LE VATICAN ET LES JUIFS DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES AU SAUVETAGE-RECYCLAGE
DES CRIMINELS DE GUERRE
Annie LACROIX-RIZ, professeur à l'Université Paris VII
La récente biographie de John Cornwell remet l’accent sur l’antisémitisme
de Pie XII, thèse qui ne constitue pas l’apanage d’historiens « radicaux
» stimulés par la représentation de la pièce Le Vicaire de Rolf Hochhuth en
février 1963 à Berlin (puis ailleurs). Outre que le courant critique des années
1960 comptait nombre de catholiques , l’historienne Emma Fattorini, aussi
indulgente pour le Vatican que pour l’Allemagne, a en 1992 publié et commenté
la correspondance de Munich de Pacelli avec la secrétairerie d’État entre sa
nomination de nonce en mai 1917 et l’occupation française de
la Ruhr
de 1923 : l’antisémite hargneux s’y confond avec le contre-révolutionnaire
frénétique, hanté par « l’épouvantable tyrannie russo-judéo-révolutionnaire
» et les « juifs galiciens » bolcheviques si patibulaires, Lévine et Eisner,
« la personnification de ses pires fantasmes » .
Cette image demeure
insupportable à l’historiographie catholique institutionnelle française qui
suppose, avec Xavier de Montclos, que Pie XII aurait en se contraignant au «
silence » sur les persécutions des juifs vécu un « drame intérieur d'une très
rare acuité» . Et, alors que le « publiciste » Cornwell est jugé indigne du
nom d’historien , est posé en « historien » le père jésuite Blet, auteur
de Pie XII et
la Seconde Guerre
mondiale d'après les archives du Vatican, « un ouvrage incontournable qui
devrait trouver sa place dans les bibliothèques des lycées et des facultés »,
selon Yves-Marie Hilaire : cette récente apologie n’est qu’un résumé des
Actes et Documents du Saint-Siège (ADSS) que Blet, affecté depuis 1948 au «
microfilmage des archives [romaines] les plus sensibles » à mettre « en lieu
sûr » sous prétexte de « parer à une invasion soviétique! (sic) » , fut
chargé par le Vatican de confectionner en compagnie de trois confrères jésuites,
dont le célèbre père Graham, pour contrebattre l’effet désastreux du
Vicaire. Sa violence contre la résurgence de « la légende noire sur Pie XII
(...) téléguidée de l’Est par les Soviétiques » ? bien que, « pour le
prouver, il n'y a[it] pas de documents, du moins pour l’instant » ? suggère
que Cornwell enfonce les portes ouvertes moins qu’on ne l’en accuse.
Ce catholique plus respectueux de l’institution qu’il ne semble a
cependant érigé Pie XII en personnage isolé, faisant tache parmi les autres
chefs de l’Église romaine, qui sauveraient donc l’honneur : il dresse Pie
XI, pape (depuis février 1922) presque aussi « allemand » que son serviteur
et successeur ? les élites polonaises qui l’avaient fréquenté dans sa
mission (allemande) à Varsovie dans l’immédiat après-guerre le déploraient
?, un portrait flatteur, conforme à l’historiographie « religieuse » française.
Avec non seulement la légende du pape résistant au fascisme et au nazisme, sur
la base d’une interprétation incompatible avec les archives des encycliques
de juillet 1931 « Non abbiamo bisognio » et de mars 1937 Mit brennender Sorge
(assortie de l’erreur indéracinable d’une publication antérieure à
l’encyclique anticommuniste Divini redemptoris) ; mais aussi celle du
protecteur des juifs, fort prisée sous nos cieux, étayée par la remarque prêtée
à Pie XI en septembre 1938 devant des pèlerins belges : « l'antisémitisme
est inadmissible; spirituellement nous sommes tous des sémites » . Les
archives rendent sur l'«antijudaïsme» vatican un son discordant, révélant
un antisémitisme virulent dont témoignent, entre autres, les cas allemand et
autrichien, unifiés de fait par une adhésion formelle à l'Anschluss du
Vatican sous le règne de Benoît XV (dès 1918-1919). La phase la plus aiguë
de ses manifestations, la guerre de 1939-1945, confronte l’historien aux
questions suivantes: 1° le rôle des clercs dirigés et couverts et dirigés
par leur hiérarchie, du refus d'aide aux massacres en passant par le pillage de
biens juifs; 2° la négation vaticane du génocide perpétré par les hitlériens
et leurs auxiliaires; 3° le sauvetage-recyclage des bourreaux, opération de
masse organisée depuis Rome.
L'ANTISÉMITISME ROMAIN AVANT GUERRE
Le nonce à Munich puis auprès du Reich (décembre 1919), « en fait seul
représentant du pape en Allemagne et en Autriche » jusqu’en décembre 1929,
était devenu en février 1930 « cardinal secrétaire d'État [de] Berlin »,
comme l'avaient prévu dès 1920 les diplomates Paul Tirard et Charles Laurent.
Pacelli était pangermaniste jusque dans la détestation du « juif galicien »,
portrait familier auquel Cornwell ajoute quelques documents, notamment son veto
en 1917 à une demande de soutien que lui adressa la communauté juive allemande
pour obtenir les « feuilles de palmier » indispensables à la célébration de
la fête des Tabernacles; et un témoignage du procès en béatification (Teste)
révélant qu’il avait grandi dans un milieu intégriste aussi violemment
antisémite qu’anti-Lumières (ennemi de l’unité italienne et de
la France
) et anti-rouge. Il nomma ou promut (à la pourpre) tout l'épiscopat
austro-allemand, choisissant pour intimes les plus antisémites, tôt ralliés
au nazisme. Le secrétaire d'État Pietro Gasparri (de 1914 à 1929) était
toujours à l'affût des rumeurs sur les horreurs juives, politiques, financières,
de mœurs, etc., diffusées par ses amis de l’ancien empire des Habsbourg ou
son cher ambassadeur allemand (depuis 1920) von Bergen, resté vingt ans à ses
côtés (1920-1943). Les troubles de l’après-guerre avaient ravivé à Rome
et chez tous les cléricaux la vieille équation juifs = rouges. Tous exaltèrent
la fureur antisémite de la répression contre-révolutionnaire conduite par
Horthy (assez clérical pour que
la Curie
oubliât son calvinisme) après la défaite de Belà Kun.
La Croix
assimilait les deux ennemis vaincus, bolcheviques et juifs : après sa
tentative viol bolchevique de cette grande nation catholique, il était bon de
brider « la race conquérante » par le numerus clausus universitaire
indispensable « pour sauver la jeunesse catholique-magyare », de rogner le
pouvoir de la presse juive et d’assurer « la renaissance catholique »: dans
la Hongrie
, ainsi « guérie moralement [,...] l’esprit catholique est devenu le grand
directeur de la vie économique et de la politique » (11 novembre 1920) .
Quelques dignitaires germaniques dont Pacelli fit ou poussa la carrière
incarnent cet antisémitisme viscéral. Konrad Gröber, nommé archevêque de
Fribourg en juin 1932, instrument pacellien des concordats badois (12 octobre
1932) et du Reich (20 juillet 1933), passa du soutien net des hitlériens avant
le 31 janvier 1933 au nazisme pur et dur. Ce « “membre promoteur” de
la SS
» (förnderndes Mitglied) payant ses cotisations mensuelles depuis 1933, fut
vite surnommé « l'évêque brun » (der braune Bischof). Ses œuvres,
conformes aux canons du Saint-Office, illustrent la contribution du catholicisme
allemand à la « Solution finale ». Son « manuel des questions religieuses du
temps présent » (Handbuch der religiösen Gegenwartsfragen) publié en 1935 le
dresse en champion du sang et de la race, l'année des lois de Nuremberg, que
justifiait l'article « race » : « chaque peuple porte lui-même la
responsabilité du maintien de son existence, et l'apport d'un sang entièrement
étranger représentera toujours un risque pour une nationalité qui a prouvé
sa valeur historique. On ne peut donc refuser à aucun peuple le droit de
maintenir sans perturbation sa vieille souche raciale et de décider des mesures
de sauvegarde à cet effet. La religion chrétienne demande simplement que les
moyens utilisés n'offensent pas la loi morale et la justice naturelle ». Le
propos était précisé par les articles « marxisme », sur « le juif Karl
Marx »; « bolchevisme », « despotisme d'État asiatique, en vérité au
service d'un groupe de terroristes conduit par les juifs »; « art », sur le
judaïsme athée et perverti responsable des « aspects anti-allemands de l'art
depuis le XIXè siècle ». Il maudit par sa lettre pastorale du 30 janvier 1939
les juifs assassins de Jésus et animés d'une inexpiable « haine meurtrière
»).
