Le pouvoir des ombres[1]
Chef Seatle
"Vos morts cessent de vous chérir, vous et la terre qui les a vu naître, dès qu’ils passent les portes des tombeaux et s’éloignent au-delà des étoiles. Ils sont vite oubliés et ne reviennent jamais.
Nos morts n’oublient jamais le monde merveilleux qui leur a donné la vie. Ils en aiment toujours les vallées verdoyantes, le murmure des rivières, les montagnes magnifiques, les vallons abrités, les lacs et les baies bordés de verdure, et ils éprouvent toujours une affection tendre et profonde pour les vivants au coeur solitaire; ils reviennent souvent des Terrains de Chasse éternels pour les voir, les guider, les consoler et les réconforter.
Le jour et la nuit ne peuvent
cohabiter. L’Homme Rouge a toujours fui à l’approche de l’homme blanc,
comme la brume de l’aube s’enfuit devant le soleil du matin. Cependant,
votre proposition me paraît juste, et je pense que mon peuple l’acceptera et
se retirera sur la réserve que vous lui offrez. Là, nous vivrons à part, en
paix, car les paroles du grand chef blanc semblent être la voix de
Peu importe où nous passons le reste de nos jours. Ils ne seront pas très nombreux. La nuit de l’Indien promet d’être profonde. Pas une étoile d’espoir ne brille à son horizon. Des vents lugubres hurlent dans le lointain. L’effrayante Némésis semble être sur les traces de l’Homme Rouge qui, où qu’il aille, entendra se rapprocher les pas de son funeste destructeur. Alors il se préparera à affronter stoïquement sa dernière heure, comma la biche blessée qui entend s’approcher las pas du chasseur.
Quelques hivers de plus, et il ne restera, pour pleurer sur les tombes d’un peuple qui fut jadis plus puissant et plein d’espoir que vous, plus un seul descendant des puissances qui autrefois parcouraient cet immense pays, ou vivaient dans des foyers heureux protégés par le Grand Esprit.
Mais pourquoi me lamenterais-je sur la disparition prématurée de mon peuple ?
Les tribus succèdent aux tribus, les nations aux nations, comme les vagues de la mer. C’est la loi de la nature et il ne sert à rien de se lamenter. Le moment de votre déchéance est peut-être encore loin, mais il viendra, sûrement, car même l’homme blanc, dont le Dieu a marché et conversé avec lui comme avec un ami, ne peut échapper à la destinée commune. Peut-être, après tout, pouvons-nous être frères.
Nous verrons.
Nous allons réfléchir à votre proposition et, quand nous aurons pris une décision, nous vous la ferons connaître. Mais si nous acceptions, j’exige que la condition suivante soit respectée : qu’on ne nous refuse pas le droit de circuler librement afin de nous rendre, quand nous le désirons, sur les tombes de nos ancêtres, de nos amis et de nos enfants. Chaque parcelle de cette terre est sacrée, aux yeux de mon peuple. Chaque colline, chaque forêt ont été sanctifiées par quelque événement, triste ou heureux, en des temps lointains.
Même les rochers, qui paraissent muets et morts sous le soleil brûlant, le long du rivage silencieux, vibrent du souvenir d’événements palpitants liés à la vie de mon peuple ; le sol même que vous foulez répond avec plus d’amour à nos pas qu’aux vôtres, car il est enrichi du sang de nos ancêtres, et nos pieds nus sentent ce chaud contact. Dans la mort, les braves, les tendres mères, les jeunes filles gaies et insouciantes, et mêmes les jeunes enfants qui ont vécu ici et y ont été heureux l’espace d’une courte saison, aiment toujours ces sombres solitudes que les ombres des revenants envahissent au crépuscule. Et quand le dernier Homme Rouge aura péri, quand le souvenir de ma tribu sera devenu un mythe parmi les hommes blancs, ces rivages s’animeront des morts invisibles de ma tribu. Quand les enfants de vos enfants se croiront seuls au champ, au magasin, à l’échoppe, sur la route ou dans le silence des bois impénétrables, ils ne seront pas seuls.
Sur toute la terre, il n’existe pas d’endroit où trouver la solitude. La nuit, quand les rues de vos villes et de vos villages seront silencieuses et que vous les croirez vides, elles seront envahies par les esprits qui, autrefois, peuplaient et aiment encore cette terre si belle. L’homme blanc ne sera jamais seul.
Quand l’homme blanc soit juste, et traite mon peuple avec bienveillance car les morts ne sont pas sans pouvoir. Mort, ai-je dit ? Il n’y a pas de mort. Seulement un changement de mondes."
[1] Ce texte est extrait du discours de Seattle, chef de la nation Dwamish, en réponse au gouverneur Isaac Stevens, après le traité de Point Elliot, en 1855. Traduction de Nathalie Novik. Le texte complet a été édité par la revue Nitassinan et le Comité de soutien aux Indiens d’Amérique, B.P. 341, 88009 Épinal Cedex FRANCE.