Fethi
Benslama[1]
"De
même que l'Europe n'est pas la seule affaire des Européens, l'Islam n'est pas
la chose exclusive des musulmans".
Il
y a quelque temps, le caricaturiste algérien Dilem mettait en scène, le jour
de la fête du sacrifice, un mouton fuyant à toute vitesse, poursuivi par un
homme brandissant un couteau. Dans la bulle, le mouton dit : "Mais pourquoi
veulent-ils m'égorger ? Pourtant, je ne suis ni une femme ni un
intellectuel."
Voyez-vous,
mesdames, messieurs, chers amis, ce mouton blasphème : non seulement il veut se
soustraire à la place que lui assigne Dieu dans ses saintes écritures,
lorsqu'il a voulu le substituer au fils du prophète Abraham, mais, de plus, ce
mouton parle et, ce faisant, il brouille les frontières de la création divine
entre l'homme et l'animal. La bête parle et fait de l'humour avec les affaires
religieuses : c'est ignoble... Il y a plus grave encore : en courant plus vite
que l'homme qui veut le trucider, il ridiculise ce paisible musulman sacrifiant
et humilie l'ensemble de la communauté musulmane, sinon la totalité des
milliards de musulmans morts et vivants. Mais le pire n'est-il pas que ce mouton
fuyant de peur devant un musulman qui veut le manger est de toute évidence
islamophobe !
Se
fondant sur cette lecture, même des années après, ce mouton insoumis pourrait
voir, ce soir, au Théâtre du Soleil de la dite "Cartoucherie", se
lever un imam spontané qui le cartouche d'une fatwa. Nous verrons alors le
MROPP (Mouvement pour Ramener les Ovins chez les Prédicateurs Paranoïaques)
intenter un procès pour diffamation de sacrifiants ; tandis que
Merci,
cher Dilem, d'avoir dessiné un mouton blasphémant, car tu m'as fourni ce soir
la première page de mon propos, pour tenter de faire parvenir, le plus
simplement, l'étonnement de ton mouton à ceux qui, aujourd'hui, ne veulent pas
savoir, ne veulent pas comprendre, que voici des années, au nom de l'islam,
tout est prétexte non seulement à interdire, à condamner, à excommunier,
mais à éradiquer ce qui peut représenter l'« ironie de la communauté », la
critique de son mythe, la désidentification à ses saintetés viriles et
carnivores. Voici des années que la tonsure de l'esprit arme le censure qui
tue. Car la censure au nom de l'islam tue, sacrifie, grille au feu de l'Enfer et
dévore les insoumis, afin de les soumettre à la religion de la soumission.
Par
où commencerai-je la visite de ce mémorial invisible du trucide
islamo-spasmophile ? Comment ferai-je pour nommer tous ceux qui, pour une
plaisanterie, pour un article, pour un roman, pour un essai, ou simplement pour
avoir été la fille, le fils, la soeur ou le frère de l'auteur, ont été
transformés, par l'édit d'un commandeur des croyants, par un émir pétrolifère
ou barbifique, par un chef de potent-état, par un imam sporadique, ou un
illettré coranique fatwatant, transformé, disais-je, en moutons traqués,
quand le couteau ou l'acide sulfurique de l'exécuteur ne les a pas rattrapés
et anéantis. Comment nommer tous les anonymes de la fabrique des apostats ? Hélas,
je ne le pourrai pas, le temps manque et la liste n'est pas établie - le
sera-t-elle jamais ?
Je
presse le pas et je me souviens que, pour l'époque actuelle, quelques années
avant l'affaire Rushdie, déjà en 1985, le tribunal des moeurs du Caire avait
condamné à la prison l'éditeur et l'imprimeur des Mille et Une Nuits, et
ordonné l'autodafé sur la place publique de la voix de Shéhérazade.
Je
me souviens qu'en 1988 paraît en Arabie Saoudite un livre qui jette l'anathème
sur plus d'une centaine d'écrivains arabes morts ou vivants : Salama Moussa,
Shibli Shmmayyil, Naguib Mahfouz, Lofti as-Sayyid, Muhammad al-Jabiri, Shakir
Shakir, Saïd Aql, Adonis, etc.
Je
me souviens qu'en 1989 le roman de Salman Rushdie, les Versets sataniques, est déclaré
blasphématoire par Khomeyni, qui appelle au meurtre de l'auteur ainsi que tous
les éditeurs du roman. Salman Rushdie, dont la vie pendant des années a été
celle d'une bête traquée, a eu la chance de bénéficier de la protection de
la police de son pays européen d'adoption. Je me souviens que ses traducteurs
italien et japonais furent tués, respectivement, à Milan et à Tokyo ; que le
recteur de
Je
me souviens que le 8 juin
Je
me souviens que le 3 septembre 1992, sur la grande place de la ville de Qatif,
en Arabie Saoudite, le poète Sadiq Melallah a été décapité au sabre par les
autorités de ce pays, pour crime de blasphème et d'abjuration.