Theodor Innitzer, cardinal-archevêque de Vienne est plus connu pour ses
« Heil Hitler » sonores depuis l’Anschluss de mars 1938 que pour son passé,
très pacellien. Cet « Allemand des Sudètes » né en 1875 à Weipert, en «
Bohême allemande », fit ses études à Santa Maria dell'Anima, « collège
teutonique » (romain) dont Pacelli devint le « protecteur » le 31 mars 1930,
après la mort de Merry del Val (son titulaire depuis le 8 novembre 1907).
Innitzer fut en 1911 nommé à l'université (catholique) de Vienne, fief de la
propagande en faveur de l'Anschluss débridée par l’ère de Locarno,
gravissant tous les degrés de sa hiérarchie. Signataire des proclamations «
rattachistes » qui faisaient l’ordinaire autrichien, il en fut nommé doyen
puis recteur, en 1928-1929, avant de devenir ministre en septembre 1929. Pacelli
l'affecta à la réalisation de deux étapes majeures de l'expansion du Reich,
en réorganisant depuis 1929, avant de la lui confier en 1933, une « petite
congrégation » allemande installée en Moravie (à Brno-Brünn), puis transférée
au printemps de 1933 dans les Sudètes (à Opavia-Troppau), « l'ordre
teutonique, organe de propagande » chargé de « prépar[er...] les opérations
allemandes tout à la fois en Autriche et en Tchécoslovaquie ». Cette mission
valut à Innitzer une ascension vertigineuse: nommé en novembre 1932 archevêque
de Vienne, il reçut à la mi-février 1933 le chapeau, un des dons de joyeux avènement
d'Hitler, « tour de faveur » éclatant, pour une bien maigre promotion (six élus
pour dix-huit postes vacants) après plus de deux ans sans nominations .
Innitzer fut le protecteur de l’Autrichien Alois Hudal, de dix ans son cadet,
recteur depuis 1923 de Santa Maria dell'Anima (Église nationale de l'Autriche
et de l'Allemagne, autre fief romain du pangermanisme). Ce nazi aussi précoce
que son maître, aujourd'hui connu comme l'un des chefs vaticans de l'«
exfiltration » des nazis depuis 1943, eut une carrière aussi pacellienne sur
laquelle convergent fonds français et américains. Son ascension romaine s'accéléra
quand Pacelli devint secrétaire d'État: Hudal, mandaté par le chancelier chrétien-social
Johann Schober, avait discuté d'un futur concordat autrichien avec Pacelli dès
1929; « chef de la communauté catholique allemande de Rome », il fut en 1930
nommé conseiller au Saint-Office, sanctuaire de la doctrine: c'est à ce titre
qu'il multiplia les « tournées de conférences » en Italie et en Allemagne,
prêchant à « d'énormes foules de catholiques germanophones » la formule qui
dut attendre le 30 janvier 1933. Il exprimait sans répit sa ferveur, ainsi en
mai 1933, où il déclara à l'Anima « devant un parterre » de diplomates et
de dignitaires nazis « qu'en cette heure marquée au sceau du destin, tous les
catholiques allemands vivant à l'étranger saluent l'avènement du nouveau
Reich, dont la philosophie s'accorde tant aux valeurs nationales qu'aux valeurs
chrétiennes ». Il reçut en juin 1933 une récompense « plutôt rare » pour
un recteur de collège, le titre « d'évêque titulaire d'Ela », consacré par
une messe célébrée à l'Anima par Pacelli. Hudal, après avoir été associé
au concordat autrichien, et sans doute à l'allemand, renforça son intimité
avec von Papen, dont il fut le conseiller quand les hitlériens, après l'échec
du putsch de juillet 1934, déléguèrent à Vienne ce « serpent » (expression
de Göbbels). Après le Te Deum saluant à l'Anima le plébiscite sarrois de
janvier 1935, il fut le truchement de la tentative romaine de conciliation
doctrinale entre catholicisme et nazisme, tactique utile en Autriche et dans
l’Allemagne catholique, mais dont l'anticléricalisme nazi se moquait ailleurs
comme d'une guigne : son ouvrage « Rome, le christianisme et le peuple allemand
» (Rom, Christentum und deutsches Volk) prônant l’alliance entre «
germanisme » et « christianisme » fut donc publié à Innsbruck et, sous
forme d'« étude », à Munich par
la Bayerische Volkszeitung
(organe du parti populaire bavarois, ancêtre de
la CSU
et inlassable artisan de l’Anschluss auprès du parti chrétien-social
autrichien, ancêtre du « parti populaire », le tout sous la houlette de
Berlin). Hudal « se révéla surtout après l'accord austro-allemand » du 11
juillet 1936, « l'enfant de M. von Papen » (et de Schacht), par lequel Kurt
Schuschnigg livra définitivement l'Autriche à « l’Allemagne de Hitler »:
il salua « cet acte pacificateur [par des] articles louangeurs (...) appelant
de tous ses vœux une étroite collaboration entre le catholicisme autrichien et
le national-socialisme allemand pour le progrès et la gloire de la race et de
l'idéal germaniques ». Il théorisait alors sur « l’avenir » béni du règlement
de « la question juive » (Schönere Zukunft. Gedanken zur Judenfrage, juin
1936). En novembre 1936, son livre exaltant le nazisme et son œuvre antisémite,
Les bases du national-socialisme (Die Grundlagen des Nationalsocialismus), parut
escorté d'une note de l'Osservatore Romano, organe officiel du Saint-Siège, précisant
qu’il « n'avait été inspiré par aucune autorité romaine ». Postdaté de
1937, il fut publié à Leipzig et à Vienne, avec l'imprimatur d'Innitzer qui
« souscriv[ai]t chaleureusement à cette “précieuse tentative d'apaisement
de la situation religieuse des Allemands” ». Hudal y enfonçait le double
clou rituel, « la lutte contre le bolchevisme » et contre les juifs, exaltant
les lois de Nuremberg, « une mesure nécessaire d'autodéfense contre
l'invasion d'éléments étrangers »: le droit canon avait exclu les juifs «
jusqu'à ce que les murs du ghetto eussent été abattus au XIXè siècle par l'État
libéral d'abord et non par l'Église »; « les principes de l'État moderne »
fondés sur la règle de l'égalité de traitement devant la loi « ont été crées
par
la Révolution
française et ne sont pas ce qu'il y a de mieux du point de vue du
christianisme et de la nationalité ». En Allemagne même, Hudal subit le sort
officiel commun à tous les « théoriciens » cléricaux qui demandaient au
NSDAP, avant de « pour collaborer avec le catholicisme, [de...] s'expurge[r…]
de ses préjugés anti-chrétiens[:] les nazis rejetèrent cette proposition.
Les journaux attaquèrent vivement le prélat, et son livre », d'abord «
autorisé sur l'intervention personnelle de M. von Papen, fut mis à l'index
national-socialiste». Ce faux conflit servit la thèse vaticane de divergences
catholico-nazies, mais l'ouvrage inonda l’Autriche, seul lieu où il fût
utile, et Hudal reçut « l'insigne d'or de membre du parti ». J’ai exposé
ailleurs les opérations germano-austro-vaticanes qui aboutirent à l'Anschluss,
jour de deuil pour les juifs autrichiens et les « rouges » (si roses en
Autriche), bénédiction pour les épiscopats fusionnés qui y avaient tant
contribué et fêtèrent dans le délire le triomphe plébiscitaire. Hudal le célébra
à l'Anima, par un Te Deum suivi du « Deutschland über Alles » : von Bergen
l’y félicita de son action « pour une Grande Allemagne » et de son
empressement auprès de « nous » (les nazis) .
La diplomatie de la « décadence » française grima en « résistant » au
nazisme, y compris dans sa dimension antisémite, Michael von Faulhaber,
cardinal (1921) et archevêque (1917) de Munich, intime entre tous de Pacelli.
Les fonds allemands et français font litière de ce vernis appliqué à un
pro-nazi bon teint, réutilisé après-guerre par les Alliés occidentaux. «
Aumônier général des Armées du royaume de Bavière » pendant
la Grande Guerree
, très représentatif d’un pangermanisme bavarois aussi radical que le
prussien, il s'était signalé par des débordements antisémites publics après
guerre: au « congrès catholique » des 27-30 août 1922 à Munich, comme de
coutume auprès de Pacelli, il maudit la « révolution » judéo-bolchevique de
1918-1919, « un parjure et une haute trahison (...), marquée dans l'histoire
du crime de Caïn », et fulmina contre les juifs et les mensonges de « la
presse sémite », « profession de foi antirépublicaine et antisémite » qui
déchaîna les « applaudissements frénétiques » de l'assistance. Dans ses
sermons de l'Avent 1933 sur les « valeurs morales de l'Ancien Testament »
l'Occident chrétien décela « en quelque sorte le procès de l'antisémitisme
» : le 14 décembre, l'Osservatore loua sa « courageuse affirmation doctrinale
» sur la validité de l'Ancien Testament pour faire oublier, ironisa
l'ambassadeur François Charles-Roux, le mutisme des « autorités supérieures
de l'Église, gardiennes de l'orthodoxie catholique » sur la politique antisémite
d'Hitler. Le mythe d’un Faulhaber philosémite ne résiste pas aux archives :
« la presse américaine » a, câbla-t-il le 30 mars 1933 à Mundelein, archevêque
(allemand) de Chicago, « grandement exagéré les violences faites aux juifs ».
