Le silence ne téléphone jamais[1]

 

Léo Ferré

 

Le grand drame des solitaires, c'est qu'ils s'arrangent toujours pour ne pas être seuls. Si l'on pouvait se mettre au ras de tout'nu et partir loin, sans un, qu'un peu de cette chaleur maternelle qui est tout ce qui leur reste aux bonnes femmes… Un jour, j'irai trancher ailleurs mes incompatibilités démocratiques. Un jour, je branlerai ce qu'il restera à branler. D'ailleurs, qu'est-ce que je branle ici, à cette heure, attendant je ne sais quelle sonnerie de téléphone, me rendant une voix, quelque part, quelque chose de fraternel, d'insoumis, de propre, de comme ça pour le plaisir, de rien, de larmes j'en ai trop en veux tu ?, de quoi, enfin ? Le silence, lui, ne téléphone jamais et c'est bien comme ça, c'est bien. La vie ne tient qu'à un petit vaisseau, dans le cerveau, et qui peut déconner à n'importe quel moment, quand tu fais l'amour, quand tu divagues, quand tu t'emmerdes, quand tu te demandes pourquoi tu t'emmerdes. Il faudra que je prenne un jour quelque distance avec moi-même et dire à qui voudra mon style de pensée et de vie et de mort et ma chance montera doucement du fond de l'an dix mille. Je suis le vieux carter d'une Hispano Suiza. Une première femme, six ans de collage administratif. On se demande ce qu'on fout à se multiplier par deux. Deux cœurs, deux fois, quatre reins… Je suis seul et je pisse quand même. Le couple ? Voilà l'ennemi. Les souvenirs s'empaquètent négativement. La mémoire négative, c'est une façon de se rappeler à l'envers, c'est plus commode. Les ombres passent, un peu grisées. On pense à des gravures pleines de roussures, sans grand talent? Les souvenirs n'ont pas de talent, ils végètent dans un coin du cerveau… un amas cellulaire qui s'ennuie et qui perd sa charge. Comme une batterie. La matrice nourricière ? Il y a urgence. Le piment, le vrai, c'est celui qu'on rajoute. La femme inventée ne déçoit jamais, seulement, il faut tout le temps en changer. L'invention permanente. L'érotisme, c'est vraiment dans la tête. Et puis, pas tellement que ça… Une jupe, un cul de hasard, et le reste. Devant la télé, on devient vraiment con. Il n'y a pas que des gens bizarres dans les trains et dans les gares. Il y a aussi les courants d'air. Mener un train d'enfer à une pépée maxi, le long du fleuve, une pépée toute encerclée d'idées reçues. Et pas moyen de lui griffer la chatte. C'est vraiment dégueulasse la moralité publique. L'enfer ? Une façon de voir et de se laisser voyant. Cette maison de plein soleil, cette maison qui me maudit, cette maison tu la verras quelque jour dans un chemin d'ombre. Il y a partout des fleurs soucis, des paravents, des beaux cactus, de ceux qui piquent bien, de ceux qui bandent et éjaculent du blanc dans cet été de votre cul, Madame ! Et tout ce qui émerge de mes souvenirs controuvés ? J'arrange mes souvenirs quand je n'ai pas envie de leur parler et de leur dire qu'ils ne sont là que parce que c'est l'usage. Le moulin de Pescia, le papier, l'odeur, ce type empaqueteur, cette machine à pointer, en bas, ce soleil de mars, cette brume, un peu, en préface à la belle journée se préparant, ce péage avec ce mec au mois, qui s'en fout, ces accidents abstraits que je m'invente au hasard des 140 à l'heure, ce retour dans le bleu, cette façon de ne pas être dans le siècle, ce tourneur qui ne tournera plus avec moi, même comme un derviche, ce cirque devant lequel je passe tous els jours et qui ne joue jamais, ce fournisseur d'essence rencontré à la banque, cette descente avec les chiens et leurs paroles rassemblées, cette pintade mise en route et mes fureurs de cuisinier sentant mouiller la casserole et s'attacher à un désespoir ailé, à des oiseaux traqués dans des caisses avides, et tout ce néant de la merde qui monte à mes babines, ce code pénal particulier qu'on devrait pouvoir lire en petites notes en bas de page du livre de recettes, cette soirée après les autres, cette machine qui tant et tant dactylographe, ces petites boules gigoteuses – O Gutelbiche ! -, ces cris perdus quelque part et qui se retrouvent un cœur saignant, ce pain de seigle qui s'éternise sous les dents dures du couteau-scie, ce parfum de la nuit comme une pièce de piano de Debussy jouée par Gieseking, cette heure de dormir qui sonne doucement à ma tempe, cette passion de passionner tout ce qui passe autour de moi, les loups promis, les guffi, les araignées dessinées avec leur toile sur ce gadget tirelire avec son cadavre peint en vert et qui salue, ce bruit qui monte du petit ventre de ma machine, et ce papier qui se plie d'aise sur ma table, et tous ces cons heureux qui me regardent dans la rue avec mes longs cheveux comme des voiles de thonier, toujours les voiles, toujours les thoniers, cette envie de passer vite, très vite et puis quand même s'attarder sur le bestiaire de ma mie. La source et le cloaque. Ça dépend du contexte. Les chiens c'est comme les gens : avec un os, ça grogne. La solitude est une configuration particulière du mec : une large tache d'ombre pour un soleil littéraire. La solitude c'est encore de l'imagination. C'est le bruit d'une machine à écrire. J'aimerais autant écrire sur des oiseaux chantant dans les matins d'hiver. J'ai rendez-vous avec les fantômes de la merde. Dimanche. Les jours de fête, je les maudis, cette façon de sucre d'orge donné à sucer aux pauvres gens, et qui sont d'accord avec ça, et on retournera pointer. Je vois des oranges dans ce ciel d'hiver à peine levé. Le soleil quand ça se lève, ça fait même pas de bruit en descendant de son lit, ça ne va pas à son bureau, ni traîner au Faubourg St-Honoré, ni rien de ces choses banales que les hommes font, qu'ils soient de haute ou qu'ils croupissent dans le syndicat. Le soleil, quand ça se lève, ça fait drôlement chier les gens qui se couchent tôt le matin. Quant à ceux qui se lèvent, ils portent leur soleil avec eux, dans leur transistor. Le chien dort sous ma machine à écrire. Son soleil, c'est moi. Son soleil ne se couche jamais, alors il ne dort que d'un œil. C'est pour ça que les loups crient à la lune. Ils se trompent de jour. Les plantes ? Les putes ? Les voiture ? Le bois de chauffage qui s'est gelé dans les tas d'hivers à attendre mon incendie. Je vous apporterai des animaux sauvés, l'innocence leur dégoulinant des babines ou de leurs yeux. Je les emmènerai au cimetière, en leur disant de ne pas trop regarder sur l'écran et les prierai de sucer des esquimaux Gervais. Je mangerai avec eux, de tout, de rien, je boirai avec eux le coup de l'amitié et puis partirai seul vers un pays barré aux importuns. Presque tous. Je suis un oiseau de la nuit qui mange des souris. Je suis un bateau éventré par un hibou-Boeing. Je suis un pétrolier pétroleur de guirlandes et de marée plutôt noire, comme mes habits, et un peu rouge aussi, comme mon cœur. J'aime. La multitude. La multitude. Les chiens. Les hiboux. Les horreurs.



[1] Source : "La rue" n° 11 (1971). Revue éditée par le groupe "Louise Michel" de la F.A .


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