Aldous HUXLEY
Le
magique et le spirituel[1]
La création, le mal, le temps – trois mystères, au sujet desquels, en dernière analyse, on peut dire seulement qu'ils sont en quelque sorte liés entre eux, et que leur rapport avec le mystère plus grand de la réalité divine est un rapport de limitation. La création et le temps sont les résultats de quelque processus cosmique de limitation de la substance spirituelle éternelle, alors que le mal est le nom que nous donnons à un processus secondaire de limitation effectué par les créatures envers son propre moi, à l'exclusion de toutes les autres créatures, et envers ce qui s'étend au-delà de toutes les créatures.
La réalité est présente chez toutes les créatures ; mais toutes les créatures
n'ont pas également connaissance de ce fait. Celles chez qui l'esprit n'est développé
que d'une façon rudimentaire ou imparfaite ne peuvent probablement jamais avoir
conscience de
Afin d'actualiser leur capacité innée à
Entre
D'une façon générale, la religion s'est toujours préoccupée du monde
psychique, et non pas directement de
Les forces psychiques existent dans une extension de l'univers temporel des créatures, et leur exploitation est permise par Dieu exactement de la même façon que l'est l'exploitation des forces naturelles plus familières telles que l'électricité ou la chaleur, l'habilité ou une forte volonté. Qu'elles soient utilisées à la gloire de Dieu et conformément à la volonté de Dieu, cela dépend du choix de l'individu au moment de l'utilisation. La seule généralisation qu'on soit fondé à faire est celle-ci : il est extrêmement dangereux d'être à même d'exercer le pouvoir ou de voir ses souhaits exaucé. En exploitant avec succès les forces psychiques, on peut effectuer ces deux choses dangereuses. C'est là l'une des raisons pour lesquelles les religions ont été une cause de mal, tout comme de bien.
La prière contemplative et la mortification, non seulement des passions, mais
aussi de l'intellect, et, surtout, de l'imagination – tels sont les moyens par
lesquels les hommes et les femmes peuvent s'habiliter à recevoir la grâce
d'une appréhension directe de
L'exploitation des forces psychiques n'est pas nécessairement nuisible, ni n'éclipse
forcément Dieu. La «magie blanche» et les procédés liturgiques et
sacramentels utilisés pour la mettre en œuvre, sont compatibles, comme le
montre clairement l'histoire de beaucoup d'entre les saints, avec un degré élevé
de sainteté, une appréhension authentique de
I
La prière en pétition : «Que ton Règne advienne» a un corollaire nécessaire et inévitable, qui est : «Que notre royaume s'efface». La condition de l'illumination complète est la purge complète. Seule l'âme purifiée peut réaliser l'identité avec Brahman ; ou, pour changer de vocabulaire religieux, l'union avec Dieu ne peut être effectuée par le Vieil Adam, qui doit perdre la vie de la volonté propre afin de gagner la vie de la volonté divine. Ces principes ont été acceptés comme fondamentaux et axiomatiques par tous les mystique, de tous les pays, de toutes les fois, et toutes les époques.
Quand ces principes sont mis en pratique, on constate que le royaume personnel qui doit s'effacer, si le royaume divin doit advenir, consiste principalement en deux provinces, les Passions et les Distractions. Les passions, il est superflu d'en parler longuement ici, pour la bonne raison qu'il en a été tant parlé par ailleurs. En outre, il est, ou il devrait être, évident en soi que «Ton royaume» ne peut absolument pas advenir à quelqu'un qui habite un univers-«maison», créé par lui pour sa propre peur, sa cupidité, sa méchanceté et son inquiétude personnelles. Aider l'homme à surmonter ces passions, tel est le but de tout enseignement moral ; et cette domination est un préliminaire et un accompagnement essentiel de la vie de spiritualité mystique. Ceux qui s'imaginent pouvoir atteindre à l'illumination sans purge se trompent à l'extrême. (...)