Il n’avait pas pris dans son sermon de décembre 1933, expliqua-t-il définitivement
en 1934, « la défense des juifs persécutés par le régime hitlérien »: «
il n'a pas pris position à l'égard de la question juive telle qu'elle se pose
aujourd'hui », fit-il notifier le 31 août au secrétaire de la conférence
israélite mondiale de Genève; en novembre, il rendit publique, par écrit et
« en chaire (...) sa protestation » contre la réputation d’ami des juifs
que lui avaient forgée depuis décembre 1933 « des émigrés et des
publicistes étrangers (...) dans certains journaux de Prague, de Bâle et de
Sarrebruck », ennemis qu'il « flétri[t] » nommément .
Rome ne commenta pas la persécution
affichée dans le boycott des magasins juifs du 1er avril 1933 et les violences
des SA et SS. Pacelli fut, selon Charles-Roux, l’artisan de ces « ménagements
» envers Berlin: alors que « les persécutions contre les juifs » avaient
provoqué « l'indignation du monde », il censura Mgr Verdier, auteur d'une
lettre de solidarité au grand rabbin de France, « dont la publication fut
annoncée » ? en avril ?? mais « pas publiée ». La prétendue intervention
prescrite au nonce successeur de Pacelli (intime de ce dernier et de Pie XI),
Cesare Orsenigo, s’inscrivait dans une vieille tactique consistant à laisser
trace écrite du néant. Cet épisode du feuilleton des fallacieuses « négociations
» et « notes de Pacelli » sur le concordat du Reich de juillet 1933 constitue
en effet l’exemple type des courriers-paravents dont regorge la correspondance
officielle du Saint-Siège. Le 12 septembre, Pacelli remit au chargé d'affaires
d'Allemagne au Vatican Klee un « mémorandum en trois points », dont le troisième
concernait notamment « les catholiques d'origine juive ». Klee argua que ce
point n'avait « rien à voir avec le concordat », « objection que [Pacelli]
reconnut justifiée »; le premier étant revenu sur ce problème « non pas
religieux mais de race », le second lui rappela que ce texte « était remis à
la demande du pape, qui n'était guidé que par des points de vue religieux et
humains ». Klee « insista » ensuite sur l'engagement pris par le Vatican «
depuis le début » des tractations sur le concordat de ne « pas se mêler des
affaires politiques intérieures de l'Allemagne », sur la nécessité de rayer
la partie juive du point 3 et de « baisser le ton sur le reste »: le secrétaire
d'État « décid[a alors] de ne pas remettre le mémorandum », et adressa à
Klee, le soir même, une note plus conforme à ses vœux, antidatée du 9 (donc
d'avant la ratification, datée du 10, tactique laissant croire qu'on continuait
à « négocier » sur le concordat): en 5 lignes et demi elle « ajout[ait] un
mot pour les catholiques allemands d'origine juive » récente ou lointaine, «
et qui pour des raisons connues du gouvernement allemand souffrent également de
difficultés économiques et sociales » .
La Curie
se retranchait aussi volontiers derrière ses favoris qui fustigeaient la «
juiverie arrogante », expression de décembre 1936 du très ultramontain Mgr
Baudrillart : ce pion de son objectif d’alliance (précaire) germano-polonaise
(et de rupture de fait avec l’alliance française), alors poussé contre le
trop « national » cardinal archevêque de Paris, Mgr Verdier, se faisait
l’avocat enflammé d’un champion de la croisade anti-bolchevique de
l’Europe sous la houlette du Reich, délégué d’un antisémitisme
catholique particulièrement violent, le Polonais Hlond, cardinal archevêque de
Poznan et Gniezno .
Reste le cas personnel de Pie
XI, germanophile avéré bien avant son pontificat. À supposer qu'il ait été
moins antisémite que Pacelli, demeure le fait qu'il protégea et promut son
subordonné; qu'il géra la politique du Saint-Siège jusqu'à son trépas,
poussant l'expansionnisme germanique aux dépens de l'Europe haïe de
Versailles; que l’encyclique de mars 1937 Mit brennender Sorge, rédigée dans
le cadre d'une campagne d'opinion internationale ad usum de l'ancienne Entente,
ne fut pas plus philosémite qu'antinazie: elle se partageait entre litanie de
la « patrie » et du Reich et références religieuses, notamment à l'Ancien
Testament, sans mot dire du sort des juifs allemands; et que, ulcéré du refus
d'Hitler de lui rendre en mai 1938 la visite qu'il n'avait cessé de solliciter,
il « lâch[a] » au cours de l'été « les juifs au gouvernement italien, en
échange des concessions qu'[il venait] d'obtenir » sur l'Action catholique après
un nouveau frottement sur la question avec le Quirinal. Devant un religieux français,
le 8 septembre, « le pape a jugé très sévèrement les mesures antisémites
du gouvernement italien ». Mais, à la mi-novembre, son journal fut « muet »
sur « la combinaison » qu’il avait négociée fin août avec Mussolini sur
l'interdiction des mariages mixtes, « solution (...) trouvée » dans par le
biais de l'article 6 du décret-loi : il permettrait à l'Église de bénir une
union qui, en violation de l'article 34 du concordat italien de 1929 donnant
valeur civile au mariage religieux, n'aurait « aucun effet civil (...) Le droit
canon est sauf et la législation fasciste est satisfaite », ricana l’attaché
d’ambassade Rivière. Après quoi L'Osservatore revendiqua « le caractère
universel de l'Eglise » et son attachement à « l'égalité des races », et déclara
cette rupture du concordat, décidée « sans l'accord du Saint-Siège », lui
causait « une douloureuse surprise »; il passa aux aveux en ajoutant: « le
catholicisme est défavorable aux mariages mixtes et les déconseille [, car] il
se méfie du métissage ». En janvier 1939, dans l'Avvenire d'Italia (organe
favori de Pacelli, franchement pronazi, fondé par l'Action Catholique en
septembre 1933, à la suite du concordat du Reich), le père Gemelli, recteur de
l'Université du Sacré-Cœur de Milan, le « plus important Institut catholique
», « personnage le plus en vue du monde universitaire confessionnel d'Italie,
connu (...) pour jouir de la confiance et de l'estime du pape » et fasciste
convaincu, précisa: « les cardinaux et les évêques ont toujours et partout
combattu le racisme exotique, mais (...) celui-ci n'a rien à voir avec la
politique raciale de l'Italie» . La prétendue « encyclique perdue », forgée
en 1938 par le général des jésuites Ledochowski (pivot du « parti allemand
» avant 1914) et créditée par G. Passelecq et B. Suchecky de la présomption
d’innocence, était franchement antisémite .
DE
LA GUERRE
À L'APRÈS-GUERRE L' ÉGLISE ET LES JUIFS PENDANT
LA GUERRE
Des dignitaires...
Si Pacelli, Pie XII depuis mars
1939, n’eut officiellement rien à dire des juifs pendant
la Deuxième Guerre
mondiale, les dignitaires soumis à sa férule parlèrent et agirent beaucoup.
Le cas de l'Europe occidentale reste mal connu parce que les États concernés
ont répugné à faire la clarté sur le rôle de l'Église, précieux allié de
la restauration du statu quo. Au fil des découvertes des chercheurs, le bilan
s'alourdit cependant, minorant l'intervention courageuse mais tardive de
certains prélats en faveur des juifs déportés : telle la lettre pastorale de
Saliège, le 23 août 1942, contre « les persécutions actuelles », geste
apparent de franc-tireur en réalité concerté avec Gerlier après un entretien
de ce dernier avec le grand rabbin de France . Il y eut ici aussi, parfois même
avant guerre, participation cléricale à la curée antisémite: après
l'Anschluss, en juin (?) 1938, Eugen Haisler, secrétaire d'Innitzer, venu préparer
en France « un comité catholique d'amitié franco-allemand », rencontra
notamment Rossé, chef des autonomistes alsaciens financés par le Reich, « qui
l'a chargé d'acquérir pour lui à Vienne une imprimerie juive à un prix
avantageux ». Les archives du Quai d'Orsay sont éclairantes sur certains chefs
cléricaux de la collaboration, Suhard, successeur au printemps 1940 de Verdier,
Beaussart, son évêque auxiliaire, et Baudrillart. Suhard « montr[a] le plus
grand esprit de conciliation » lors des perquisitions de
la Gestapo
du 26 juillet 1940 visant à « établir la collusion de feu le cardinal
Verdier avec les juifs » et le « complot ourdi contre le Reich par des émigrés
politiques et par l'archevêché de Paris ». il s'agissait de saisir « au siège
même de l'archevêché de Paris » l'exemplaire du « compte rendu de[s]
conversations » de Mgr Verdier et du dirigeant tchèque Benès (sans doute sur
les alliances franco- et tchéco-soviétiques) à l'occasion du congrès
catholique de Prague des 27 juin-1er juillet 1935. Assurément, «
la Cinquième
colonne avait ses indicateurs » : les nazis firent « ouvrir tel tiroir dans
tel meuble, situé dans telle pièce, parce qu'ils savaient que ce tiroir
contenait le dossier de la mission du cardinal Verdier et le compte rendu » en
question. .
