfugiés qui souhaiteraient rentrer. Les autres recevraient des réparations pour les souffrances endurées et la perte des propriétés laissées derrière eux.

Mais au cours des années qui ont suivi les accords d'Oslo, l'évidence est apparue qu'Israël n'avait nullement l'intention de respecter cet engagement - qu'en fait il n'avait jamais pris formellement. Le nombre des colons a doublé, comme on l'a vu, de mime que la part des territoires confisqués par Israël. La situation sur le terrain ne laissait aucune possibilité au retour de réfugiés, en quelque nombre que ce soit. De plus, dans toutes les variantes de leurs propositions, les Israéliens insistaient sur le fait que même si un "accord final" était un ,jour signé, les colons israéliens resteraient en territoire palestinien.

Depuis le début du "processus de paix", on attend des Palestiniens qu'ils honorent tous leurs engagements, qu'ils mettent en oeuvre toutes leurs concessions, alors que du côté israélien, non seulement les accords signés ne sont pas respectés mais Israël étend son emprise sur les territoires occupés. À l'été 2000, e mécontentement populaire était à son comble. Dans les rues, dans les camps de réfugiés et parmi la diaspora palestinienne, le sentiment régnait que les droits des réfugiés étaient mis en veilleuse, dans un enchaînement de négociations sans fin et de promesses non tenues. Et si les colons juifs pouvaient rester installés en terre palestinienne, les réfugiés palestiniens devaient pouvoir revenir sur leur terre natale, y compris en Israël même, peut-être dans le contexte d'un État multiethnique. Cette protestation populaire s'est traduite dans la plate-forme politique de plusieurs organisations qui demandaient que soit prise immédiatement en compte la tragédie des réfugiés".

C'est dans ce contexte de protestation de masse que Barak exigea d'Arafat une déclaration "de fin du conflit" impliquant Mie les Palestiniens abandonnent toute revendication à un droit au retour, la résolution 194 de l'ONU devenant caduque. Arafat était censé dire à son peuple que le moment était venu d'abandonner pour toujours le rêve de rentrer dans ses maisons ou au moins de revenir dans leur voisinage. Était-ce là une proposition concevable ? Imaginons ce qu'un dirigeant israélien désirant vraiment la paix aurait pu offrir alors, en admettant même qu'Israël ne soit pas prêt à autant de concessions que certains l'avaient cru au moment d'Oslo.

Au centre de toutes les propositions israéliennes, on trouve la revendication d'annexer les grands blocs de colonies au centré de la Cisjordanie , où vivent environ 150 000 colons. C'est là, on l'a vu, une sérieuse entorse au principe accepté par les deux parties, selon lequel la fin du conflit suppose le retrait israélien sur la frontière de 1967. Le dirigeant israélien que j'imagine, soucieux de paix, pouvait arguer que le processus dans ces régions n'était plus réversible. Mais, en modeste compensation pour la spoliation palestinienne, il pouvait proposer qu'un nombre équivalent de réfugiés palestiniens soient autorisés ci revenir dans urge partie comparable à l'intérieur d'Israël, par exemple clans des régions proches des centres palestiniens d'avant 1948. Ç'aurait été là une offre modeste, minimale, compensant seulement que ce que les Israéliens ont pris après 1967, sans compromettre la majorité juive de l'État. (Je ne parle pas ici de ce que je crois juste et possible, mais seulement clé ce qu'aurait pu proposer un dirigeant israélien du courant dominant)