Les contemplatifs ont comparé les distractions à la poussière, à des essaims
de mouches, aux mouvements d'un singe piqué par un scorpion. Toujours, leur métaphores
évoquent l'image d'une agitation sans but. Et c'est précisément là le caractère
intéressant et important es distractions. Les passions présentent
essentiellement un but, et les pensées, les émotions, les fantaisies qui se
rattachent aux passions, ont toujours quelque rapport avec les fins réelles ou
imaginaires proposées, ou avec les moyens par lesquels ces fins pourront être
atteintes. Il en est tout différemment des distractions. Il est de leur essence
d'être incohérentes et sans but. Pour se rendre compte à quel point elles
peuvent être vides de but et incohérentes, il suffit de s'asseoir et d'essayer
de se recueillir. Les préoccupations rattachées aux passions viendront
probablement à la surface de la conscience, mais avec elles se soulèvera une
écume oscillante de souvenirs, d'idées vagues et d'imaginations, mêlés au
hasard, – des souvenirs d'enfance du chien de manchon de sa grand'mère, le
nom anglais de la jusquiame, un projet généreux pour attraper en plein air les
bombes incendiaires en plein air, – en un mot, toute espèce de non-sens et de
stupidité. L'affirmation des psychanalystes, suivant laquelle toutes les
divagations du subconscient emportent une signification passionnelle profonde,
ne peut se plier aux faits. Il suffit d'observer soi-même et d'observer les
autres pour découvrir que nous ne sommes pas plus exclusivement les serviteurs
de nos passions et de nos impulsions biologiques, que nous nous ne sommes
exclusivement rationnels ; nous sommes également des créatures possédant une
machine psycho-physiologique fort compliquée qui moud incessamment, et, au
cours de sa mouture, lance dans notre conscient des extraits de ce nombre indéfini
de permutations et de combinaisons mentales constituées pendant qu'elle
fonctionne au hasard. Ces permutations et combinaisons d'éléments mentaux
n'ont rien à voir avec nos passions ni avec nos processus mentaux plus
rationnels ; ce sont simplement des imbécillités, de simples produits de déchet
de l'activité psycho-physiologique. Sans doute, de telles imbécillités
peuvent être utilisées par les passions pour leurs propres fins, comme lorsque
le Vieil Adam qui est en nous lance un barrage de distraction intrinsèquement
sans intérêt afin d'essayer d'annuler les efforts créateurs de la volonté
supérieure. Mais, même lorsqu'elles ne sont pas utilisées par les passions, même
en soi, les distractions constituent un obstacle formidable à toute espèce
d'avance spirituelle. L'imbécile que nous avons en nous est aussi radicalement
l'ennemi de Dieu que le monomane passionné à la poursuite de son but, avec ses
désirs et ses aversions insensés. En outre, l'imbécile demeure en liberté,
et actif, alors que le fou a été dompté, voire détruit. En d'autres termes,
un homme peut avoir réussi à vaincre ses passions, à les remplacer par un désir
fixe et univoque d'éclaircissement, et se trouver néanmoins gêné dans son
avance par le flot des distractions sans intérêt qui font irruption dans son
conscient. C'est pourquoi tous les spiritualistes avancés ont attaché tant
d'importance à ces imbécillités et les ont mises au rang d'imperfections
grave, voire de péchés. C'est, je le crois, aux distractions, ou du moins à
l'une des catégories principales des distractions, que fait allusion le Christ
dans cette parole étrangement énigmatique et alarmante : «Chaque mot oiseux
que diront les hommes, ils en rendront compte au jour du jugement. Car c'est par
tes paroles que tu seras justifié, et par tes paroles que tu seras condamné.»