Le dossier est infiniment plus
riche sur l'Europe orientale : ses États, confrontés à la guérilla romaine
(comme leur prédécesseurs dans l'entre-deux-guerres, et pour la même raison,
la saisie de territoires estimés allemands) rendirent publics, depuis le
tournant des années quarante dans le cadre de grands procès, les fonds d'État
laissés sur place par les pro-nazis en fuite et les dossiers ecclésiastiques
saisis après réquisition. Les diplomates français admirent, en pleine guerre
froide, où ils taxaient volontiers de « propagande » tout geste des
gouvernants de l'Est, qu’il s'agissait de documents originaux, non tronqués
et fiables. Ils orientent sur des pistes accablantes pour le Saint-Siège la
remarque de Saul Friedländer sur « la liberté d'action laissée aux » chefs
des diverses confessions, à l’origine d’attitudes contrastées envers
l'extermination: « tandis que le patriarche orthodoxe de Constantinople
ordonnait à ses évêques de tout faire pour sauver les juifs, rien de
semblable ne vint de Rome ». L'Église catholique assuma dans l’URSS occupée
les mêmes responsabilités que dans
la Croatie
de Pavelic ou
la Slovaquie
de Tiso, en toute connaissance de cause. Le Vatican, agence de renseignements
la plus efficace du globe (puissante motivation de l'intérêt américain,
depuis la fin de
la Première Guerre
mondiale, pour une présence à Rome), fut, pape en tête, minutieusement
informé du déroulement du conflit. Falconi a naguère montré que Pie XII
n'ignorait rien dès septembre 1939 des méthodes de guerre allemandes, et les
archives françaises corroborent ses sources polonaises et yougoslaves On ne
peut distinguer de leurs tuteurs cléricaux, clercs ou laïcs, les organisations
terroristes, « l'armée catholique d'Ukraine » issue de l'« Organisation des
Ukrainiens nationalistes » (OUN) du nazi ukrainien Stefan Bandera. Au
terrorisme mené avant-guerre sous la houlette du Reich (et du Vatican) succéda
celui de la guerre pour cette « police supplétive » des occupants massacrant
soldats de l'Armée rouge, juifs et partisans: avec une frénésie irritant
parfois les Allemands partisans d’une liquidation « rationnelle », Raul
Hilberg l'a relevé à propos de tous les séides des nazis, des Ukrainiens aux
Slovaques, des Croates aux Baltes, des Roumains aux Hongrois, et pas seulement
des « Allemands ethniques » trouvés sur place. Il a également relevé le
veto contre tout secours aux juifs pourchassés par les Einsatzgruppen prescrit
par les évêques, tel le Lithuanien Brizgys, à leurs curés. C'est dans les
rangs de la police balte, biélorusse et ukrainienne que fut en 1942-1943 puisée
la division SS Galicia (avec 20 000 Ukrainiens choisis sur un nombre double de
volontaires). Les bourreaux étaient escortés de leurs clercs, ainsi après le
massacre de 6 000 juifs « qui a duré trois jours et trois nuits » perpétré
à l'été 1941 par l'OUN pour « célébrer [son] retour à Lvov », ancienne
Lemberg et siège de Mgr André Szepticky, vieil instrument uniate, anti-russe
et anti-polonais, de la poussée germanique en terre slave. La tuerie, dont fut
témoin le jeune Simon Wiesenthal, fut interrompue par les cloches de l'église,
« une voix ukrainienne hurl[ant]: “Suffit pour ce soir! C'est l'heure de la
messe” ». Exemple banal de la caution apportée par la hiérarchie catholique
à ses croisés. En dépit de la tenace légende des réticences, d'ailleurs
postérieures à Stalingrad, de l'Église à l'égard des atrocités allemandes
ou assimilées, les prélats contrôlèrent étroitement cette alliance entre laïcs
et clercs, tel Szepticky, investi depuis 1906 (par Pie X) de la conquête
austro- puis germano-catholique de l'Ukraine, passé des Habsbourg au Reich
pendant
la Première Guerre
mondiale: sa croisade et les œuvres de ses subordonnés ne distinguaient pas
leurs deux impératifs, « vaincre une fois pour toutes la communisme athée et
militant » et éliminer les juifs. Comme ses pairs, il bénit la division SS
Galicia, « guidée par ses aumôniers uniates » à l'assaut des «
bolcheviques impies » . Dans toute l'Europe centrale et orientale, la hiérarchie
non seulement ne protégea pas les victimes mais interdit leur
protection ? sachant que toute démarche des évêques nationaux implique
l'aval d'un nonce. On ne voit d'ailleurs pas par quel miracle les prélats antisémites
patentés des pays pogromistes, Pologne, Hongrie, Slovaquie, Roumanie, qui
avaient participé dès les années 1920 à l'élaboration et à l'adoption de
la législation anti-juive auraient soudain pris les juifs en pitié. « Il est
particulièrement significatif de noter que les Lituaniens non-juifs sont chargés
d'aller chercher les candidats » à l'extermination « dans le Ghetto de la
mort de Varsovie », nota Myron Taylor, « représentant personnel » de
Roosevelt auprès de Pie XII depuis 1939, dans son mémoire du 26 septembre 1942
pour le secrétaire d'État Maglione (état précis des exterminations en
Pologne) : « c’est une tragédie que la population polonaise soit montée par
les Allemands contre les juifs et que les relations entre les Polonais et les
juifs aient été aggravées au dernier degré. C'est particulièrement vrai à
Lemberg ».
Raul Hilberg a, pour chaque
pays, dressé un effarant tableau. On sait l'éminente contribution aux déportations
juives de
la Slovaquie
dirigée par le prélat de Bratislava Josef Tiso et classée par Hilberg parmi
« les satellites par excellence ». Les archives exhumées après-guerre
prouvent que l’« attitude [des évêques] à l'égard du massacre des Juifs
de Slovaquie a[vait] été pour le moins suspecte » et qu'ils ne s'étaient pas
montrés « fort désintéressés des biens de ce monde ». Litote du consul de
France à Bratislava, lors du procès « pour haute trahison » de janvier 1951
de trois évêques, champions du parti catholique de Hlinka puis de Tiso (Mgrs
Vojtassak, de Spis, Buzalka, auxiliaire de Bratislava, et Godjic, uniate de
Presov), pour présenter leurs aveux authentifiés par les archives d’État:
ainsi Vojtassak avait-il approuvé, entre autres décisions de Tiso, la déportation
des juifs (sténographie de la séance du 3 février 1943), et pillé des biens
juifs, « notamment à Baldovce et à Betlanova », arrondissant un patrimoine
qui lui rapportait 3 à 4 millions de couronnes par an.
La Hongrie
, un des « satellites opportunistes », se montra également fidèle à ses
traditions pogromistes : même en 1944, alors que tous ses dirigeants, clercs
inclus, s'efforçaient pour échapper au sort du Reich vaincu de se disculper
aux yeux des Anglo-Saxons, le primat Justiniàn Seredi ne put, dans sa lettre
pastorale du 29 juin, masquer l’antisémitisme sous l'apparent regret de son
impuissance à empêcher quoique ce fût. Son successeur, nommé en
1944, l
'ancien évêque de Veszprem, Mindszenty, de son vrai nom Joseph Pehm, Allemand
« d'origine souabe », n'avait rien à lui envier. Obscur jusqu'à sa gloire «
occidentale » d'après-guerre, il renoua avec son passé en d’audacieuses déclarations
antisémites, notamment en 1948 devant Bertha Gaster, correspondante à Vienne
du News Chronicle: cette fille du rabbin de Whitechapel (ce qu'il ignorait) leur
donna de l’écho. En Croatie, la « purification ethnique » frappa également
Serbes orthodoxes et juifs: les persécutions sont connues depuis longtemps, grâce
aux recherches de Falconi dans les archives yougoslaves, fiables bien que Rhodes
reproche à cet auteur catholique d'avoir « invalidé certaines de [ses]
conclusions anticatholiques » par sa non-maîtrise du serbo-croate et par son
recours aux « documents officiels communistes », habilement sélectionnés .