Je
me souviens qu'à partir de 1993 s'ouvre en Algérie l'hécatombe des
intellectuels et artistes : assassinats de Djilali Liabès, sociologue, Tahar
Djaout, écrivain, du psychiatre Mohammed Boucebci, président du comité de vérité
sur la mort du premier, M'hammed Boukhobza, sociologue, Merzag Baghtache,
journaliste et écrivain, Saad Bakhtaoui, journaliste, Abderrahmane Chergou, écrivain
et journaliste, Youssef Sebti, poète et écrivain, Abdelkader Alloula,
dramaturge et metteur en scène, Bakhti Benaouda, écrivain, Ferhat Cherkit,
Youssef Fathallah, Lamine Lagoui, Ziane Farrah, etc. La liste est encore longue.
Je
me souviens que le 24 septembre 1994 un groupe d'islamistes du Bangladesh
prononce une fatwa contre Taslima Nasreen, la condamnant pour blasphème et
mettant sa tête à prix, et que, sous la pression des manifestations
islamistes, les autorités lancent un mandat d'arrêt contre elle, en juin 1994.
Je
me souviens que le 14 octobre 1994 Naguib Mahfouz, quatre-vingt-trois ans, Prix
Nobel de littérature, est poignardé à la gorge, au Caire, par un jeune intégriste.
Je
me souviens que le 21 juin
Je me
souviens qu'en avril
Je
me souviens, je me souviens, je me souviens... J'arrête cette litanie au début
du IIIe millénaire, car je voudrais vous inviter à découvrir par vous-même
le long rouleau des traqués, des apostasiés, des condamnés, des assassinés,
pour peu que vous osiez taper sur
Non,
ce n'est pas de ce genre de soutien dont ils ont besoin aujourd'hui, mais de
votre résistance au piège auquel collaborent tant de démocrates et hommes de
gauche européens qui, dans leur lutte contre le racisme, en sont venus à
oublier la censure qui tue. Car une nouvelle machine a été depuis inventée,
celle du "musulman humilié" : une machine infernale, puisque alimentée
par une réalité certaine de mépris et des droits bafoués ici et là, tendant
à justifier et à armer le mythe identitaire qui veut, au nom du sacré,
poursuivre l'éradication de tout écart à la communauté des croyants, et légaliser,
par les descendants de la révolution des libertés, l'empêchement de parler,
d'écrire, de dessiner.
Dans
les périodes les plus sombres de leur histoire, quand le colonialisme faisait régner
son ordre de mépris et de négation des droits les plus élémentaires, les
musulmans n'ont jamais considéré que leur Dieu était "humiliable",
ni que les figures idéales de leur culture pouvaient être facilement diffamées
: leur lutte pour leur dignité faisait simplement appel à l'égalité des
droits, et non à la fabrique de la vengeance aveugle de
l'"humiliation" - une notion inventée en Europe, qui appartient au
lexique ecclésiastique de l'abaissement, de la honte, de la mortification,
bref, à l'imaginaire de l'orgueil. Quand on tue des civils en masse, quand on
égorge des hommes devant la télévision au nom de l'islam, n'est-ce pas là
l'atteinte la plus grave contre laquelle les musulmans devraient protester ?
Combien l'ont-ils fait ?
Le
combat antiraciste pour le droit et l'égalité est aujourd'hui détourné, par
le faux aiguillage de l'humiliation, vers la défense des mythes identitaires
les plus terrifiants, vers le soutien à la religiosité des paranoïaques
criminels, dont il blanchit les méfaits, en faisant de ses prédicateurs des
victimes de notre liberté de penser, de parler et d'écrire. Nous parvenons
aujourd'hui à cette situation de ségrégation où un homme ou une femme de
culture musulmane a moins de légitimité à critiquer l'islam que des Européens
de le faire pour le christianisme ou le judaïsme. Les premiers seront soupçonnés
ou accusés d'"islamophobie", d'être les alliés objectifs de la
droite raciste, alors que les seconds ne feraient qu'exercer un droit évident.
Certains descendants des Lumières sont devenus aveugles aux lumières des
autres.
Profitant
de la supposée humiliation par les caricatures du Prophète, du supposé blasphème
de personnes qui ne partagent pas la croyance des musulmans (peut-il y avoir
blasphème là où il n'y a pas croyance ?), les cinquante-sept pays de
l'Organisation de la conférence islamique (OCI) viennent de demander que le
Conseil des droits de l'homme de l'ONU, voué à remplacer
Croyez-moi,
même si cette proposition ne sera pas retenue, il en restera quelque chose.
Elle est, en tout cas, le symptôme de la perversion, à l'oeuvre aujourd'hui,
qui veut que les droits de l'homme et le combat anti-raciste deviennent les défenseurs
de l'idéologie islamiste et de sa censure qui tue.
[1]
"Le Manifeste des Libertés"
à
Mars 2006