Les imbécillités passées en paroles, les incohérences prononcées, toutes
choses dites, même, qui ne servent point aux fins d'éclaircissement, doivent
être condamnées comme étant des barrières entre l'âme et la réalité
ultime. Elles peuvent paraître bien inoffensives ; mais ce caractère
inoffensif n'existe que par rapport aux fins séculières ; par rapport à l'éternel
et au spirituel, elles sont extrêmement nuisibles. À ce propos, il me plaît
de citer un paragraphe de la vie de ce saint français du XVIIe siècle, Charles
de Condren. Une pieuse dame, Mlle de
C'est parce qu'ils se méfient de l'imbécile qui, dans le corps de tout être humain, cohabite avec le dément criminel, l'animal bon vivant, le bon citoyen, et le saint en puissance, non réveillé, profondément latent, – c'est parce qu'ils reconnaissent son pouvoir véritablement diabolique, que les contemplatifs ont toujours imposé à eux-mêmes et à leur disciples une telle abnégation en ce qui concerne toutes les excitations distrayantes et incohérentes. La curiosité agitée du Vieil Adam doit être tenue en échec, et il faut que la dissipation de son esprit soit changée en sagesse et en unicité du but. C'est pourquoi il est toujours prescrit au mystique en herbe de s'abstenir de s'occuper de choses qui sont sans rapport avec son but ultime, ou au sujet desquelles il ne peut pas accomplir efficacement un bien immédiat et concret. Ce commandement d'abnégation s'applique à la plupart des choses dont, en dehors des heures de travail, la personne ordinaire se préoccupe principalement – aux nouvelles, à la dose quotidienne des diverses épopées servies par la radio, aux voitures et aux accessoires de l'année, aux dernières modes. Mais c'est sur les modes, les voitures et les accessoires, sur les nouvelles et la publicité par laquelle existent les nouvelles, que compte, pour fonctionner convenablement, notre système industriel et économique. Car, comme l'a signalé naguère l'ex-président Hoover, ce système ne peut fonctionner, à moins que la demande des choses non nécessaires soit non seulement maintenue, mais continuellement accrue ; et , bien entendu, elle ne peut être maintenue et accrue, que par des appels incessant à la cupidité, à l'esprit de concurrence, à à l'amour de la stimulation sans but. Les hommes ont toujours été la proie des distractions, qui sont le péché originel de l'esprit ; mais jamais, jusqu'à notre époque, on n'a tenté d'organiser et d'exploiter les distractions, d'en faire, à cause de leur importance économique, le noyau et le centre vital de la vie humaine, de les idéaliser comme étant les manifestations les plus hautes de l'activité mentale. Notre époque est celles des incohérence systématisées, et l'imbécile que nous avons en nous est devenu l'un des Titans, sur les épaules de qui repose le poids su système social et économique. Le recueillement, ou domination des distractions, n'a jamais été plus nécessaire qu'à présent, jamais, non plus, on peut s'en douter, il n'a été aussi difficile.
II
Dans un article précédent j'ai donné quelques indications sur la nature psychologique des distractions et sur leur importance comme obstacles sur le chemin de ceux qui cherchent à atteindre à l'illumination. Dans les paragraphes qui vont suivre, je décrirai quelques-uns des méthodes qui ont été reconnues utiles pour surmonter ces obstacles, pour éviter les tours de l'imbécile que nous portons en nous comme personnalité secondaire.