Argument aussi irrecevable que celui qui interdirait aux juifs d’étudier
la Shoah
, d'autant plus que Belgrade n'eut pas à « sélectionner » : le dossier est
d'une noirceur qui résista chez les diplomates français à toute tentation révisionniste
de guerre froide. Tito n’inventa pas les chiffres énormes des massacres de
Serbes et de juifs par « l'État libre de Croatie » de Pavelic. Dès la fin de
l'été 1942, un peu plus d'un an après l'invasion de
la Yougoslavie
, le diplomate américain Biddle, ministre auprès du gouvernement yougoslave en
exil, y évaluait les seuls « atroces massacres de Serbes » au chiffre «
confirmé [de] 600 000 hommes, femmes et enfants »; ils se poursuivaient alors
« avec frénésie », accompagnés de « la destruction de tout ce qui était
serbe en Bosnie ». La question ne se pose plus, après les travaux de Falconi,
Aarons et Loftus et Rivelli, de savoir si Rome ignorait les œuvres de l'« État
indépendant de Croatie » et d’un «clergé (...) dans l'ensemble composé de
fanatiques ou d'hommes pétrifiés par la peur » à tous les niveaux de la hiérarchie.
Le Vatican, Pie XII au premier chef, soutint jusqu'à sa chute le régime de
Pavelic. Il couvrit les crimes des clercs oustachis, de la participation
personnelle ou de l'adhésion aux massacres (en camps de concentration et tous
autres lieux, dont les bâtiments religieux orthodoxes) aux pillages de biens
juifs et orthodoxes, avérés par des écrits, notamment du délégué du
Vatican Marcone, pour Saric et Rozman (évêques respectifs de Sarajevo et de
Ljubljana). Il n’ignorait rien. Tisserant, secrétaire de
la Congrégation
de l’Orientale directement chargé du dossier, s'emporta devant le délégué
de Pavelic au Vatican Rusinovic contre une barbarie notoire depuis «
la Guerre
de Trente Ans », où les Croates avaient ravagé sa Lorraine natale. Tardini
qualifiait leurs exactions (sans les désigner clairement) d’« erreurs » de
jeunesse. Montini (secrétaire des Affaires extraordinaires, futur Paul VI) et
Pie XII brodaient sur le thème des risques d'échec de ce « rempart contre le
bolchevisme » dans la « croisade militaire en commun contre » ce fléau.
La « résistance » du Croate
Aloyius Stepinac, béatifié par Jean-Paul II en octobre 1998, relève de la légende.
Stella Alexander, dans ses ouvrages apologétiques sur ce successeur
pro-allemand, en 1937, de l’archevêque allemand de Zagreb, Bauer, n’a trouvé
dans sa seule source originale, Katolicki List, journal de l'archevêché, que
des signes de soutien à Pavelic : tous les documents contradictoires sont de
seconde main. Les fonds français, double du livre de Falconi, sont plus précis.
Les titistes découvrirent en 1945 les archives oustachas, symboliquement déposées
au palais archiépiscopal de Zagreb: s'y trouvaient, entre autres, des photos de
Stepinac présent aux manifestations officielles, et faisant le salut oustachi
(bras levé) auprès des hauts fonctionnaires, et des textes, telle sa
circulaire aux évêques publiée dans son journal le 29 avril 1941, glorifiant
« l’État croate ressuscité [et] le chef de l'Etat croate », et ordonnant
un « Te Deum solennel dans toutes les églises paroissiales ». « Il n'existe
de lui aucun document protestant contre les crimes commis en Croatie par les
Oustachis et les Allemands ». Les horreurs accumulées par « l'occupant et
(...) les Oustachis [, avec lesquels] beaucoup de (...) chefs [musulmans] ont
collaboré » confirment une exceptionnelle fusion de l'Église et de l'État.
Pullulaient les monastères-arsenaux, comme celui de Siroki Brijeg (en Herzégovine)
où des franciscains criminels de guerre furent arrêtés en 1945. Le trésor
oustachi, trouvé début 1946 dans le couvent du Kaptol des franciscains de
Zagreb, contenait bijoux, or, dents en or scellées à des mâchoires entières,
bagues sur des doigts coupés, etc., provenant du pillage d'orthodoxes et de
juifs assassinés en masse; un PV d'emballage rédigé pour chaque caisse
prouvait la présence de fonctionnaires oustachis. Ce ne furent pas seulement «
certains prêtres exaltés qui sont allés, par haine et par peur du communisme,
jusqu'à prêter main-forte aux oustachis et à
la Wehrmacht
(...) durant l'occupation », mais l'ensemble d'un corps dominé par les
franciscains: l'Église yougoslave « s'est compromise à tel point qu'il serait
possible de dresser contre elle un réquisitoire en n'invoquant que des témoignages
religieux », résuma en août 1947 Guy Radenac, consul à Zagreb, qui en
entendait encore de nouveaux. Ils illustrent ce que Falconi a appelé « hideux
mélange de boucheries et de fêtes »: sur les massacres d'orthodoxes, tel
celui de Glina en (mai) 1941, confirmé par le récit du père Thomas, trappiste
français réfugié pendant la guerre à Banja-Luka: 2 000 morts dans la nuit,
hommes, femmes et enfants, tués et pillés; sur les festivités avec
l'occupant, les « grands dîners en l'honneur des officiers allemands »
organisés par un couvent où l'on servait « des gâteaux (sic) (sic dans le
texte) ornés de croix gammées », décrits par le père Loewenbrück, bénédictin
français de Pleterje.
Parce qu'on ne saurait dissocier
le martyre des Serbes orthodoxes de celui des juifs yougoslaves, il convient
d’évoquer la « conversion forcée » des orthodoxes, intelligentsia
strictement exclue car tenue pour irrécupérable. Pratique courante des prélats
croates dans
la Bosnie-Herzégovine
sous tutelle autrichienne depuis 1878 , elle reprit juste après l’occupation
de
la Yougoslavie
détruite, dans les formes de « l'Inquisition espagnole » : ses victimes
devaient « choisir » entre l'adhésion au catholicisme et la mort, occasion de
nombreux massacres collectifs organisés en de vastes cérémonies catholiques
publiques. Le décret oustachi du 3 mai 1941 (complété par mainte autre
mesure) qui en fixait les règles codifiait un texte vatican contresigné par
Tisserant. Belgrade attendit 1952 pour le révéler dans un Livre Blanc sur les
relations Vatican-« État indépendant de Croatie » fondé sur le « journal
personnel » de Stepinac et les fonds oustachis: il disculpait le Français,
seul prélat « romain » hostile à l'« acte de conversion », qui ne l'avait
signé que « contre son gré », en citant ses entretiens orageux avec
Rusinovic. Tisserant, consulté par les Français, invoqua « le rôle modérateur
» de Stepinac, mais confirma tout, ajoutant « que la secrétairerie d'État
avait été “assez molle” » .
...à
la Curie
Saul Friedländer a
remarquablement traité le dossier des silences de Pie XII sur «
l'anti-christianisme du régime hitlérien, les persécutions, les déportations,
les abominables méthodes de guerre et d'occupation » allemandes (de Blesson).
Des documents allemands et des volumes III et II des FRUS de 1942 et de 1943,
des ADSS eux-mêmes et des fonds français, il ressort que
la Curie
reçut de toute l’Europe et des États-Unis des informations précises sur
l’extermination. Elle ne la dénonça pas, même quand, de juillet à octobre
1942, « les États-Unis et d'autres gouvernements », notamment le britannique,
unirent leurs « efforts (...) pour obtenir du pape une protestation publique
contre les atrocités nazies dans les territoires occupés par l'Allemagne ».
