Le mouvement du libre esprit

Willem Corneliez d'Anvers : pauvreté volontaire et libre esprit[1]

 Raoul Vaneigem

Quand ils n'oppriment pas le peuple au nom d'un pouvoir émané de Rome, les membres du bas-clergé font volontiers cause commune avec les opprimés. Parmi la population remuante des tisserands anversois, Willem Comeliez semble s'être taillé la réputation d'un homme intègre dont les conseils sont estimés parce qu'ils se soucient moins des intérêts de l'Église que du sort des simples qu'elle entend régenter. Son titre de "maître" apparaît dans un acte de donation de l'église Notre-Dame d'Anvers en 1243. Selon son sycophante, Thomas de Cantimpré, Willem bénéficiait d'une prébende à laquelle il renonça pour fonder un mouvement de pauvreté volontaire.

À l'écart de l'ascétisme vaudois, il ajoute à un programme de réformes contre les indulgences et l'oppression de la classe dominante l'idée que la pauvreté lave de tous les péchés. La cédule d'accusation résume ainsi sa doctrine:

"Les indulgences des prélats ne servent pas aux âmes.

"Nul ne peut donner d'aumône [en la prélevant] sur son superflu.

"Nul riche ne peut être sauvé, et tout riche est avare.

 "Il est permis de dérober aux riches et de donner aux pauvres.

 "Nul pauvre ne peut être damné, mais tous seront sauvés.

 "Il n'y a pas d'enfer après le jour du Jugement.

 "Comme la rouille est consumée par le feu, tout péché est consumé par la pauvreté et annulé aux yeux de Dieu.

"La simple fornication n'est pas un péché pour qui vit dans la pauvreté.

"IL n'y a que trois péchés mortels: l'envie, l'avarice et une prodigalité ostentatoire; ainsi que connaître son épouse quand elle est enceinte.

"Ce qu'on appelle péché contre nature n'est pas un péché.

"Nul homme ne peut connaître son épouse si ce n'est trois fois par semaine."

Le dernier article appelle une remarque. À la liberté qui règne en matière de relation sexuelle dans le milieu des tisserands, Comeliez tente d'ajouter le respect de la femme, principe même de l'affinement de l'amour. À l' encontre de la misogynie commune à la bourgeoisie et à ses fabliaux, il propose ici un code de courtoisie où la femme n'est ni objet de viol ni sujet spiritualisé. L'état de pauvreté, volontaire ou non, lui accorde le droit de se donner à qui lui plaît (crime qualifié de "fornication" par la police cléricale) et de se refuser si elle le juge bon. Le curé se fait le porte-parole des ouvrières fatiguées par le travail des ateliers -celles-là mêmes dont Chrétien de Troyes a évoqué la misérable existence -au point de ressentir parfois comme inopportune la sollicitation permanente du mâle infatué de ses prouesses viriles.

De telles idées, propagées de 1240 à la fin du XIIIe siècle à Anvers et dans le Brabant éclairent aussi les écrits de Hadewijch et de son groupe international qu'elle appelle "les Nouveaux" (De Nuwen).

Vers 1243, l 'agitation de Comeliez tire parti d'un conflit qui oppose le peuple anversois aux évêques de Cambrai (dont dépend la ville), accusés de concussion et de tyrannie.

En 1248, à l'instigation des dominicains qui lui reprochent son peu de zèle dans la lutte contre les hérésies, Guyard de Laon, évêque de Cambrai, se résout à sévir contre les partisans de Willem. Le 23 juin, la maladie l'immobilise à l'abbaye d'Afflighem où il meurt le 16 septembre. L'évêque Nicolas des Fontaines, qui lui succède en 1249, organise et finance lui-même la répression.

La mort naturelle deWillem, vers 1253, ne décourage pas l'ardeur de ses partisans. Nicolas des Fontaines n'y réussit pas davantage en faisant exhumer et brûler vers 1257 le corps de celui qui fut avant la lettre un prêtre-ouvrier. En 1280, les dominicains sillonnent encore le Brabant, où le duc Jean ordonne à ses sujets et à ses officiers de se mettre à leur service quand ils le requièrent.


[1] In: La résistance au christianisme, Les hérésies des origines au XVIIIe siècle. Fayard.


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