Les distractions ne nous affligent pas seulement quand nous nous essayons à la méditation ou à la contemplation formelles, mais aussi, et encore plus dangereusement, au cours de notre vie active et quotidienne. Beaucoup d'entre ceux qui entreprennent des exercices spirituels, qu'ils soient yoga ou chrétiens, on trop fréquemment tendance à borner leurs efforts à la concentration de l'esprit strictement pendant les heures de travail, c'est-à-dire les heures qu'ils consacrent effectivement à la méditation. Ils oublient qu'il est possible à un homme ou à une femme d'atteindre, pendant la méditation, à un degré élevé de concentration mentale et même à une sorte de pseudo-extase subjectivement satisfaisante, tout en restant, au fond, un moi non régénéré. Il n'est pas rare de rencontrer des gens qui passent des heures, chaque jour, à effectuer des exercices spirituels, et qui, entre temps, font preuve d'autant de dépit, de préjugés, de jalousie, de cupidité et de bêtise, que le plus «aspirituel» de leurs prochains. La raison en est que les gens de cette sorte ne font aucun effort pour adapter aux exigences de la vie ordinaire ces pratiques dont ils font usage aux heures de leur méditation formelle. Il n'y a là, bien entendu, rien de surprenant. Il est beaucoup plus facile d'entr'apercevoir la réalité lorsqu'on se trouve dans les conditions de la méditation formelle, que de «pratiquer la présence de Dieu» au milieu des moments d'ennui, des agacements et des tentations constantes de la vie familiale et professionnelle. Ce que le mystique anglais, Benoît Fitch, appelle «l'anéantissement actif», et qui consiste à mourir à son moi en le noyant en Dieu, à tout instant de la journée, est beaucoup plus difficile à réaliser que «l'anéantissement passif» dans l'oraison mentale. La différence entre les deux formes de l'anéantissement du moi est analogue à la différence entre le travail scientifique effectué dans les conditions du laboratoire et le travail scientifique effectué sur le terrain. Comme le sait tout homme de science, un vaste gouffre sépare l'obtention de résultats au laboratoire, de l'application de ses découvertes au monde désordonné et déconcertant qui s'étend hors de ses murs. Le travail au laboratoire et le travail sur le terrain sont également nécessaires dans la science. D'une façon analogue, dans la pratique de la vie unitive, le travail de laboratoire qu'est la méditation formelle doit être complété par ce qu'on peut appeler le «mysticisme appliqué», pendant les heures d'activité quotidienne. C'est pour cette raison que je me propose de diviser cet article en deux parties, dont la première traitera des distractions au moments de recueillement, et la seconde, des imbécillités obscurcissantes et obstructives de la vie quotidienne.
Tous les maîtres de l'art de l'oraison mentale s'accordent à conseiller à leurs élèves de ne jamais combattre les distractions qui naissent dans l'esprit au cours du recueillement. La raison en est simple : «Plus un homme œuvre, plus il est et existe. Et plus il est et existe, moins Dieu est et existe en lui.» Tout épanouissement du moi personnel et séparé produit une diminution correspondante de la conscience de la réalité divine. Or, la lutte volontaire contre les distractions rehausse automatiquement le moi personnel et séparé, et réduit, en conséquence, les chances qu'a l'individu de prendre conscience de la réalité. Tandis que nous nous efforçons vigoureusement d'abolir nos imbécillités qui éclipsent Dieu, nous approfondissons simplement les ténèbres de notre ignorance native. Cela étant, il faut renoncer à notre tentative de combattre les distractions, et trouver des moyens de les circonvenir et de les éviter. L'une des méthodes consiste à regarder simplement «par-dessus l'épaule» de l'imbécile qui se tient entre nous et l'objet de notre méditation ou de notre contemplation sans image. Les distractions apparaissent au premier plan du conscient ; nous nous apercevons de leur présence, puis, légèrement, sans effort ni tension de volonté, nous portons le foyer de note attention sur la réalité qui est à l'arrière-plan. Dans bien des cas, les distractions perdront leur obsédante présence, et s'évanouiront peu à peu.
À titre de variante, quand le distractions se présentent, on peut renoncer temporairement à la tentative de pratiquer la contemplation sans image, ou «simple regard», et diriger l'attention sur les distractions elles-mêmes, qui sont alors utilisées comme objets de méditation discursive, pour se préparer à revenir par la suite au «simple regard». On recommande communément deux méthodes d'utilisation profitable des distractions. La première consiste à examiner objectivement les distractions, et à observer lesquelles d'entre elles ont leur origine dans les passions, et lesquelles semblent naître dans le côté imbécile de l'esprit. Le processus consistant à remonter jusqu'à la source des pensées et des images, à découvrir, de ci, ce qui est orienté vers un but, et passionnel, de là, les manifestations simplement imbéciles de l'égotisme, est un admirable exercice de concentration mentale, ainsi qu'un moyen d'accroître cette connaissance du moi qui est l'une des conditions préliminaires indispensables à une connaissance de Dieu. «Un homme, a écrit maître Eckhart, a en lui des peaux ou cuirs nombreux, recouvrant les profondeurs de son cœur. L'homme connaît tant d'autres choses ; il ne se connaît pas lui-même. Mais trente ou quarante peaux ou cuirs, pareils à ceux d'un bœuf ou d'un ours, tant ils sont épais et durs, recouvrent l'âme. Retirez-vous dans votre propre fondement, et apprenez-y à vous connaître.» L'examen sans passion et scientifique des distractions est l'un des meilleurs moyens de connaître les «trente ou quarante peaux» qui constituent notre personnalité, et de découvrir, par-dessous, le Moi, le Dieu immanent, le Royaume des Cieux qui est en nous. De la méditation discursive sur les peaux, on passe alors tout naturellement au «simple regard» dirigé sur le fondement de l'âme.