Les divers motifs invoqués anticipent sur la négation des crimes et la thèse
de l'innocence allemande: « le pape dans ses discours a déjà condamné les
offenses contre la moralité en temps de guerre et qu'être précis actuellement
ne servirait qu'à aggraver les choses »; « le peuple allemand, dans
l'amertume de sa défaite, lui reprochera plus tard d'avoir contribué, ne
serait-ce qu'indirectement, à cette défaite (...) c'est précisément une
telle accusation qui a été portée contre le Saint-Siège par les Allemands
après la dernière guerre, en raison de certains phrases prononcées et de
certaines attitudes adoptées par Benoît XV [pendant] les hostilités » (Montini,
au « chargé d'affaires des Etats-Unis », Harold Tittmann); « des rapports
sur les mesures sévères (severe measures) prises contre des non-aryens étaient
également parvenus au Saint-Siège d'autres sources mais que jusqu'à présent
il n'avait pas été possible d'en vérifier l'exactitude » (Maglione, le 16
octobre 1942, trois semaines après le rapport Taylor sur
la Pologne
); « le Saint-Siège ne pouvait dénoncer des atrocités particulières (specific),
mais (...) avait souvent condamné les atrocités en général [et] ne pouvait
pas vérifier les rapports des Alliés concernant le nombre de juifs exterminés,
et caetera » (Maglione, le 26 décembre, après la condamnation solennelle, le
17, par les Nations unies de « cette politique bestiale d'extermination
accomplie de sang-froid »). Pie XII usa d'un double argument le 30 décembre
1942, peu après le message de Noël qu'il présenta à Tittmann comme destiné
à plaire à tous ceux qui le pressaient d'« exprimer une parole (some word) de
condamnation des atrocités nazies ». Ce long texte insignifiant, divisé en «
cinq points fondamentaux de la pacification et de
la Société
humaine », faisait, au cinquième, allusion « à des centaines de milliers de
personnes qui, sans aucune faute de leur part, par le seul fait de leur
nationalité ou de leur origine ethnique, ont été vouées à la mort ou à une
progressive extinction » : quatre lignes et 3 mots sur 13 pages de traduction
française, que nul ne remarqua, pas même Berlin. Le pape, 1° invoqua « une
certaine exagération pour des buts de propagande» dans «les rapports des Alliés
sur les atrocités »; 2° « expliqua que lorsqu'il parlait des atrocités il
ne pouvait nommer les nazis sans mentionner en même temps les bolcheviks ce qui
(...) pourrait ne pas vraiment plaire aux Alliés » .
Pie XII et L'Osservatore « flétrirent
les bombardements de Rome » avec passion jusqu'à l'été 1944 (après avoir
tenté de les éviter depuis 1940), et depuis 1942, ceux des villes du Reich.
Cris d'autant plus remarqués que le pape était resté coi sur les déportations
de masse des juifs, comme celles qui eurent lieu « sous [s]es fenêtres »,
dans Rome occupée par les Allemands, depuis la mi-octobre 1943. Il avait confié
à Hudal la tâche de discuter avec le général Stahel, commandant général de
Rome, cette « question délicate [et] désagréable pour les relations
germano-vaticanes ». Laquelle fut en moins de deux semaines « liquidée »,
selon l’expression d’Ernst von Weiszäcker, pilier de l’Auswärtiges Amt,
nouvel ambassadeur du Reich venu depuis le début juillet 1943 préparer avec le
Saint-Siège et les Anglo-Saxons le meilleur avenir allemand possible (et père
d’un récent président allemand, Richard). Mission en forme d’aveu
pontifical, compte tenu des antécédents de l’« exterminationniste »
autrichien Hudal et de son contact, à Rome, avec Walter Rauff, « chef des
services de renseignements SS », « responsable du programme des chambres à
gaz mobiles » de 1941 à l'Est (envoyé au printemps 1943 à Rome pour six mois
par Martin Bormann, Rauff rejoignit en septembre « une unité SS opérant dans
la région Gênes-Milan-Turin » dans le même but). Pie XII fut aussi muet sur
les déportations de 1944, dominées depuis mai par celle des 750 000 juifs
hongrois .
LE SAUVETAGE-RECYCLAGE DES BOURREAUX
En vue d’un « renversement
des alliances » impossible du point de vue militaire général mais très avancé
sur le plan politique, les États-Unis et le Vatican avaient alors amorcé le
sauvetage-recyclage des bourreaux, largement financé par Washington, surtout
via Taylor et le symbole ecclésiastique du « pactole » de dollars déversé
à Rome depuis 1925, Francis Spellman. Des travaux, étrangers surtout, ont
commencé à saisir dès 1969 cette opération de masse, rendue possible par le
fin maillage clérical de l’Europe, qui achève d’éclairer les « silences
» pacelliens .
De la guerre…
Walter Rauff, chef SS de « la
section anticommuniste », fut pendant les négociations de reddition séparée
de l'Armée allemande d'Italie révélées en mars-avril 1945 « le principal
interlocuteur » d'Alan Dulles, l'un des deux frères (avec Foster) de la célèbre
firme d'avocats d'affaires Dulles, Sullivan and Cromwell, liés à la banque
Schroeder, étai d'Hitler, et acteurs depuis 1919 de la liquidation douce de
Versailles. Les tractations, qui avaient eu pour médiateur le Vatican, échouèrent
en apparence, la capitulation en Italie ne précédant que de peu (le 2 mai) la
générale. Mais elles mais sauvèrent « les officiers nazis qui y avaient été
mêlés », tel Karl Wolff, « chef de l'état-major personnel de Himmler » et
d'un « groupe d'intervention SS » en URSS, « personnellement compromis dans
les meurtres de 300 000 personnes », condamné en 1949 à quatre ans
d'emprisonnement, réduits de fait à « une semaine ». À Rome depuis 1943
Rauff et Hudal avaient amorcé le « réseau d'évasion » des criminels de
guerre couvert par les Anglo-Américains (et les Français), opérationnel bien
avant mai 1945 . Ce que nous savons du passé pacellien de Hudal dément
l’assurance du P. Graham qu’il « “n'a joué aucun rôle” au sein de
la Commission
pontificale d'assistance », et confirme Ladislas Farago, selon lequel le pape
le hissa « au niveau le plus haut de la hiérarchie du Saint-Siège » et en
fit le principal adjoint de Montini dans l'« opération d'exfiltration des
nazis ». Hudal fut le pivot, auprès de Mgrs Montini, Riberi et l’archevêque
de Gênes Siri, du dispositif organisé à Rome et dans toute l'Europe occupée,
financé par des trésors nazis et assimilés, « blanchis » et enflés par le
marché noir et les fonds alliés. Le 23 août 1944, sous couvert d'« action
caritative en faveur des prisonniers de guerre », le Saint-Siège sollicita des
Alliés l'envoi d'un « représentant » et de son secrétaire, pour apporter «
aux prisonniers catholiques une assistance religieuse normale ». Les Américains
ayant accepté, il réclama le 2 décembre pour « le directeur spirituel des
Allemands résidant en Italie » le droit de « visiter en Italie les internés
civils de langue allemande ». Hudal (c’était lui) ouvrit ainsi les Rat Lines
(nom de code anglo-saxon des filières d'évasion; dites « des rats ») avec
Rauff et Riberi, qui fut aussi chargé en novembre 1944 « de s'occuper
officiellement, au nom du Saint-Père, des Allemands détenus en Italie par les
Alliés »: « la commission pontificale d'Assistance » ainsi créée, «
instrument efficace de la politique américano-vaticane », soustrairait au châtiment
les criminels allemands, croates, hongrois, slovaques, ukrainiens, baltes, français,
etc. Avec l’appui, entre autres, de Taylor et du RP Carroll, second successeur
depuis la fin de 1940 de Spellman à Rome. Partout les fonds originaux infirment
les conclusions de l'équipe d'historiens français que Mgr Decourtray chargea
d’étudier, sur la base d’archives ecclésiastiques, le rôle de l'Église
dans le sauvetage de l'ex-milicien Touvier: des clercs français charitables
auraient sans être mandatés ou couverts secouru le bourreau ripoliné en
victime. Une partie de l'Église française se compromit en réalité comme
toutes ses homologues dans une opération romaine. Dès novembre 1944, Mgr
Domenico Tardini, secrétaire des Affaires extraordinaires, motiva devant un
diplomate français le recrutement à
la Secrétairerie
d'État de « quatre prêtres américains par l'importance croissante des
affaires » bilatérales, les besoins de la correspondance, en anglais « en
particulier, de l'organisation des secours ».
En février 1945, « les divers
organismes », les deux commissions pontificales d'Assistance aux réfugiés et
aux rapatriés, fusionnèrent « en une seule œuvre, la commission pontificale
d'Assistance » financée par « l'UNRRA », autrement dit Washington, « par
l'intermédiaire du Vatican ». Au tournant de 1944, elle fonctionnait à Rome,
dans toute l'Italie via « les centres diocésains paroissiens » et à l'étranger,
par ses diverses missions, « dont certaines se sont rendues en Allemagne, en
Autriche et en Hongrie ». Les « réfugiés
politiques » arrivés en Italie « sont dirigés sur le père Faller », résidant
Piazza Cairoli, « religieux allemand qui s'occupe d'un centre d'accueil destiné
à tous les réfugiés se trouvant en Italie. Ce centre, qui a connu une activité
particulière en 1944 et
1945, a
reçu indistinctement les réfugiés de toutes nationalités venues d'Europe
Centrale et particulièrement d'Allemagne ». Faller « les met en contact avec
le père [français] Blondeau », de l'hôpital Fato Bene Fratelli, sur l'île
du fleuve Tevere. Blondeau, clé d'un réseau de « couvents dont le personnel
est en partie français », leur « communique l'adresse d'un couvent à Rome
susceptible de les héberger ». Faller les adresse aussi à Riberi, via Po, qui
« leur délivre une carte donnant accès à un mess pontifical ». « La
commission », qui œuvrait « en accord avec les autorités italiennes ou alliées
et avec l'UNRRA », servit dès 1944 « trois millions de repas » dans le réfectoire
pontifical de
la Via Po.