Sur le droit au retour, le débat est double : d'un côté la réalisation pratique et de l'autre la symbolique du < récit". Sur ce second point, un dirigeant israélien soucieux de réconciliation se doit de reconnaître la responsabilité d'Israël. Pour ouvrir une nouvelle page dans les relations entre les deux peuples, pour cicatriser la blessure il faut au moins prendre en compte la douleur de l'histoire. Uri Avneri a dit à ce sujet : "Une telle reconnaissance doit être explicite. II faut reconnaître que la création du problème des réfugiés est le résultat de l'effort sioniste pour recréer une nation juive dans ce pays. II faut aussi reconnaître qu'au moins une partie des réfugiés ont été chassés de leurs maisons par la force alors que la bataille était déjà terminée, et qu'on les a empêchés de rentrer chez eux. J'imagine un événement spectaculaire: le président ou le Premier ministre d'Israël présente des excuses solennelles aux Palestiniens pour le tort qui leur a été infligé dans la réalisation du rêve sioniste, et en même temps il souligne que cette réalisation a été entreprise pour libérer et sauver des millions de juifs d'Europe. ,J'irais plus loin, je proposerais la création d'un comité pour la vérité, composé d'historiens israéliens, palestiniens et internationaux, qui mènerait une recherche sur les événements de 1948 et 1967, et produirait un rapport qui servirait de base à l'enseignement dans les écoles israéliennes et palestiniennes."

Ce dirigeant imaginaire ne s'est pas encore concrétisé, et en tout cas ce n'est certes pas Barak. Négligeons le fait que pour lui il n'était même pas question de permettre le retour des réfugiés dans les enclaves palestiniennes, et voyons ce qu'il a proposé à Camp David sur le droit au retour. (Une étude détaillée sur ce sujet est parue un an plus tard dans Haaretz).

Sur la mise en oeuvre concrète du droit au retour, Barak n'a. à peu près rien offert. Concernant le retour de Palestiniens sur le sol d'Israël, il a demandé que ce point soit laissé "à la seule discrétion d'Israël". Il a insisté pour que la "déclaration de la fin du conflit ne dépende pas de la conclusion du processus de réinsertion des réfugiés. À aucun moment des négociations Israël n'a accepté d'accueillir plus de 10 000 réfugiés." (ibidem)

L'idée-force des Israéliens pour résoudre la question des réfugiés est de transférer la responsabilité à la communauté internationale. "Le projet était que la communauté internationale verse 20 milliards de dollars sur une période de 15 à 20 ans, pour satisfaire toutes les revendications des réfugiés. Cette somme servirait à constituer un fonds de réparations pour les propriétés perdues et à aider les réfugiés à leur réinsertion dans les pays voisins. Trois possibilités leur seraient offertes: s'installer dans l'État palestinien, rester là où ils sont ou émigrer vers des pays qui leur ouvriraient leurs portes, comme le Canada, l'Australie ou la Norvège. " (ibidem) Les Palestiniens demandaient à ce qu'indépendamment des fonds internationaux, les Israéliens offrent une contribution, même symbolique, en compensation des propriétés palestiniennes perdues. Il n'y eut aucune négociation sur ce sujet dont les Israéliens refusèrent le principe même.

En dehors de l'appel à la charité internationale, le seul engagement que contenait "l'offre généreuse" de Barak était que ceux des réfugiés qui souhaitaient revenir soient libres de s'installer dans l'entité baptisée "Mat palestinien". Mais bien des signes montrent que même cela, Barak n'a jamais eu l'intention de l'accepter. Dans les négociations sur le contrôle des frontières de l'État palestinien avec ses voisins arabes, Israël demandait un droit de regard sur les points de passage, précisément pour contrôler l'infiltration d'"immigrants potentiels". On verra qu'à Taba en janvier 2001, dans les "paramètres de Clinton" la même demande sera maintenue.

Pour ce qui est de l'aspect symbolique, du "récit", Barak a refusé de parler du rôle d'Israël dans le problème des réfugiés, en insistant sur des formulations vagues qui reconnaissaient la souffrance des Palestiniens mais non la responsabilité historique d'Israël.

Force est donc de conclure qu'à Camp David, Barak n'avait pour but ni la réconciliation ni la fin du conflit.

 

[1] Extrait de "Détruire la Palestine ou Comment terminer la guerre de 1948", La fabrique éditions.


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