La seconde méthode d'utilisation des distractions afin de vaincre les distractions est simplement une variante de la première. La différence entre les deux méthode est une différence dans la qualité du ton de l'émotion qui accompagne l'examen des pensées et des images troublantes. Dans la première méthode, l'examen est sans passion ; dans la seconde, il s'accompagne d'un sentiment de contrition et d'humiliation de soi. Comme l'a dit l'auteur du Voile de l'Ignorance, «quand tu sens que tu ne peux en aucune façon les écarter [les distractions, imbéciles et passionnelles], tapis-toi sous elles comme un poltron et un lâche vaincu au combat, et dis-toi que c'est simple folie de lutter plus longuement contre elles, et que, partant, tu te rends à Dieu des mains de tes ennemis. Et éprouve alors la sensation d'être vaincu à jamais.... Et assurément, je crois que si ce moyen est véritablement conçu, ce n'est rien d'autre qu'un savoir et sentir véritables de toi-même tel que tu es, un misérable et une chose dégoûtante, bien pire que rien : lesquels savoir et sentir sont la soumission. Et cette soumission mérite d'avoir Dieu lui-même descendant avec puissance, pour te venger des tes ennemis, afin de te relever et et de sécher, en te chérissant, tes yeux spirituels, ainsi que le fait un père à son enfant sur le point de périr sous la gueule des porcs sauvages ou d'ours déments acharnés à mordre.»
Nous arrivons maintenant au problème consistant à faire face aux distractions dans la vie ordinaire – sur le terrain, plutôt qu'au laboratoire. L'anéantissement actif, ou, pour me servir de l'expression rendue familière par le Frère Laurent, la pratique constante de la présence de Dieu à tous les instants de la journée, est un labeur d'une difficulté suprême. La plupart de ceux qui le tentent commettent l'erreur de traiter le travail sur le terrain comme si c'était un travail en laboratoire. Se trouvant plongés parmi les choses, ils s'écartent des choses, soit d'une façon physique, par la retraite, soit d'une façon psychologique, par un acte d'introversion. Mais ce recul devant les choses et les activités extérieures nécessaires est un obstacle sur le chemin de l'anéantissement du moi ; car reculer devant les choses, c'est affirmer implicitement que les choses sont encore fort importantes pour nous. L'introversion qui s'écarte des choses pour l'amour de Dieu peut, en leur attribuant une importance excessive, élever les choses à la place qui devrait être occupée par Dieu. Ce qu'il faut, en conséquence, ce n'est pas une fuite physique ou une introversion s'écartant des choses, mais l'aptitude à entreprendre l'activité nécessaire dans un esprit de détachement, d'anéantissement du moi dans la réalité. C'est là, bien entendu, la doctrine du Gita. (Il faut noter, toutefois, que le Gita – s'il est sensé devoir être pris littéralement, ce qui, on l'espère, n'est point le cas – suggère qu'il est possible de commettre un meurtre dans un état d'anéantissement du moi en Dieu. Sous de formes diverses, cette doctrine de l'absence d'attache a été utilisée par des sectateurs aberrants de toutes les religions, afin de justifier toute espèce de méchanceté et de folie, depuis les orgies sexuelles jusqu'à la torture. Partir en guerre, comme les héros du Gita ; se livrer à des manifestations de sexualité sans limites et en commun, comme certains d'entre les Illuminati occidentaux, – sont des activités qui ne peuvent avoir d'autre résultat que de rehausser le moi personnel et séparé et d'éclipser la réalité divine. L'absence d'attache ne peut se pratiquer que lorsqu'il s'agit d'actions intrinsèquement bonnes ou éthiquement neutres ; l'idée qu'elle peut se pratiquer quand il s'agit d'actions mauvaises est une illusion, née du désir de l'ego de continuer à se mal conduire, tout en justifiant une telle conduite au moyen d'une philosophie élevée et d'apparence spirituelle.)