Blondeau « remet enfin à chacun, suivant sa situation, une somme d'argent »
pour acheter vêtements et objets de première nécessité. Étape ultime, «
certains réfugiés ont obtenu des passeports pour se rendre en Amérique du Sud
»:
la Croix-Rouge
internationale, à la demande des Anglo-Saxons très influents en Suisse, expédia
à Hudal, à l'Anima, ces passeports dont le flot enflerait après le 8 mai
1945. D'énormes poissons avaient déjà échappé au filet : Bormann, estimé
par Hilberg mort en 1945 pendant « la bataille de Berlin », « aurait quitté
l'Allemagne dès le 10 mai 1945 par le Tyrol et pour l'Argentine après quelques
mois de secret romain sous la sauvegarde de Mgr Hudal » (Jean-Pierre Blancpain)
et de Rauff (Werner Brockdorff); le transfert de ce protégé de Rome eut lieu
selon Paul Manning en 1948, avec remise d’une grosse part de « la réserve
financière de
la Deutsche Bank
» .
... à l'après-guerre
La thèse de l'innocence
allemande, soutenue par Pie XII dès les lendemains de Stalingrad, se délesta
de toute auto-censure au fil des années de guerre froide. Ce n’était que la
partie visible de l'iceberg du sauvetage des criminels de guerre longtemps
poursuivi sous la houlette d'Hudal, dont l'ouvrage posthume de 1976 (Römische
Tagebücher. Lebensbeichte eines alten Bischofs) revendique un nazisme intact et
« la grâce d'avoir pu rendre visite dans leurs geôles et dans les camps à
tant de victimes de l'après-guerre, pour les consoler, les aider et les
pourvoir de faux papiers leur permettant de fuir vers un pays plus heureux ».
Parmi ces malheureux figurait Franz Stangl, ancien commandant des camps de
Sobibor puis de Treblinka, qu'il accueillit ainsi: « Vous devez être Franz
Stangl. Je vous attendais »; il l'hébergea au Germanicum de Rome (vieux vivier
austro-allemand de l’Anschluss et de la conquête de l’Est) avant de lui
remettre son « nouveau passeport (...) de
la Croix-Rouge
». L'entreprise mobilisant tous les épiscopats impliqua
la Suisse
, siège du Comité international de
la Croix-Rouge
contrôlé de fait par Washington, soumise à une pression particulièrement
efficace vu son statut de havre des intérêts mêlés de capitaux et ses liens
directs avec le capital allemand. Paris fut à l'automne 1945 la première cible
de la campagne, ensuite inlassable, du CICR en faveur de la protection des «
prisonniers allemands » qu’elle accusait « les Français [d’]affame[r] ».
En août, le nonce Roncalli (futur Jean XXIII) reçut du Quai d'Orsay libre accès
à tous les camps. Il les visita assidûment, sous couvert de dispenser « des
paroles de réconfort et d'encouragement d'ordre spirituel » aux PG en général
et aux séminaristes en particulier, de Chartres à Montpellier en passant par
Noisy-le-Sec. Au tournant de 1945, les camps français sous autorité américaine,
tels ceux de Normandie, de Brienne-le-Château et Mailly, étaient des passoires
à Allemands et « Yougoslaves » (Croates): les PG revêtaient sur leur
treillis doté du macaron POW (prisoner of war) « un uniforme américain sans
aucune marque particulière »; « aucune mesure de précaution particulière »
n'était prise envers les « criminels de guerre (...) reconnus », que des Français
de «
la Main Rouge
» (organisation clandestine d'extrême droite) avaient pourvus de faux papiers
.
La mission pontificale de Secours
En octobre 1945, Montini,
principal interlocuteur des Américains et chef vatican des Rat Lines, selon
Aaarons et Loftus, fit à Maritain des semi-aveux sur la filière d'évasion
sud-américaine, « la mission pontificale de Secours » pour « l'Autriche et
l'Allemagne », dirigée par Mgr Chiarlo, ancien nonce en Amérique du Sud, et
siégeant à Francfort (en zone américaine): « ses collaborateurs
appartiennent à toutes les nationalités d'Europe centrale, ils apporteront aux
diverses populations, spécialement aux réfugiés et aux fugitifs, des secours
spirituels aussi bien qu'une aide matérielle ». Mgrs Chiarlo et Gawlina (aumônier
de l'armée polonaise) sillonnaient depuis novembre 1945 les zones américaine
et britannique (les Français leur fermaient encore la leur) pour « visiter le
plus grand nombre possible d'anciens prisonniers de guerre, détenus politiques
et surtout réfugiés de toutes les nationalités » (germanique surtout). En décembre,
le dispositif était au point, et les 5 et 6 se réunirent à Berlin cinq prélats
chargés de l'Est, avec des délégués des organisations de secours et
d'accueil des réfugiés allemands. Lot représentatif du nazisme épiscopal,
malgré la légende de « résistant » de leur président, von Preysing, archevêque
de Berlin (et un des trois cardinaux de la première promotion allemande d'après-guerre,
avec von Galen et Frings) : légende par défaut, son dossier de guerre auxquels
s'intéressaient des chercheurs des années soixante ayant disparu. L'évêque
Bornewasser, à la réunion qu’il convoqué le 21 mai 1947 à son siège de Trèves,
fut clair sur le rôle des siens dans la fuite des nazis : « c'est actuellement
le devoir absolu et aussi l'intérêt de l'Église de conduire le peuple
allemand pour qu'il se souvienne encore avec fierté de sa noble qualité
d'Allemand. C'est la jeunesse qui aura toute notre sollicitude, nous
organiserons des cours du soir où nos jeunes auront la possibilité de se
perfectionner dans la connaissance des langues étrangères de préférence
l'espagnol et l'anglais, afin que ceux qui désireront ou devront émigrer en Amérique
du Sud puissent montrer là-bas le visage du “vrai Deutschtum”. Vous devez
éduquer la jeunesse dans le sens d'une Allemagne “totale et nationale” ».
L'organisme « pontifical »
prit forme définitive en mai 1946, où Mgr Munch, évêque germano-américain
de Fargo, devint « représentant du Saint-Siège » en Allemagne et chef de la
« mission vaticane d'Assistance aux réfugiés », remplaçant Chiarlo, nommé
nonce au Brésil (gros centre d'accueil). Né dans le Wisconsin « de souche
allemande », dépêché par « le département de
la Guerre
», Munch arriva en août 1946 à Berlin « dans un avion militaire américain
». « Aumônier des forces américaines d'occupation », succédant à ce poste
à Spellman, demeuré maître de « toutes les affaires importantes », Munch
appartint d’emblée au clan des favoris « de Pie XII et de Mgr Tardini ». En
mars 1947, quand le pape, devant le directeur pour l'Italie de l'Associated
Press, Guptill, « revendiqu[a] la liberté du Saint-Siège, des évêques et
des associations catholiques du monde entier [d’aider] ceux qui sont dans le
besoin, les émigrés et les réfugiés » surtout, l'ouvrage était très avancé.
Le nombre des « soupes populaires » servies « via Po » était passé de
trois millions en 1944 à 28 771 150 en 1945 et à 40 731 750 en 1946. Des
mouvements financiers étaient dirigés vers les zones de fuite, en accord avec
les Pie Opere di Religione (Œuvres pies de la religion). La correspondance française
confirme après d’autres l'aspect tentaculaire d'une action que Blondeau
imputa en mars 1947 aux « devoirs de la charité » sans convaincre
l’ambassadeur au Vatican Maritain : il savait que « des personnes gravement
suspectes ou condamnées par contumace ont réussi à passer à l'étranger » .
Du havre suisse aux associations catholiques
De l'Ouest à l'Est l'Église
participa au processus.
La Suisse
, soumise au second semestre de 1945 à « une intervention américaine »
continue, supplanta au tournant de l’année l'UNRRA dans « l'aide aux
populations » d'Allemagne et d'Autriche, et aux Allemands expulsés, sous
couvert « de lutter contre la propagande soviétique ». De « Don suisse » en
« Secours aux enfants », de Caritas ou de « Centrale sanitaire suisse » en
Croix-Rouge, aides et secours à « l'Europe » collectés par les financiers de
Zurich et Bâle (chimie liée à l'IG Farben en tête) se bornèrent de plus en
plus strictement aux Germains. Sollicitée pour réhabiliter le clergé
protestant allemand, aspect majeur du blanchiment des cadres,
la Suisse
le fut aussi dans ses diocèses germanophiles, où le Vatican trouva nombre
d’exécutants: à Fribourg, celui de Mgr Besson (mort en 1944 et remplacé par
le chanoine Charrière) où « les idées et le niveau intellectuel [d']une
importante fraction d[u] clergé et des] fidèles (...) sont demeurés ce que
pouvaient être ceux d'un diocèse breton sous l'Ordre moral »; dans l'abbaye bénédictine
d'Einsiedeln, « poste d'écoute ouvert à beaucoup de messages »; dans le
Tessin gallophobe, dont l'évêque Jelmini transforma « de notoriété publique
» le sanatorium d'Agra, près de Lugano, en « gare régulatrice pour l'évasion
de nazis vers l'Amérique du Sud » (fonction alors courante des sanatoriums
suisses, comme Davos). Jelmini y sauvait les Allemands et leurs sicaires, tel
l'abbé Jassédé, « excellent Français » auquel il confia en 1947 « la cure
d'Agra » et le poste d’« aumônier [du] sanatorium » comportant « l'éducation
morale et religieuse [des] enfants sarrois » accueillis: cet « ancien agent de
la Gestapo
(...) condamné pour collaboration » était recherché en 1946 par la police
d'Orléans .
De ces Touvier l'Europe
orientale fournit le groupe le mieux connu, avec son gigantesque réseau animé
du côté ukrainien par Mgr Bucko, un des chefs de la croisade anti-russe, et du
côté croate, par le père Draganovic, secrétaire de Saric, familier de guerre
de Maglione, Montini et Pie XII : sa filière aurait soustrait au châtiment
environ 30 000 criminels croates, dont Pavelic, Saric et Rozman. La « plaque
tournante de l'opération », « l'institut San Girolamo » de Rome? Saint-Jérôme,
au cœur de tous les complots anti-serbes depuis le tournant du XIXè siècle ?
recueillait avant leur départ de Gênes ces hommes regroupés par l'archevêché
de Zagreb, les couvents et autres institutions croates (dont
la Croix-Rouge
) placés sous la tutelle de Stepinac resté sur place à la débâcle; puis par
le haut clergé d'Autriche et la « mission pontificale » de Salzburg; enfin
par
la Curie
, l'archevêque de Gênes, « la police italienne » et les chefs de
la Démocratie
chrétienne (dont Alcide de Gasperi). Ce n'est « qu'avec la complicité des
autorités occupantes [que] des anciens ministres » et leaders du régime Tiso
passèrent de la zone américaine d'Allemagne à Rome. Le Saint-Siège les y
traitait avec tous les égards au début de 1946: Karel Sidor, ancien délégué
de Tiso et législateur de la persécution des juifs dans
la Slovaquie
« encore autonome », entre janvier et mars 1939, abritait une trentaine d'émigrés
dans son palais romain : tels Durcansky, le père Polakovic, sous-directeur de
la Propagande
, et le professeur Miskovic, ancien président de « Prol » (Sokols
catholiques) qui avait avant son départ laissé à la « Jeunesse Hlinka [son]
exposé des consignes » contre le nouveau régime. Au printemps de
1946, l
'Unità mena campagne contre Pax Romana, ancienne « confédération des
associations catholiques » siégeant avant-guerre à Fribourg, qui avait « élargi
ses cadres et étendu ses buts ». Pilier de la reconstruction des «
Internationales catholiques », animée par les jésuite entre Salamanque,
Fribourg et Rome, elle dispensait fausses « bourses d'études » et vrais faux
passeports aux « criminels de guerre notoires ». Madrid avait délégué en
Italie le journaliste Ruiz, « homme de confiance du ministre des Affaires étrangères
Artajo [en vue] de regrouper et d'organiser les (...) fascistes fugitifs » de
Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie et Pologne pour leur transfert en
Espagne. Cet afflux financé par les États-Unis entraîna la création à
Madrid, dans les années cinquante, d'une foule d'organismes «catholiques »
pour « réfugiés politiques ». Le rôle de Pax Romana, démenti par le Popolo,
fut confirmé par les Français, qui, catholiques inclus, se méfiaient d'une
organisation dont les congrès accueillaient dès 1946 des « délégations de
Croatie, Slovaquie, Lituanie, Bohême, Hongrie, et Pologne » composées « de
jeunes réfugiés de l'Europe centrale ». Selon Radenac, « les milieux
oustachis de Zagreb » diffusaient encore en 1947 les adresses connues des
couvents accueillant les fugitifs, pris en charge par des bourses de « Pax
romana ». Lui-même savait « de source directe » que le plus jeune fils du
leader croate Radic, hébergé plus de six semaines à Rome au « couvent
Saint-Jeronimo », venait de donner « cette adresse à un ami ». Caritas
assurait les secours aux familles d'émigrés et d'oustachis terroristes restés
sur place. Lors des procès yougoslaves, Belgrade, appuyé « sur des faits réels
», prouva que les inculpés, tels, en 1952, les franciscains de Mostar, accusés
de « recel d'or et d'objets précieux pillés par les oustaches et découverts
dans une de leurs églises à Zagreb (...) et de complicité dans la fuite d'ex-oustaches
poursuivis pour leurs crimes pendant la guerre », avaient agi «sur les
directives du Vatican » .
Les rescapés furent plus mal
traités que les bourreaux: parti de Rome le 13 juillet 1945, Hlond, à peine
rentré dans son diocèse de Poznan, anima avec ses pairs les pogroms déclenchés
au Sud, dans celui de Sapieha, Cracovie (notamment le 11 août). A l'instar du
«gouvernement» de Londres que Papée continuait à représenter au Vatican, la
« résistance » d'extrême droite (NSZ) était chargée de liquider les rares
survivants juifs (80 000) qui avaient fui
la Pologne
en 1939 pour se réfugier en URSS, considérés comme le symbole de l'ennemi
russe haï (au point que dès avril 1946, 50 000 avaient à nouveau fui et
continuaient). Promu archevêque de Varsovie en avril 1946, Hlond, comme Sapieha,
couronna l'entreprise en couvrant le 12 juillet dans une conférence de presse
le pogrom de Kielce du 4, le plus important (80 morts, une centaine de blessés,
« la plupart grièvement »), organisé avec la complicité de l'évêque du
lieu Kaczmarek: ce « malheur monstrueux » ne devait rien au « racisme », «
le clergé de Kielce a rempli son devoir », les Polonais ont sauvé la vie des
juifs pendant la guerre, etc.; « la faute en est imputée aux juifs qui
occupent en Pologne des postes dirigeants et tentent d'imposer au pays un régime
dont la majeure partie de la population ne désire pas ». Hlond ne pouvait
donner d’avis sur le NSZ, car « il s'interdit d'aborder » les problèmes
relatifs à «
la Pologne
intérieure »; à une question sur les raisons de la non-condamnation publique
de l'antisémitisme par le clergé depuis la libération, il répondit qu'une
enquête avait montré l'inutilité de la première, le second ayant disparu:
comme en écho, un autre pogrom fit alors trente morts sur la voie ferrée
Kielce-Czestochowa. Dans cette atmosphère de haine cultivée par le «
Mikolajczik en soutane » (surnom de Hlond) la gauche dénonça « la main du
Vatican “protecteur des Allemands” », qui n’eut rien à dire sur le
pogrom de Kielce. Pas plus, il est vrai, que la grande presse américaine, trop
obsédée par l’anticommunisme pour pleurer sur les juifs polonais, ce qui
indignait les diplomates français en poste. Autre traduction des « silences »
de Pacelli et critère comparatif sûr de ses options, les prélats les plus
collaborateurs, parfois purs et simples criminels de guerre, connurent après
mai 1945 une gloire qui contrasta avec les rigueurs réservées aux audacieux de
la guerre : en témoigne éloquemment Saliège, devenu cardinal sous la poigne
de de Gaulle, qui avait fait avertir Pie XII qu'il refuserait en cas de refus
toute nomination française, mais recru d’humiliations comme le recteur de
l’Institut catholique de Solages .
Les Actes et Documents du
Saint-Siège devaient démontrer l'envie réelle, mais autocensurée, discrète
ou muette, du Vatican de s'opposer à « la destruction des juifs d'Europe ».
Les archives contrôlables soulignent plutôt que son vieil anti-judaïsme ne se
distingua guère, de l’entre-deux-guerres à la défaite du Reich, de
l’antisémitisme pur et dur, jusque dans les massacres que
la Curie
ne réprouva pas, couvrit, nia, minora ou seconda. L’antisémitisme du
pangermaniste Pacelli, particulièrement morbide, s’inscrit cependant dans une
tradition qui en fait, en ce domaine comme pour le reste, un symbole romain, non
un mouton noir.
Texte paru in Marie-Danielle Demélas, éd., Militantisme et histoire, Mélanges
en l’honneur de Rolande Trempé, Presses Universitaires du Mirail, Paris,
2000, p. 293-320.
Source: http://www.historiographie.info/menu.html
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