Pour réaliser l'anéantissement actif, par lequel, seul, les distractions de la vie commune peuvent être surmontées, l'aspirant doit commencer par éviter, non seulement toutes les mauvaises actions, mais aussi, si possible, toutes les actions non nécessaires et sottes. Écouter le programme moyen de la radio, voir le film moyen, lire les «comic strips», – ce sont là des activités simplement sottes et imbéciles ; mais bien qu'elles ne soient pas perverses, elles sont presque aussi inanéantissables que les activités du lynchage et de la fornication. Pour cette raison, il est manifestement recommandable de les éviter.
Cependant, que convient-il de faire dans le domaine psychologique ? Il faut
d'abord cultiver une conscience constante de la réalité qui est tout et du moi
personnel qui est moins que rien. C'est à cette condition seulement qu'il sera
possible de parvenir à l'absence d'attache désirée. Non moins important que
le fait d'éviter les activités non nécessaires et inanéantissables, et que
la culture du conscient, est le fait de vider la mémoire et de supprimer les
pressentiments. Quiconque prête quelque attention à ses processus mentaux ne
tarde pas à découvrir qu'une forte proportion de son temps est dépensées à
remâcher et ruminer le passé et à goûter par avance l'avenir. Nous
retournons au passé, parfois parce que des souvenirs naissent, au hasard, et mécaniquement,
dans notre conscient : parfois parce qu'il nous plaît de flatter notre égotisme
en nous rappelant des triomphes et des plaisirs passés, en censurant et
embellissant des douleurs et des défaites passées ; parfois, aussi, parce que
nous sommes écœurés de nous-mêmes, et, pensant «nous repentir de nos péchés»,
retournons, avec une sombre satisfactions aux fautes anciennes. Quant à
l'avenir, nous nous en préoccupons d'une façon parfois craintive, parfois
compensatoire et afin de prendre nos désirs pour la réalité. Dans l'un et
l'autre cas, le présent est sacrifié à des rêves de situations qui
n'existent plus ou qui sont hypothétiques. Mais c'est un fait d'observation
empirique que le chemin de l'éternité spirituelle passe par l'éternité
animale immédiate du présent spécieux. Nul ne peut parvenir à la vie éternelle,
s'il n'a, au préalable, appris à vivre, non pas dans le passé ou dans
l'avenir, mais maintenant – dans le moment et au moment. Au sujet de cette
sottise éclipsant Dieu, qui consiste à penser avec inquiétude à l'avenir,
les Évangiles ont beaucoup à dire. À chaque jour suffit sa peine – et,
pourrions-nous ajouter, à chaque lieu. Nous nous habituons à éprouver de
l'inquiétude au sujet d'événements lointains, au sujet desquels nous ne
pouvons faire nul bien, et nous croyons qu'une telle inquiétude est un signe de
notre sensibilité et de notre compassion. Il serait probablement plus proche de
la vérité de dire, avec saint Jean de
Telles sont donc, résumées de la façon la plus brève, quelques-uns des méthodes au moyen desquelles les distractions peuvent être surmontées, non pas simplement dans le laboratoire de la méditation formelle, mais aussi (ce qui est plus difficile) dans le monde de la vie commune. Comme toujours, il est immensément plus facile de disserter sur de telles méthodes, et de faire des lectures à leur sujet, que des les mettre en pratique.
[1]
Extrait de : Aldous Huxley, les portes de